Avec l’ouvrage « Apprendre à enseigner », Luc Ria et Valérie Lussi Borer travaillent sur l’idée d’une formation longue et collective au travail enseignant. Une approche nouvelle, appuyée sur la recherche qui doit enfin nouer un échange prolifique entre formateurs et enseignants et permettre de dépasser la crise que vivent de nombreux enseignants à différents moment de leur vie professionnelle.
C’est un lieu commun depuis des années les futurs profs se plaignent d’avoir une formation trop théorique, voire carrément décalée, alors qu’ils cherchent des solutions pratiques. Qu’en pensez vous ?
Effectivement, il y a souvent des fortes tensions entre le projet de formation académique et les attentes concrètes des futurs enseignants en formation. Il est difficile de répondre à la fois à leurs préoccupations les plus immédiates mais aussi de les sensibiliser à des enjeux qui peuvent les dépasser ou qui auront davantage de sens pour eux à moyen ou long terme. Et il n’existe pas de solution idéale de formation des enseignants au plan international, aucun véritable consensus ne s’établit entre les chercheurs, les décideurs politiques et les responsables des plans de formation sur ce qui est le plus important à acquérir pour devenir enseignant. Malgré tout en France, l’enjeu central est bien de pouvoir accompagner le mieux possible les enseignants débutants lors de leurs premiers pas professionnels en établissement.
Comment alors accompagner ces débutants qui sont en général bien formés d’un point de vue des connaissances académiques mais beaucoup plus inexpérimentés d’un point de vue pédagogique ? Comment faire pour qu’ils puissent bénéficier des outils leur permettant de construire les repères nécessaires à la stabilisation progressive de leur activité professionnelle ? C’est un enjeu crucial si l’on veut « ménager » et conserver dans le métier cette nouvelle génération d’enseignants.
Dans cette perspective, l’ouvrage « Apprendre à enseigner » à la fois décrit et suggère des possibles pour l’évolution du travail enseignant (pour ne pas se cantonner à des stéréotypes fortement ancrés sur le métier de prof du premier et second degré) mais aussi et surtout des outils innovants de professionnalisation pour apprendre le travail enseignant en formation initiale ou continue, dans les instituts ou sur le lieu de travail. Notre ouvrage insiste sur le développement professionnel tout au long de la vie comme le suggèrent de nombreuses recherches et expérimentations dans la francophonie et au-delà.
Souvent on entend des plaintes sur l’absence d’une formation à la gestion de classe. Un ministre en avait même fait la clé de voûte de toute formation. Faire régner l’ordre dans une classe c’est un a priori pour enseigner ?
Faire de la gestion de classe (tenue de classe) la clé de voûte de la formation était une erreur manifeste, renforçant chez les enseignants débutants leurs propres peurs, leurs propres fantasmes et mésinterprétations des enjeux des situations de classe. L’ordre n’est pas un préalable à la mise au travail et à l’apprentissage des élèves, mais plutôt la conséquence de l’adhésion des élèves au projet proposé par l’enseignant. Les débutants qui se focalisent sur le contrôle et qui perdent le vue leur mission essentielle de transmission des savoirs font fausse route (et les élèves n’en sont pas dupes), ceux qui se focalisent sur les enjeux de savoirs, en les scénarisant, en les didactisant parviennent généralement à enrôler les élèves, même les plus réticents a priori. Ceci s’apprend mais malheureusement pas assez en formation initiale. Trop souvent les débutants livrés à eux-mêmes découvrent à leur insu les limites de l’hyper-contrôle, tentent de transformer plus ou moins intuitivement et implicitement leurs modalités d’action face aux élèves sans bénéficier d’aide et d’accompagnement lors de ces tentatives.
On a souvent souligné le décalage entre l’origine sociale des nouveaux enseignants et celle des élèves surtout en début de carrière. La formation peut elle amortir le choc ?
Les nouveaux enseignants ne sont effectivement plus les mêmes. L’ouvrage de référence de Rayou et van Zanten en 2004 avait pointé leurs spécificités et décalages vis à vis des autres générations d’enseignants. En 2016, ils sont encore plus différents, provenant de plus en plus de familles issues de l’immigration, mais aussi de filières scolaires différentes et d’autres horizons professionnels (il y a de plus en plus d’enseignants débutant un second métier après une première expérience dans le monde de l’entreprise). Le caractère très hétérogène des caractéristiques de ces nouveaux débutants peut être un facteur favorisant l’accueil de populations scolaires elles aussi de plus en plus variées, mais pour l’instant cette problématique n’est pas suffisamment traitée et encadrée en formation initiale (et aucun dispositif particulier n’accompagne non plus les « enseignants débutants issus de l’entreprise » qui ont pourtant des conceptions et des attentes différentes à l’égard du travail enseignant).
Ça veut dire que le futur enseignant doit faire le deuil de ce qu’il imagine être le métier avant de le commencer ?
C’est vraiment compliqué d’être enseignant débutant, notamment en France ! D’abord parce que dans sa longue scolarité (plus de 10 000 heures), il a rencontré des enseignants exceptionnels qui lui ont donné envie de devenir lui-même enseignant avec des critères d’idéalité du métier décalés par rapport à la réalité d’un métier difficile en début de carrière. Les débutants éprouvent alors souvent un triple doute : un « doute identitaire » lié à la perte de la valeur symbolique et culturelle d’une fonction sociale qui ne détient plus le monopole des savoirs et ne garantit plus son rôle d’ascenseur social, un « doute pédagogique » quant à leur capacité concrète à enseigner sans repères suffisants ni anticipations des façons d’enrôler et faire apprendre des publics de moins en moins enclins à jouer leur rôle d’élèves et un « doute sur soi-même » quant à la capacité à tenir dans l’exercice d’un métier qui peut, dans certains contextes, se révéler physiquement et psychologiquement épuisant. Bref, plus que de les juger et les déstabiliser, la formation doit alors les accompagner avec bienveillance, les aider à accomplir leurs premiers pas professionnels.
L’ouvrage accorde une grande importance à la vidéo dans la formation. Elle a une longue histoire. Qu’y a-t’il de neuf qui justifie cette place ?
L’usage de la vidéo existe effectivement depuis une trentaine d’années, avec de nombreux dispositifs à partir des années 90 dans les IUFM de formation par l’autoscopie, par exemple dans des situations de micro-enseignement. Les dispositifs de formation utilisant la vidéo ont longtemps été nourris par l’intention de montrer la norme à tenir (vidéo prescription), la « bonne pratique » à effectuer. Ils pouvaient s’avérer culpabilisant pour les enseignants débutants qui n’étaient pas capables d’adopter les modalités d’action prescrites (par la vidéo). Les dispositifs d’autoscopie pouvaient eux-aussi être mal vécus par les futurs enseignants lorsque l’intention principale visait la correction du geste professionnel voire le contrôle d’un comportement attendu. Là aussi, les stagiaires en formation se sont plaints de ces modalités vidéoscopiques intrusives, parfois même déstabilisantes pour leur identité professionnelle en cours de construction.
Notre approche de la vidéoformation, développée dans l’ouvrage, mobilise bien davantage les opportunités d’apprendre des activités (via la vidéo) d’autres collègues filmés (notamment des pairs) dans des situations professionnelles identiques à celles que vivent les débutants. C’est une approche moins culpabilisante et prescriptive qui permet de se voir dans l’activité d’autrui (vidéo miroir), puis de se découvrir par l’enregistrement de quelques extraits de ses propres interventions en classe pour expliciter ses ressentis dans l’action (vidéo pour donner accès à son vécu) et tenter d’améliorer ses propres modalités d’intervention en classe.
Dans cette perspective, reposant sur la définition d’un cadre éthique très rigoureux pour protéger les personnes, la vidéo favorise l’accès à la subjectivité de l’expérience et au développement d’enquêtes réflexives sur son activité en relation avec les effets constatés sur celle des élèves. Dans cette conception humaniste et développementale, la vidéoformation peut être un levier puissant (et non une finalité) pour toute démarche d’apprentissage en formation d’adulte (voir à ce titre les travaux de la chaire Unesco sur les expérimentations de vidéofromation en établissement ).
Un chapitre défend les formations hybrides. On ne peut pourtant pas dire que M@gistere ait la côte chez les enseignants… A quelles conditions peut elle être efficace ?
Nous sommes certainement encore au début de la réflexion concernant la conception de parcours hybrides pour la formation des enseignants. Notre collaboration avec des chercheurs québécois montre qu’il y a à la fois nécessité de construire une nouvelle culture de la formation avec une alternance de sessions en présentiel et à distance, mais aussi d’articuler avec pertinence les visées personnelles des formés et les objectifs du dispositif de formation.
Par exemple, nous sommes convaincus que le soutien aux débutants à peine installés dans leur premier poste pourrait s’effectuer de manière hybride et complémentaire par des sessions collectives (pairs affinitaires) et individuelles dans leurs classes, mais aussi par leur participation à des sessions de formation à distance regroupant quelques collègues sur un même thème professionnel, en mode synchrone ou asynchrone (pour éviter l’utilisation systématique pour la formation des périodes de l’année ou de la semaine les moins favorables pour les enseignants) ou en relation individuelle avec une personne ressource à distance (tuteur, personne relais, formateur académique, etc.).
Former un enseignant ca s’arrête quand ? Avec le concours ? Après le concours ?
Ça ne s’arrête jamais ! Le travail enseignant s’apprend tout au long d’une vie professionnelle ! Celui-ci se complexifie, notamment de par les nouvelles prescriptions (comme nous l’observons actuellement avec la réforme du collège) nécessitant davantage de concertations collectives, de collaborations transdisciplinaires devant les élèves, et nécessitant plus largement de changer les organisations pédagogiques pour l’apprentissage de tous les élèves. Selon nous, l’apprentissage professionnel tout au long de la vie nécessite une « double révolution culturelle » : une première relative à la capacité de montrer son activité professionnelle à des collègues et de pointer chemin faisant les difficultés ordinaires rencontrées au travail mais aussi les réussites quotidiennes (la culture professionnelle des enseignants surtout dans le second degré étant encore très individualiste) ; une seconde révolution pour être capable d’accompagner en formation des collègues en se nourrissant du potentiel de relations plus symétriques, plus bienveillantes (dans un univers scolaire fondé sur les relations asymétriques entre enseignants et apprenants, entre inspecteurs, chefs d’établissement et enseignants).
La formation française actuelle est elle bien adaptée à ces besoins ?
Non, pas suffisamment encore ! Si la tendance actuelle va vers plus de convergence, force est de constater que les chercheurs et formateurs des ESPE ou des académies, les décideurs du Ministère de l’Education Nationale, les chefs d’établissement et les inspecteurs travaillent encore trop souvent isolément, sans coordination d’ensemble et sans partage de valeurs communes sur ce que signifie « apprendre à enseigner ». Des nouvelles alliances au service de la réussite du plus grand nombre d’élèves sont à créer dans les années à venir ! Plusieurs propositions en ce sens sont d’ailleurs mises en avant dans notre ouvrage.
Propos recueillis par François Jarraud