L’expérience, c’est ce qu’on apprend de la vie. Par leur activité, les humains se transforment eux-mêmes. Mais comment expliquer que certaines personnes semblent apprendre davantage que d’autres des expériences passées ?
Venant du monde de la formation d’adultes, P. Pastré a l’habitude de faire précéder une action de formation par l’analyse du travail, mais aussi de regarder de près ce qui s’apprend « dans » et « par » le travail lui-même. C’est le sens qu’il a donné au terme « didactique professionnelle », l’apprentissage s’ancrant dans l’activité du sujet, à chaque fois qu’il cherche à s’adapter.
Pour lui, l’expérience est ce qui s’apprend dans et par la pratique. Avec Piaget et Vergnaud, il pose que la « conceptualisation » est la manière spécifiquement humaine de s’adapter aux situations : les humains inventent des concepts, non pour produire directement des théories, mais pour pouvoir guider leur action, être en mesure de faire le « bon diagnostic » en retrouvant dans une situation ce qu’elle a de commun avec toutes les situations de sa catégorie conceptuelle. Le sujet peut ainsi construire ses « organisateurs de l’action » : la pratique n’est pas qu’un ensemble de « trucs » qu’on emmagasine. Le travail est l’univers dans lequel la majeure partie des adultes construisent leur développement.
Mais lorsque l’organisation du travail nie l’importance de soi, condition indispensable du développement, on constate le développement de la « souffrance » du travail empêché. Pour P. Pastré, plus la complexification du travail moderne demande d’y mettre du sien, d’y investir son intelligence, plus les dysfonctionnements organisationnels ou managériaux affectent les sujets : « L’intelligence au travail, qui s’est considérablement développée dans les dernières décennies, rend paradoxalement les sujets plus fragiles lorsqu’elle est empêchée ».
Le deux pôles de l’identité : l’idem et l’ipséLe développement des adultes est beaucoup plus historique que génétique : les évènements, les situations, l’impact des autres acteurs, bref, l’expérience, y jouent un très grand rôle.
« L’expérience, c’est ce qu’on éprouve, ce qu’on a retenu des traces laissées en nous, en les sédimentant, mais aussi en les triant, en les hiérarchisant sans nous en apercevoir ».
Il reprend à son compte le modèle de Ricoeur, qui distinguait deux types d’identité : l’identité idem (le même), et l’identité ipse (soi-même). Les deux facettes se conjuguent dans ce que nous sommes : les faits accumulés, qui constituent la singularité de notre parcours, et le sens que nous leur avons attribués, la responsabilité que nous leur imputons, l’inscription en nous, ce qui constitue qui nous sommes.
Si on attribue ce raisonnement à l’expérience, on retrouve les deux formes qui se combinent : l’expérience idem fait notre passé et notre patrimoine, l’expérience ipse est ce qu’on en a reconnu comme « signifiant pour nous », le sens qu’on a donné à ce qu’on a vécu, ce qu’on a retenu comme « exemplaire de ce que nous sommes ». L’expérience est donc la capacité, pour un sujet, à transformer ce qu’on a reçu de la vie en quelque chose qu’il assume, qui désormais fait partie de lui-même, qui transforme le passif en actif, le reçu en conçu, le subi en assumé. « Bref, la capacité à faire de l’ipséité avec de l’altérité ».
Le sujet capable ?
Depuis Descartes, on pose la question du sujet, d’abord « épistémique » (capable de raisonner à partir de ses connaissances), aujourd’hui « capable » au sens défini par Rabardel (qui dit « je peux, je ne peux pas » avant de dire « je sais, ou je ne sais pas »). On retrouve encore Ricoeur, dont la mort à empêché la publication du dernier ouvrage, « L’homme capable ». En disant « je peux », l’homme devient capable de se désigner lui-même, de gagner en « pouvoir d’agir » (même si Y. Clot discute cette idée, en limitant le « sujet » à sa capacité à « être affecté » par les autres et par le social). Mais pour P. Pastré, si le sujet est bien affecté par ce qui lui arrive, il est bien « l’être qui métamorphose ses affects en propriétés identitaires et personnelles », par sa propre réflexivité. Il en prend pour exemple les « débriefings » qu’il mène après l’observation des situations professionnelles enregistrées, au cours desquelles les opérateurs donnent au vécu du sens pour eux, transforment les évènements en les rendant signifiants pour eux, «comprennent après coup».
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