« pour pouvoir agir, la voie n’est jamais toute tracée »
Loin d’être spécialiste de la didactique professionnelle, Yves Schwartz est un ergologue : il conjugue une démarche philosophique globale, interdisciplinaire, initiée à partir de la question du travail, trouvant ses sources initiales dans l’ergonomie, en tout cas celle qui s’intéresse à l’écart entre le travail prescrit et le travail réel. Pour Y. Schwartz, l’individu au travail est pris dans un débat de normes : il doit arbitrer entre des prescriptions, c’est-à-dire des normes qui le précédent, et des normes qu’il doit se donner lui-même pour vivre son travail. La réalité, avec ses imprévus, lui impose des « renormalisations ».
Pour lui, l’expérience a quatre caractéristiques :– Elle suppose un être pour qui il y a sédimentation du temps, hiérarchisation des événements, choix à réaliser en permanence, qui rendent l’expérience formatrice.
– Personne ne peut maîtriser les conditions de l’expérience : « Nous ne savons pas qui nous sommes, quand nous faisons expérience. On n’aura jamais fini de comprendre ce qui garde une part de mystère ». Ce qui implique, pour le chercheur, l’intervenant, l’accompagnateur, une posture résolument modeste
– On ne peut pas savoir jusqu’où peuvent être poussées les potentialités de l’être qui fait expérience. « C’est une très bonne nouvelle pour se prémunir contre toutes les prédéterminations qui voudraient limiter le développement des êtres qui expérimentent ».
– On peut mortifier ou exalter l’implicite de l’expérience du travail. Tout dépend des milieux, des conditions, des projets qu’on veut construire pour développer ce qui reste toujours implicite, noué entre le verbal et le non — verbal, difficilement parlé…
Il faut différencier expérience et expérimentation, qui par nature essaie de maîtriser les conditions initiales, par des protocoles, pour éviter les biais. Au contraire, l’expérience ne peut avoir de protocole.
Il faut aussi différencier « l’expérience du travail » du « travail de l’expérience » : on peut traverser la vie sans apprendre beaucoup. Ce n’est donc pas le fait de rester dans un lieu de travail qui vous « apprend quelque chose ». Il faut savoir ce qui, dans le travail, fait expérience. C’est parce qu’il faut trancher des « débats de normes » que le travail est un moment fondamental de l’expérience.
Le pouvoir d’agir ?
« J’ai une perplexité sur cette expression. Je pense qu’elle peut désigner de façon peu opérationnelle des environnements pathogènes dans les situations de travail ». La « diminution du pouvoir d’agir » devient alors l’échappatoire à la complexité, renvoyée au local, non anticipable. L’expression « pouvoir d’agir » peut laisser entendre que ce pouvoir est déjà présent, déjà conscient dans l’esprit du protagoniste, déjà constitué, que les choix du « bien-agir » sont déjà clairs et évidents, que les obstacles sont identifiés par la personne. Certes, cela peut arriver. Mais la bonne voie est rarement toute tracée. Ce n’est jamais simple. « L’agir émancipé et d’abord la capacité de s’affronter à la question : « Qu’est-ce que… ? Et comment faire autrement ? », dans des réserves d’alternatives à rendre cohérentes, dans un monde commun qui n’est jamais directement lisible, et donc dans une démarche qui ne va pas de soi. »
Pour Yves Schwartz, « il n’y a pas de vie sans pouvoir d’agir. Cela nous renvoie à l’exigence de donner, dans les situations de travail, de la visibilité à ces débats de normes », à ces alternatives possibles pour « faire expérience », et produire un monde de valeurs, qui ne peuvent se mesurer dans une seule perspective strictement économique.
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