|
||
Politique la résistance des enseignants ? Oui et non. Gilles Monceau (Paris 8) y voit une réaction à la professionnalisation du métier d’enseignant ce qui ramène aux choix politiques. Evolutions institutionnelles et professionnelles Il sera question ici des rapports que les enseignants entretiennent avec l’institution scolaire. Le terme « institution » est aujourd’hui de nouveau beaucoup utilisé par les chercheurs en sciences de l’éducation et en sociologie de l’éducation. Ce n’est pas l’effet le moins étonnant de la rhétorique de la fin des institutions (dont on nous annonçait la mise à mort par le libéralisme triomphant !), que d’avoir remis au travail la problématique institutionnelle (2). Le cadre de mes recherches est celui de l’Analyse institutionnelle, théorisée en 1969 par René Lourau (Lamihi et Monceau, 2002). L’institution y est posée comme une dynamique dans laquelle les individus sont impliqués qu’ils le veuillent ou non. Le principal concept mobilisé ici sera celui de résistance dialectisé (Monceau, 1997) comme combinant un moment défensif, un moment offensif et un moment intégratif. L’enseignant qui résiste à une évolution se protège (moment défensif) tout en opposant un autre possible (moment offensif) et en cherchant à demeurer dans l’institution (moment intégratif). A condition de ne jamais réduire les résistances des enseignants à l’un de ces moments, celles-ci deviennent des analyseurs des transformations en cours. Elles ne sont pas pour le chercheur un « problème à résoudre » mais des opportunités d’analyse de ce qui se joue dans la complexité de l’institution scolaire. Un pouvoir moins visible, moins lisible Parmi les évolutions institutionnelles globales, j’observe un processus d’effacement (de masquage) des rapports de pouvoir. Les rapports hiérarchiques sont de moins en moins visibles et finalement moins lisibles. Dans différentes situations socio-cliniques, des liens sont explicitement établis par les enseignants entre une perception de moins en moins nette, depuis une vingtaine d’années, du pouvoir de leur chef d’établissement et leur propre difficulté à exercer. Complémentairement, les équipes de direction d’établissements secondaires expriment le fait que leur propre hiérarchie manque d’une certaine clarté dans les commandes passées alors qu’elle est de plus en plus pointilleuse quant aux résultats. L’adoption d’un modèle de l’autonomie (des personnels, des établissements) dans la gestion de l’Education nationale conduit à laisser aux acteurs le soin de mettre en oeuvre, en les adaptant aux singularités locales dont ils sont réputés être les meilleurs connaisseurs, les grandes orientations définies par le ministère. Il est assez évident que les établissements ne sont plus gérés aujourd’hui comme ils l’étaient il y a un peu plus de vingt ans : l’animation, l’incitation, la coordination, l’accompagnement sont des fonctions qui sont venues complexifier les tâches d’administration. Le fait que les rapports de pouvoir apparaissent moins nettement ne signifie bien sûr absolument pas qu’ils disparaissent. Les résistances des enseignants analysent l’élargissement de leur champ d’intervention professionnelle : analyse résistancielle Par « analyse résistancielle », j’entends une analyse non pas des résistances mais par les résistances. Plutôt que de suivre la logique institutionnelle, qui conduit à considérer les actes des résistants comme des actes « insensés » (tout comme l’était pour F. Taylor la flânerie des ouvriers de l’industrie), il s’agit d’un renversement de perspective qui amène à considérer les résistances enseignantes comme des opportunités d’analyse de l’évolution institutionnelle. Les enseignants sont impliqués dans des politiques d’établissement qui doivent intégrer l’« éducation à la citoyenneté », « à la santé », « à l’orientation ». Ils doivent aussi participer plus fortement à la « vie scolaire » de l’établissement et reçoivent des injonctions croissantes à innover, à travailler en équipe. Une nouvelle division du travail éducatif émerge. Elle subvertit la rationalisation bureaucratique ancienne qui séparait « la classe » et « le hors classe ». Les résistances enseignantes apparaissent alors comme les analyseurs d’une évolution qui s’actualise pour eux par : La correspondance devient incertaine entre certification académique et pratiques professionnelles. Dans mon travail socio-clinique, j’observe la manière dont des enseignants, tirant leur légitimité d’une validation académique portant essentiellement sur leur maîtrise de contenus disciplinaires, se trouvent en grand désarroi quand les évolutions institutionnelles s’actualisent dans leur établissement. Le chef d’établissement, qui cherche à mettre en oeuvre ces évolutions, est amené à valoriser ceux des enseignants qui, n’étant pas nécessairement ni les plus gradés ni les plus expérimentés, investissent des activités mettant en jeu plusieurs disciplines (IDD, TPE) et/ou des actions éducatives portant sur l’ensemble de l’établissement (clubs, ateliers scientifiques ou artistiques, commission vie scolaire, journal d’établissement…). Se produit alors une dissonance forte entre ce qui constitue toujours l’institué de la hiérarchie enseignante (se traduisant dans les grilles indiciaires de rémunération) et la mise en oeuvre d’un management participatif de projet. Les résistances opposées par des enseignants à ce qu’ils vivent comme une remise en cause de l’exigence académique interrogent le sens d’une évolution dans laquelle ils voient un renoncement de l’institution scolaire. Le haut niveau de qualification des salariés de l’Education nationale ne les protège pas d’une difficulté à faire face aux évolutions des demandes de l’employeur. Comme le remarquent aussi d’autres chercheurs, le congé maladie tend à devenir une modalité de gestion de ces difficultés. Ces résistances ne sont pas seulement défensives, elles sont aussi offensives car porteuses d’une autre définition des missions de l’institution. La confrontation entre des logiques professionnelles voire institutionnelles différentes Cette confrontation est induite par l’augmentation des opportunités (des contraintes ?) de travailler avec des professionnels appartenant à d’autres corps mais aussi à d’autres institutions. Cette dimension de la pratique enseignante s’est imposée assez rapidement après 1981 par l’incitation à travailler sur projet et en équipe, particulièrement dans les Zones d’éducation prioritaire. Différents analyseurs de ces interférences professionnelles et institutionnelles mettent en évidence la pénétration dans l’institution scolaire d’idéologies et de pratiques qui ne sont pas d’emblée compatibles avec elle. Cela peut aussi se traduire plus radicalement par l’idée que l’Ecole est désormais envahie par des logiques qui nuisent à sa propre cohésion. Le sentiment d’être de plus en plus sous la surveillance de tous (élèves et parents compris) Ce ressenti individuel apparaît quand s’estompe la manifestation d’une solidarité « automatique », corporatiste, qui pouvait se résumer dans la formule : « chacun maître dans sa classe et tous solidaires de chacun ». Ces résistances enseignantes attirent l’attention sur le fait que l’élargissement de leur champ d’intervention professionnelle s’accompagne d’un rétrécissement de leur espace d’invulnérabilité. De plus en plus sollicités hors de la classe, les enseignants sont, dans le même temps, de moins en moins « souverains » dans leurs pratiques. L’idée que l’indépendance de l’enseignant garantit son autonomie intellectuelle et donc la qualité de son enseignement perd sans doute au profit de l’idée que la qualité d’un enseignant se mesure à l’importance de son investissement visible (observable par tous) dans l’établissement. La remise en cause de la séparation entre le domaine professionnel et le domaine privé Cette autre perturbation accompagne également cet élargissement dont les limites ne peuvent être posées. L’invitation à participer à des réunions augmente avec le travail en équipe et en partenariat. Les enseignants ont un horaire de travail qui prête constamment à discussion. En effet, en dehors du temps d’enseignement en présence des élèves et d’autres activités pour lesquelles ils bénéficient d’une rémunération, leur temps de travail est difficile à comptabiliser. La préparation des cours et la correction des travaux d’élèves sont généralement réalisées au domicile personnel. Je me souviens précisément d’enseignants très émus par les propos de leurs collègues qui interrogeaient leur manque d’investissement personnel. Cette émotion semblait exprimer à la fois leur désarroi devant ces attaques et la réalité de leur engagement affectif. Dans les classes relais avec lesquelles nous travaillons, il n’est pas rare de rencontrer de jeunes enseignants qui souhaitent y intervenir pour se « mettre à l’épreuve », pour « se lancer un défi ». L’écart entre ces formulations et ce qui se disait dans les années 1980 dans des équipes pédagogiques innovantes est sensible. Il était alors plutôt question de changer l’Ecole voire la société (Cros, 1997). Les résistances enseignantes à cet effacement de la séparation entre les domaines professionnel et personnel se verbalisent souvent comme opposées à un envahissement de l’enseignement par les affects et la prise en compte exagérée des singularités individuelles. La conséquence en serait un traitement moins égalitaire des élèves et une moindre exigence intellectuelle. Une plus grande responsabilité individuelle de l’enseignant qui s’accompagne d’une diminution de l’assistance dont il bénéficie Il est, sur ce dernier point, très intéressant de relever ce que disent d’autres professionnels (chefs d’établissements, conseillers principaux d’éducation, surveillants, documentalistes ou agents de service) de leurs relations avec les enseignants. Que ce soit dans des séances socianalytiques en présence de différents personnels ou bien dans des séances d’analyse institutionnelle des pratiques menées avec des catégories homogènes, le tableau est cohérent. La plainte des enseignants concernant le manque de soutien dont ils bénéficient coïncide avec ce que disent leurs différents partenaires. Les conseillers principaux d’éducation (CPE) refusent désormais souvent d’accueillir sans discussion en salle de permanence des élèves renvoyés de cours par les enseignants et demandent aux enseignants de justifier de l’exclusion de chaque élève. Ceci a généralement un effet rapide sur le nombre d’exclusions de cours et permet aux surveillants une meilleure gestion des salles de permanence. Les résistances des enseignants mettent ici en évidence la perte progressive de centralité de l’acte d’enseignement et ce faisant de l’enseignant lui-même dans l’établissement. L’établissement est de moins en moins au service de l’enseignant (et de sa pratique) dont la place évolue dans le sens d’une plus grande interactivité avec les autres corps professionnels. Plus s’élargit le champ d’intervention de l’enseignant, plus il est tenu personnellement responsable de ses actes et plus sa position se banalise dans l’établissement. Alors que faire ? L’analyse fait donc apparaître des contradictions institutionnelles qui mobilisent également des affrontements idéologiques. Ces derniers sont trop souvent perçus par les acteurs et peut-être par les chercheurs comme ne correspondant qu’à une opposition entre conservatisme et progressisme, entre ceux qui adhèrent et ceux qui refusent ou bien encore entre ceux qui trouvent dans l’évolution actuelle une reconnaissance de pratiques parfois anciennes et ceux qui y voient d’abord une culpabilisation des récalcitrants. Les résistances enseignantes apparaissent de manière très individuelles et se déclinent souvent sur le mode anti-institutionnel par la désertion (absentéisme), la falsification (sur la justification du temps de travail) ou le freinage (en particulier concernant les réformes nouvelles et les projets). Ces résistances défensives (en réaction à une menace perçue) ne sont guère originales par rapport à ce qui se produit dans d’autres domaines professionnels. La « pathologisation » abusive de ces résistances, usant du vocabulaire de la médecine, de la psychologie voire de la psychanalyse, en gomme les potentialités critiques. Le mode contre institutionnel classique du syndicalisme, dont la solidarité corporatiste se manifeste de moins en moins mécaniquement, a beaucoup perdu de son importance. Le sentiment de solitude gagne du terrain. L’image en négatif de l’institution scolaire, que produit cette centration sur le négatif des résistances, met l’accent sur une conjonction de résistances aux processus de professionnalisation des métiers de l’enseignement, d’autonomisation des établissements et de valorisation du travail « éducatif » (vigilance quant aux maltraitances familiales, éducation à la santé, à la citoyenneté et maintenant à l’orientation). Ces résistances ne sont pas homogènes, elles évoluent en même temps que les processus auxquels elles s’opposent et ne sont pas uniquement défensives mais également intégratives (rester dans l’institution) et offensives (la transformer) comme on l’observe dans différents établissements où des équipes inventent des formes complexes d’arrangement avec un devenir de l’institution que pourtant elles contestent. Ces positionnements, ces stratégies ne peuvent se construire que sur une analyse sans complaisance au risque de désenchanter un peu plus le rapport à l’institution. Le travail du chercheur n’est pas d’énoncer les politiques à mettre en oeuvre pour transformer « magiquement » (sans rien interroger par ailleurs) les résistances en adhésion. Il consiste par contre à alimenter l’analyse des évolutions en cours en tentant d’échapper au fatalisme autant qu’à l’angélisme. Les affaires de l’Ecole sont pédagogiques donc politiques. Références bibliographiques Notes 2 Notre équipe interrogeait dubitativement cette prophétie dans Les Cahiers de l’implication. Revue d’analyse institutionnelle, n°6 (Ecole : la fin de l’institution ? », Université Paris 8, 2003. |
||