Du décret sur les décharges à la vidéo pirate de Ségolène Royal, le travail des enseignants est devenu un argument de campagne. Est-il utile de rappeler le dernier épisode ? Une vidéo pirate circule sur Internet. Elle met en scène des éléments d’un échange entre S. Royal et des militants socialistes en janvier dernier à Angers. Dans cette discussion, la candidate à l’investiture socialiste propose « que les enseignants restent 35 heures au collège ». Elle dénonce les enseignants qui travaillent pour des entreprises de soutien scolaire. « Comment se fait-il que des enseignants du secteur public aient le temps d’aller faire du soutien individualisé payant et ils n’ont pas le temps de faire du soutien individualisé gratuit dans les établissements solaires ? »
Ajoutons qu’une seconde vidéo, plus complète mais elle aussi tronquée, circule depuis quelques heures où Mme Royal nuance ses propos. Celle-ci a déclaré à l’AFP que l’on avait déformé ses propos. « Ministre de l’Enseignement scolaire, je me suis battue contre le ministre des Finances de l’époque (un autre candidat socialiste) pour qu’on rouvre des classes en milieu rural, mette en place des infirmières scolaires, soutienne des ZEP. J’ai mis en place des heures de soutien scolaire en 6e et 5e, parfois au-delà des 35 heures et qui étaient rémunérées ».
Dans cette chaude atmosphère, on ignore pourtant encore si l’objectif de cette manoeuvre vise l’investiture socialiste ou à éliminer la présence d’un candidat de gauche au second tour des présidentielles. Ce qui est sûr c’est qu’elle a un certain écho chez les professeurs et particulièrement chez les profs de collège ciblés par les propos de la vidéo.
Autant le dire tout de suite : évoquer cette vidéo pirate ne se fait pas sans gêne. Car, sa forme même, la façon dont elle a été mise en circulation attestent une manipulation politique. En parler ou pas, c’est de toute façon participer de la manipulation.
Nous voulons ici revenir sur deux points qui nous semblent cruciaux pour les semaines à venir : le travail enseignant et le coût de l’enseignement.
Lançons une première affirmation : il est ridicule de demander aux enseignants de travailler 35 heures par semaine : ils en font déjà 40. Le travail des enseignants est très officiellement évalué par le ministère. Une enquête ministérielle a établi qu’un enseignant du secondaire travaille en moyenne 39 h 47 par semaine dont 20 h 27 hors de la présence des élèves. Il consacre en moyenne 7 h 40 par semaine à la préparation des cours, 6 h 10 à la correction de devoirs, 2 heures aux contacts avec les parents et les élèves, 2 h 17 en documentation. Plus de la moitié de ce temps (13 h 25) est passé au domicile. Evidemment ces données varient selon la discipline enseignée dans une fourchette qui va de 35 h 30 à 42 h 55 hebdomadaires. La question de faire travailler les enseignants 35 heures par semaine est absurde : les professeurs dépassent déjà largement cet horaire. On peut même ajouter qu’alors que toutes les catégories de salariés ont connu une baisse sensible de leur temps de travail, le leur est resté inchangé.
Profitons en pour évoquer les salaires. Si les salaires enseignants ne sont pas les plus bas, ils ont connu une baisse réelle de 2% de 2003 à 2004. Ils sont aussi, en France, parmi les plus bas des pays de l’Ocde (20ème rang sur 30). Selon l’Ocde, le salaire brut de mi-carrière d’un enseignant français dépasse à peine 30 000 dollars contre 45 000 aux Etats-Unis, 50 000 en Allemagne, 80 000 au Luxembourg. La perspective pour 2007 est pire encore puisque en réduisant les décharges horaires de 10%, le gouvernement vise à récupérer en moyenne 1 480 euros par an sur le dos d’environ 30 000 enseignants, selon les données mêmes de l’audit ministériel.
Tout cela nous autorise à dire qu’une grande partie du débat actuel est tout simplement indigne. Il est honteux de donner à entendre que les professeurs sont paresseux. Il est scélérat d’insinuer qu’ils se sucrent sur le dos des familles. Il est inadmissible de faire des professeurs les boucs émissaires des difficultés financières de l’Etat.
L’enseignement secondaire coûte-il trop cher ? Depuis deux ans, c’est devenu une rengaine à la mode : la France dépense trop pour ses collèges et lycées et pas assez pour ses universités. Effectivement l’Ocde a calculé que les dépenses cumulées pour la durée des études primaires et secondaires se montent à 85 084 dollars en France contre 77 204 pour la moyenne des pays de l’Ocde. On dépense en France en moyenne 7 807 dollars par élève contre 6 827 pour la moyenne Ocde. Le système éducatif paraît donc « riche », voir « gras » par rapport à ceux des voisins.
Pourtant ces arguments comptables n’emportent pas l’adhésion. L’analyse plus fine des statistiques montre que la situation est plus complexe qu’elle ne paraît. Certes le budget de l’éducation nationale est passé de 55 à 65 milliards d’euros de 2000 à 2005. Mais cette hausse correspond à un simple maintien en terme de PIB (à 3,9% du PIB). La dépense intérieure d’éducation en France, après avoir progressé dans les années 1990, est même orientée à la baisse depuis 1998. Elle est passée de 7,6% du PIB à 7,2% en 2005. De même pourra-t-on remarquer que si la moyenne de l’Ocde monte à 77 204 $ par élève, elle dépasse les 100 000 $ aux Etats-Unis, au Danemark, en Norvège, au Luxembourg, en Italie etc.
Mais, de toute façon, la productivité de l’éducation ne peut pas progresser avec le taux de scolarisation comme le souhaiteraient quelques commissaires aux comptes. Au fur et à mesure des progrès de la scolarisation, il faut mettre de plus en plus de moyens pour faire réussir les élèves qui restent en échec. Refuser de voir cette réalité c’est accepter de laisser tomber les élèves de milieu défavorisé.
Faut-il couper court au débat sur le travail enseignant ? Nous ne le pensons pas. Ce que nous dit l’Ocde c’est que la France se classe dans les pays qui donnent le plus d’heures de cours aux élèves du primaire et du secondaire. Pourtant il est clair que les familles font davantage appel au soutien scolaire. Ce que nous savons c’est que la société demande à l’Ecole de transmettre davantage de compétences, d’intervenir de façon plus profonde dans l’éducation des enfants. Ce qui apparaît également c’est qu’il existe d’autres façons d’accompagner les élèves dans l’acquisition des connaissances et dans la construction de leur personnalité.
Ce débat-là, sur les missions des enseignants, n’est pas contraire au compromis républicain et à la tradition de l’Ecole. Il mérite d’être poursuivi une fois balayées les formes abjectes du populisme.
La première vidéo
La seconde
Rapport Ocde (pdf)