Jeanine Rogalski : « en formation, rendre les expériences épisodiques exploitables »…
Peut-on distinguer, entre les expériences, pour en comprendre les relations qu’elles peuvent avoir avec la formation ? Pour elle, l’expérience présente deux modalités : des expériences sédimentées et des expériences épisodiques, singullières. Les premières sont incoporées par l’histoire, individuelles et collectives, au sens de l’habitus de Bourdieu, les secondes peuvent durer seulement quelques minutes ou&& plusieurs mois, mais sont intensives et contextualisées. Ce peut être un « incident critique », et les comportements efficaces adoptés à cette occasion. En formation, on va en faire un « cas d’école », une « expérience initiatique » que va réussir ou non le débutant. La « mise en récit » de ces expériences singulières permet d’en extraire la dimension sociale, à certaines conditions : créer un « espace exploitable », et relier à des concepts nécessaires pour entrer dans des modèles. Toutes les expériences ne sont pas productives…
Comment une exploitation didactique exploite ou bouscule l’expérience ?
Selon qu’on soit en formation de débutant ou en formation de chevronnés, les questions ne se posent pas de la même façon. S’agit-il de constituer un stock d’expérience, ou de bousculer ce qui est déjà là ? « L’itinéraire de formation demande des contextualisations et des de-contextualisations, afin d’aider à apprendre à lire les situations observées, avec des « indicateurs de situations » qui rendent les séances productives. Les « aides à l’activité » auxquelles nous invitent Bruner, procédurales ou constructives, permettent de mieux comprendre l’activité des tuteurs de débutants, et l’effet de leurs interventions envers eux ».
Marie-Laure Chaix : « construire des espaces transitionnels entre la formation et le travail »
Lorsqu’ils sortent de formation, les jeunes cherchent, autant qu’ils redoutent, la situation de travail comme « touchant à la vraie vie » : travailler pour quelqu’un, être utile, avoir enfin une activité adressée vers quelqu’un d’autre que soi… Ils décalrent ne pas vouloir sortir « naïfs » de l’école, et sont souvent seuls pour effectuer cette transformation : « comment me voit-on ? Comment dois-je présenter ce que je sais faire, ce que je veux devenir, alors même que je ne connais pas les règles et les valeurs de ce milieu ?… »
A quelle condition cette épreuve peut-elle être positive ? Sans doute en fonction des conceptions que développent les acteurs de la formation, qui contribuent à la construction des « idéaux professionnels » : ainsi, les fameux rapports « théorie/pratiques » sont-ils un objet de concurrence entre les différents formateurs ? « Nous, on n’a pas la théorie, on a l’habitude » répondent les praticiens. La pratique, c’est leur « gisement de travail ». Or, les formateurs se méfient souvent de ces « connaissances de terrain » qu’ils interrogent. Il faut donc créer des « espaces transitionnels » qui participent à la fois de la formation et de la production. Il faut donc en construire une « position de stagiaire » co-construite avec les apprenants, des formateurs, les maîtres de stage, et lui donner « une place qui se déplace » au fur et à mesure de la formation.
« Lorsque cet espace n’existe pas, ou est réduit à « l’apprentissage sur le tas », on s’aperçoit que ce qui se transmet est réduit à une « instruction sans instruction » : l’aide fait gagner du temps, et l’apprenti en fait perdre… Ce n’est pas du savoir qui se transmet, mais simplement une forme primaire du travail. »
Mais le devenir du stagiaire ne dépend pas que de ce qu’offre l’établissement de formation : il faut qu’il trouve en lui-même « ce qu’il veut devenir » à partir de là où il vient. Il doit élaborer une transaction qui mettre en rapport ce qu’il est, et ce qu’on juge qu’il est. Pour la spécialiste de l’enseignement agricole qu’elle est , « seuls les stagiaires qui y parviennent arrivent à passer des « savoirs de l’école » aux « savoirs du métier », par des « savoirs transitionnels ». »
Marc Durand : « accéder à une modélisation à travers le décrytage outillé des expériences singulières »
Pour Marce Durand, « l’expérience est un moyen et un objet ». Pour lui, l’activité est une totalité, un flux non-décomposé inscrit dans le temps, situé dans un contexte, dynamique, et signifiant pour l’acteur. Analyser l’activité, selon son modèle théorique, c’est donc prendre en charge toutes ces dimensions, et essayer de décrire son organisation et sa signification, entre toutes les informations qui arrivent en permanence au sujet, dont ce qu’il va en extraire pour contribuer à son développement. « Dans ce couplage entre lui et son environnement, poursuit l’orateur, c’est l’acteur qui a la main pour spécifier ce qui est signifiant, pertinent pour lui. »
Ses recherches portent donc sur le cours d’expérience, et visent à créer des conditions de formation qui tentent de la développer. Il tente donc tenter de faire surgir le point de vue de l’acteur sur sa propre activité, en lui faisant exprimer son expérience dans des séances d’auto-confrontations qui permettent à des acteurs de se confronter avec des traces de leur activité passée, en cherchant à les remettre en situation dynamique, proche de ce qu’ils ont précédemment vécu, dans des entretiens guidés, qui tentent de contourner les « généralités » dans lesquels tentente de se réfugier leurs interlocuteurs. Dans cette version de l’auto-confrontation, c’est le chercheur qui tente ensuite de se « mettre dans la peau de l’acteur » en décomposant et analysant le discours, tout en garantissant aux acteurs un temps d’action suffisamment long, une sincérité et authenticité du point de vue du chercheur.
A travers leurs décryptages, Marc Durand et son équipe cherchent à passer des caps particuliers à une modélisationde l’activité qui permette de mieux comprendre ce qu’est, génériquement, un enseignant débutant ou un chef d’équipe expérimenté… Ils fabriquent ensuite des dispositifs de formation adéquats, en terme de contenus comme en terme d’ingenierie, en construisant différemment ce qu’on peut modéliser pour entrer dans le monde des novices, qui ont souvent des préoccupations très différentes de celles des expérimentés.Vincent Merle : « jongler entre l’activité et l’expérience, c’est passer sans arrêt de la personne au social »
De sa position de sociologue spécialiste de la construction des politiques publiques, V. Merle essaie de comprendre pourquoi cette notion d’expérience suscite un regain d’intérêt. Sans doute, l’actualité institutionnelle de la validation des acquis y contribue-t-elle. « Mais c’est la référence de plus en plus grande à na notion de parcours, et de sécurisation des parcours, qui me semble significative pour penser ce phénomène ». Cela a des conséquences sur la formation, qui change de forme : on s’intéresse non seulement à ce qu’il y a à apprendre, mais aussi à la manière dont les personnes y mettent leur expérience, entrent ou non dans un processus où il ne suffit pas d’empiler des dispositifs pour qu’ils produisent du développement. AInsi, dans la délibération d’un jury de VAE, il y a toujours une double lecture : regarder les activités menées par le candidat, ce qu’il a accumulé comme expérience et comme notions acquises, mais aussi porter un regard sur ce que le parcours suppose comme capacité de réinvestissement, comme « professionnalisme », qui ne se réduit pas aux activités menées en elles-mêmes, mais contribue à une « identité ». « Le sens donné à ce qu’on fait », le but qu’on donne à son métier, lui semblent en être un élément essentiel, davantage que la simple « capacité » à gérer telle ou telle situation critique. « Nous avons l’habitude de priivilégier la mise en place des « situations transitionnelles dans le cadre de la formation, mais ne serait-il pas temps de le penser dans les situations de travail elles-mêmes, pour rendre les organisations de travail plus « apprenantes » ? ».