(Organisation de Coopération et de Développement Economiques)
André Robert
Collège unique, lycée, université : depuis des années, grandes
réformes ou petites mesurettes s’accumulent pour améliorer ce qui est devenu
l’école de masse… Si leur objectif reste la démocratisation du système,
pourquoi les politiques scolaires, de gauche comme de droite, s’avèrent-elles
aussi peu lisibles et peu efficaces ?
Dans la sphère éducative, le terme de « réforme » recouvre
deux modes d’intervention politique très différents : d’une part, des réformes
institutionnelles importantes (lois ou décisions à large portée), d’autre part,
un flux continu de modifications pédagogiques et administratives plus modestes
(arrêtés, circulaires et notes de service) qui sont rendues quasi obligatoires
par la gestion d’une organisation affectant 15 millions d’élèves et plus d’un
million de personnels. Ces deux modes de transformations ne s’inscrivent pas
dans la même temporalité : tandis que la relative rareté des grandes lois de
réforme et les lenteurs d’exécution peuvent créer un sentiment d’immobilité, la
réalité du court terme est faite d’une suite permanente d’ajustements et de
petites transformations. C’est ce que l’opinion (publique et enseignante)
traduit par le double discours apparemment paradoxal de « l’impossible réforme
» et de « la lassitude des réformes incessantes ».
Mais d’autres contraintes contribuent aussi à opacifier la
notion de réforme. Ainsi, dans le contexte de la démocratie, les alternances
droite/gauche révèlent des proximités parfois surprenantes parce que la
continuité de l’Etat n’autorise pas des bouleversements de fond en comble. On
constate la force de tendances héritées d’un passé lointain, ce que pour leur
part les économistes appellent la « dépendance du sentier » (path dependence),
indiquant par là que tout vrai changement d’orientation relève d’un choix
finalement contraint, dépendant d’un sentier antérieurement balisé. Cette
dépendance n’est en outre pas uniquement celle du passé : des recherches
internationales ont montré que, dans des pays à caractéristiques proches de
celles de la France, les décisions prises ont souvent procédé d’influences ou
de circulation d’idées internationales (1).
Temporalités décalées des différents types de réformes,
dépendance du sentier et influences internationales expliquent ainsi en grande
partie le manque de lisibilité et parfois la confusion des réformes appliquées
à l’Education nationale.
Gérer ou démocratiser la massification ?
Depuis la création du collège unique en 1975, c’est surtout
au niveau du second degré que se circonscrivent les enjeux principaux du
système éducatif. A la massification du premier cycle entérinée par le collège
unique est en effet venue s’ajouter une seconde décision qui a achevé de
transformer en profondeur le sens des institutions scolaires du second degré :
l’ouverture du second cycle secondaire, dont la fréquentation a été rendue
accessible à un plus grand nombre d’élèves en référence à un objectif, énoncé
en 1984, de 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat. A l’orée des
années 1990, c’est près de 25 % d’élèves en plus qui se retrouvent dans les
lycées généraux et technologiques par rapport à l’année scolaire 1985-1986, ce
qu’on peut appeler la « seconde explosion scolaire (2) ».
Dès lors, des interpellations insistantes sont adressées
tant au collège qu’au lycée et, par ricochet, à l’enseignement supérieur.
Concernant le collège unique, la question récurrente porte sur ses finalités :
doit-on privilégier plutôt la continuité du collège avec l’école primaire, ce
qui suppose une transformation structurelle, ou plutôt la continuité du lycée
avec le collège, héritée de l’histoire ?
L’impression qui prévaut au regard des politiques suivies en
réponse à ces questions, c’est que le fonctionnement du collège n’a été modifié
qu’à la marge. En 1996, dans le cadre du « Nouveau contrat pour l’école »
initié par François Bayrou (ministre de l’Education de 1993 à 1997), de
nouveaux programmes ont été élaborés, recentrés sur les « fondamentaux ». Jack
Lang (au même poste de 2000 à 2002) n’a introduit comme seule vraie
modification marquante que les itinéraires de découverte (IDD), situés dans le
cycle central (5e-4e) et visant à impliquer les élèves dans des activités
pédagogiques interdisciplinaires à projet.
Du côté du lycée, il s’agissait de gérer la tension entre
sélection et massification. Une première intervention (1992, ministère Jospin)
a consisté à rénover les filières (professionnelle, technologique, générale) et
à rééquilibrer en leur sein les séries (les séries C et D ont notamment été
fusionnées en une seule série S). Parallèlement, la classe de seconde a vu se
renforcer son caractère de « détermination » : la création de « modules »,
réservés en principe à une aide pédagogique individualisée, devait permettre de
diminuer les taux d’échec. Le sens de ce nouveau dispositif s’est assez vite
perdu ? sans pourtant que cette « réforme » ait jamais été abolie depuis ?,
beaucoup d’enseignants ne les ayant pas utilisés conformément à leur
signification véritable. A partir de 1998 (ministère Allègre), suite à une
vaste consultation conduite auprès des lycéens, c’est en matière de programmes
et de vie lycéenne que sont entreprises des transformations. L’équivalent des
IDD est mis en place sous la forme des TPE (travaux personnels encadrés)
obligatoires en classe de 1e et de terminale (avec prise en compte au bac).
Malgré le succès auprès des lycéens, François Fillon, ministre du gouvernement
Raffarin, les a supprimés en terminale.
Du côté de l’enseignement supérieur, après des « états
généraux » ayant fait suite à une agitation étudiante soutenue, des réformes
ont été préparées par F. Bayrou (UDF), mais mises en oeuvre par son successeur
socialiste (C. Allègre). Parmi cinq mesures nouvelles, seules ont subsisté la
semestrialisation et la généralisation des unités capitalisables (3). Il est
vrai que ces dispositions correspondaient à l’installation du nouveau système
européen LMD (4) décidé à Bologne en 1999 par les ministres de l’Education, et
que les universités françaises ont commencé à appliquer à partir de 2003-2004.
Si l’enjeu primordial de toutes ces réformes était bien la démocratisation des
études, il est loin d’être assuré à ce jour que les mesures prises aient
atteint leur but. Il semble qu’à l’inverse une très paradoxale «
démocratisation ségrégative » se soit installée (5).
Les politiques suivies ont aussi subi l’influence de
contraintes internationales.
Internationale libérale et modulations nationales
Appréhendées d’un point de vue plus global, les politiques
scolaires menées par les différents gouvernements ont été amenées à se déployer
dans un environnement international particulier, caractérisé par la pression de
ce qu’on appellera pour aller vite le « néolibéralisme ». Aux yeux de grandes
entreprises transnationales, l’éducation constitue un nouveau marché
prometteur. Dès le milieu des années 1980, un groupe d’industriels européens
(European Round Table) se réunit pour étudier les possibilités de pénétrer
l’école, en privilégiant les nouvelles technologies (6). A la fin des années
1990, l’éducation devient l’un des domaines de discussion de l’OMC
(Organisation mondiale du commerce) qui vise à faire de l’enseignement un
service banalisé, et non plus un service public.
Les gouvernements de droite manifestent une sensibilité
libérale plus prononcée et des tentatives en ce sens ont bien eu lieu,
notamment dans les années 1990, sans prendre néanmoins les formes extrêmes
évoquées ci-dessus : donner une autonomie nettement plus marquée aux échelons
locaux dans un contexte plus concurrentiel (universités notamment), favoriser
le secteur privé, introduire les méthodes du management industriel dans
l’Education nationale. Ces tentatives n’ont généralement pas abouti en raison
de la forte opposition populaire qu’elles ont rencontrée (1994-1995) mais aussi
parce qu’elles étaient en contradiction flagrante avec le sentier français.
Pour autant, la gauche n’a pas été exempte d’accusations de libéralisme,
particulièrement à travers la personne de C. Allègre. Celui-ci a entrepris de
réformer profondément l’Education nationale avec l’objectif de la rendre
performante dans une compétition mondiale, obtenant le soutien d’une partie de
l’opinion publique (notamment de droite), mais créant chez les enseignants –
par des critiques frontales particulièrement ciblées sur les professeurs du
secondaire ? une défiance de plus en plus accentuée jusqu’à entraîner des
manifestations provoquant sa démission.
La nécessité d’une réforme
Cependant, le qualificatif de « libérale » appliqué à sa
politique ne convient pas entièrement. C. Allègre s’est en effet constamment
réclamé de la défense du service public, de l’efficacité de l’école et de la
lutte contre les inégalités. Il est ainsi plutôt apparu comme un «
modernisateur (7) » voulant lui aussi introduire les principes et les
techniques du nouveau management dans l’école (8), ce qui a contribué à
brouiller son discours par ailleurs truffé de références républicaines
traditionnelles. La politique scolaire s’est alors caractérisée par l’ouverture
ou la poursuite d’une multitude de chantiers, dont le moins qu’on puisse dire
est qu’ils n’ont pas réussi à dessiner ce sens unitaire dont l’institution
scolaire a besoin dans un monde qualifié par beaucoup de plus en plus «
incertain ».
La politique menée par Luc Ferry et Xavier Darcos, ministres
de la droite revenue au pouvoir en 2002, n’a pas été plus lisible. Elle a
finalement donné lieu à de grandes manifestations de protestation des
enseignants en 2003, essentiellement en raison de la question de la révision du
calcul des retraites dont la responsabilité n’incombait pourtant pas
prioritairement au ministère de l’Education nationale. Cette contestation
exprimait toutefois un malaise enseignant plus général et récurrent depuis
plusieurs années. La nouvelle grande loi scolaire, votée en mars 2005, suite à
une vaste consultation nationale sur l’école, loi « de programmation » élaborée
sous l’autorité de F. Fillon ? quoique prétendant poursuivre des objectifs tels
que 100 % d’élèves avec un diplôme, 80 % au bac, 50 % dans l’enseignement
supérieur ? a également soulevé un tollé, principalement parmi les lycéens, et
accessoirement parmi les enseignants. Elle ne semble pas en mesure de
bouleverser, c’est-à-dire de réformer au sens fort, le système éducatif
français, notamment sur les points cruciaux où il aurait besoin de l’être,
particulièrement en matière de démocratisation sur la nécessité d’accorder les
faits au discours.
André Robert
Professeur en sciences de l’éducation à l’université Louis-Lumière-Lyon-II,
Le syndicalisme enseignant et la recherche. Clivages, usages, passages,
Pug/INRP, 2004. (dir)
avec R.F. Gauthier, L’École et l’argent, Retz, octobre 2005.
Article paru dans la revue Sciences Humaines
Issu du Grand
Dossier France 2005. Portrait d’une société.
Hors-série n°50 – Septembre – Octobre 2005
http://www.scienceshumaines.com/index.php?lg=fr&id_article=13995&unit_article=13995