Qu’est-ce que débattre ?
Débattre c’est instaurer une discussion entre des personnes ayant, sur un même sujet, des avis, des idées, ou des opinions différentes. L’exposition par les participants de leurs perceptions, leur analyse des enjeux de la question ou de la situation abordée, met en présence une pluralité de perspectives en tension. Ce qui est présenté comme bénéfique par les uns ne l’est pas pour tous et engendre, aux yeux des autres participants, des pertes ou des destructions. Les nécessités apparaissent dans leurs hétérogénéités, leurs conflictualités et leurs enchevêtrements.
Ce que permet ou ne permet pas le débat
Dans l’espace scolaire, le débat rend perceptible la complexité du vivant dans une appréhension plurielle des situations. Il ouvre à une pensée en constellation, à la base des approches pluridisciplinaires, dont l’objet est de comprendre les processus se jouant au carrefour des logiques propres à chaque discipline.
Le débat invite les élèves à se situer face aux éléments dispersés d’une même réalité tels que le matériel, le spirituel, l’émotionnel, le factuel, le processuel, le systémique ou l’organisationnel. Il permet la découverte et l’apprentissage de la mise en lien des facteurs divergents.
Par la confrontation de différents raisonnements permettant de s’emparer d’un même « objet », le débat ouvre à la pluralité des approches, des modes d’intelligibilité et des mises en perspective. Il y a distanciation des évidences, problématisation et ouverture de la pensée à une mobilité dans la diversité des modes d’investigation.
De par sa dynamique et sa fonction d’ouverture, le débat ne peut être « synthétisé », mais il est possible de rendre compte des différentes perspectives qu’il a ouvertes. Il est possible d’inciter chaque élève à noter ce qu’il retient du débat afin de fouiller et de reprendre l’aspect qui, à ses yeux, a été insuffisamment reconnu ou trop peu développé.
Un débat ne permet ni de conclure ni de décider de façon formelle. Il contraint à « décider provisoirement » de l’un des aspects, en fonction des priorités ou de l’importance des enjeux à un moment donné. Cela offre la possibilité à la fois de choisir sans pour autant rompre avec les autres possibilités, qui, au moment du choix, n’ont pas étés investies comme prioritaires.
Apprendre à débattre en classe
Apprendre à débattre en classe c’est sortir du linéaire d’un exposé et aborder la complexité en découvrant les différents domaines de connaissances concernés par un même sujet. C’est ouvrir la pensée des élèves à la diversité des logiques, des références disciplinaires en même temps qu’à l’enchevêtrement des enjeux humains et de société.
Débattre à l’école, c’est exercer les élèves au débat démocratique en apprenant la confrontation des idées dans un cadre régulé et contenant. C’est les habituer à prendre la parole en public, à construire un argumentaire permettant d’étayer et de soutenir un point de vue. C’est apprendre à « problématiser » à partir d’approches contradictoires. C’est encore expérimenter dans un collectif les ressources de la diversité des apports de chacun.
L’entrée dans un débat nécessite une régulation afin que les élèves puissent sortir des oppositions frontales s’excluant et appréhender la conflictualité des intelligibilités, des nécessités et des priorités, en dépassant les conflits d’opinion, de personnes et d’égos.
En s’ouvrant à une pensée « en constellation », il devient possible à chacun et ensemble, de juger des enjeux civiques et éthiques d’une question, au regard des références légales, citoyennes, républicaines et démocratiques.
Le linéaire face à la constellation du vivant
Un cours, un enseignement, une conférence sont des exposés linéaires, logiques et cohérents. La pensée, les préoccupations et les occupations de la vie confrontent l’être humain à une constellation d’éléments hétérogènes enchevêtrés qui surgissent là où il ne les attend pas. Leurs sens et leur valeur sont à décrypter. Leur importance et la priorité de leur traitement sont à hiérarchiser ; leurs effets et leurs enjeux à anticiper.
Le débat fait émerger des aspects qui se trouvent à la périphérie ou en écart des logiques en présence. De nombreuses pistes ne peuvent être ni développée, ni reprises alors qu’elles font partie du sujet abordé.
Pas n’imposte quel débat
Quand la complexité du réel n’est pas prise en compte, chacun priorise les références à l’origine de sa vision du monde et minimise ou refoule les autres clés de compréhension. Pour rejoindre autrui dans son mode de pensée, il faut être capable de sortir de son propre raisonnement et constater que l’objet commun du débat est constitué d’une constellation de relations, d’interactions, de notions, d’effets divergents, chacun des interlocuteurs n’en présentant que certains des aspects.
Il est nécessaire de faire remarquer qu’au-delà des confrontations, on assiste à des phases d’ajustement permettant aux idées contraires de se féconder, afin de mettre en lumière les perspectives que révèlent les écarts entre deux ou plusieurs orientations.
Le débat, pour être fécond, doit reposer sur l’équilibre entre l’écoute bienveillante et l’affirmation par chacun de son propre point de vue. L‘écoute bienveillante n’est pas seulement une attitude empathique envers ses interlocuteurs. Elle est un effort de décryptage de la vision du monde, des clés d’intelligibilités et des priorités structurant un argumentaire. Elle nécessite une accoutumance au mode de reconnaissance de principes et des processus généraux à l’œuvre dans les situations chaque fois différentes et singulières.
Quel lien entre débattre et avancer ?
Débattre, c’est faire le point pour avancer. Le débat ne permet pas la décision, mais il permet à chaque débatteur de découvrir que sa pensée doit être travaillée parce qu’elle est limitée à un point de vue. Débattre, ce n’est pas avancer dans une seule voie comme dans une tuyauterie, c’est avancer dans la démaîtrise, qui n’est pas le rien faire. C’est avancer dans la démaîtrise du maitre parce que celui-ci fait avancer le mode de pensée de chacun de ses élèves.
Et du coup, ils seront moins totalitaires dans leur pensée puisqu’il y a eu de la rencontre et il y a eu de l’altération de chacun des points de vue, car chacun des points de vue apparaît comme insuffisant pour faire le tour de la complexité de la question qu’on a abordée.
Et si le monde était traversé par le débat, on n’aurait pas des violences extrêmes entre extrémistes. C’est donc une question d’un enjeu considérable.
Est-ce que la pluralité des approches n’implique pas la pluralité des intervenants dans une classe ?
Dans un premier temps, j’aurais envie de répondre bien évidemment oui, mais ça suppose une équipe et pas la juxtaposition d’intervenants. Ce serait révolutionner le dispositif de l’école.
D’autre part, ça supposerait que les enseignants aient appris à débattre. Autrement, ils vont se confronter à des logiques plurielles et à un changement de paradigme trop difficiles à appréhender.
Ce serait comment un débat entre les adultes d’une école ?
La première des choses, ce serait mettre en débat la valorisation du travail de chacun, avant même de mettre en débat les divergences ou la conflictualité : qu’est-ce qui fait que le soir, une lumière s’allume dans les yeux et vous fait dire : « Là, j’ai été à un endroit où je voulais être et j’ai eu le sentiment de faire ce que je voulais faire. ». Il s’agirait de réconcilier les enseignants avec la noblesse de leur profession.
Il faut aussi qu’ils apprennent à la fois la richesse de la spécialisation, c’est-à-dire l’art de tout connaître sur pas grand-chose, et la richesse de la généralisation, c’est-à-dire l’art de connaître pas grand-chose sur tout.
Il s’agirait aussi de remettre un tel ensemble en perspective : qu’est-ce qui va servir pour que les enfants aient non seulement envie d’apprendre, mais aussi qu’ils en comprennent la richesse, en percevant ce que le fait d’apprendre leur ouvre comme perspective.
Et si les enseignants réussissent à comprendre ce qui permet aux élèves de se lancer dans le désir d’apprendre, je pense qu’on aura fait un sacré bout de chemin.
Propos de Jacques Marpeau recueillis par Daniel Gostain
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