» Quand le cadre politique est clair et pérenne, avec des valeurs, des objectifs, des indicateurs, et une obligation de résultats, mais aussi quand le pilotage intègre une marge d’autonomie laissée aux territoires et unités éducatives, quand le partenariat notamment avec les collectivités territoriales devient naturel, quand le déverrouillage réglementaire et la simplification libèrent les énergies, alors les résultats sont au rendez-vous. » Jean-Paul Delahaye et Frédérique Weixler publient, chez Berger-Levrault, un ouvrage sur la lutte contre le décrochage, une politique à laquelle ils ont beaucoup contribué. Ce livre fait plus qu’in état des lieux. Il montre les points de blocage ainsi que les points de vigilance actuels.
La lutte contre le décrochage scolaire est-elle un enjeu franco-français ?
Non, bien sûr. La lutte contre le décrochage est une priorité nationale mais elle est aussi une priorité européenne. Plus largement, tous les pays développés et leurs systèmes éducatifs sont concernés. Faire en sorte que tous les jeunes quittent l’école avec une qualification est en effet un défi posé, partout dans le monde, aux acteurs des systèmes éducatifs et, au-delà, à toute la société. Le décrochage scolaire constitue désormais un objet de comparaisons internationales. Les Etats membres de l’Union européenne se sont fixé l’objectif de limiter à 10 % le nombre de sortants précoces dans une génération à l’horizon 2020. Cette cible a été atteinte et dépassée en France dès 2016 avec 9,3%. Et l’objectif de diviser par deux au cours de la mandature le flux annuel de jeunes sortant du système sans qualification fixé par la loi de refondation de 2013 est objectif en voie d’être atteint également.
Le décrochage scolaire n’est donc pas une fatalité ?
C’est ce que nous nous sommes efforcés de le montrer tout au long de cet ouvrage qui est résolument constructif. Réduire le décrochage scolaire, c’est refuser la fatalité, lutter contre les déterminismes et mettre de la justice dans la réussite et les parcours scolaires. Marqueur d’une politique éducative, la lutte contre le décrochage incarne le refus de la résignation et la persévérance de tout le système éducatif.
Chaque parcours de décrochage est différent, comment l’école peut-elle agir ?
Un consensus se dégage des travaux des différents chercheurs pour appréhender le décrochage comme un processus multifactoriel alors que, longtemps, le système éducatif a insisté essentiellement sur les facteurs de vulnérabilité propres à l’élève, réels bien évidemment mais non exclusifs . L’analyse de la diversité des interactions entre l’élève, les parents et l’école ainsi qu’entre les facteurs internes et externes du décrochage permet de mettre en lumière la très grande variété de cas et d’histoires de décrochage et donnent des pistes et des clefs pour l’action. C’est en mobilisant la capacité d’agir aux différents niveaux de responsabilité et de subsidiarité et d’une façon coordonnée que nous pouvons réduire le phénomène du décrochage et dédramatiser les parcours non linéaires. Nous avons choisi comme titre pour notre ouvrage « Entre parcours singuliers et mobilisation collective, un défi pour l’école » afin notamment d’insister sur cette cohérence nécessaire entre persévérances de l’élève, de chaque acteur et du système éducatif dans son ensemble.
La lutte contre le décrochage est un sujet qui nous concerne tous : parents, professeurs, pouvoirs publics au niveau national ou local, associations, entreprises. « Il interroge notre capacité collective à faire réussir chaque jeune et à lui permettre de trouver sa place au sein de la société.
Plus fondamentalement, renouer le fil rompu avec ces jeunes, les aider à réintégrer un parcours de formation, c’est aussi redonner du sens à deux principes qui fondent l’École de la République : l’égalité des possibles et la fraternité.
Vous montrez dans votre ouvrage l’importance de la continuité dans les politiques publiques. En quoi, la lutte contre le décrochage scolaire est-elle un bon exemple ?
Parce que cette lutte nécessite vraiment une volonté et une continuité politiques. Nous y insistons dans cet ouvrage en montrant combien la continuité et la complémentarité des politiques conduites sous différents gouvernements est décisive pour une appropriation des enjeux et des possibilités d’action aux différents niveaux de subsidiarité, pour coordonner les initiatives et les évaluer. Cela a été le cas en France depuis une quinzaine d’années et il faut s’en réjouir. Quand le cadre politique est clair et pérenne, avec des valeurs, des objectifs, des indicateurs, et une obligation de résultats, mais aussi quand le pilotage intègre une marge d’autonomie laissée aux territoires et unités éducatives, quand le partenariat notamment avec les collectivités territoriales devient naturel, quand le déverrouillage réglementaire et la simplification libèrent les énergies, alors les résultats sont au rendez-vous. Les progrès accomplis notamment depuis 2010 le démontrent à l’envi.
Quelles évolutions récentes dans la lutte contre le décrochage ?
La priorité nouvelle est la prévention. Le déploiement de mesures préventives trop longtemps absentes des politiques ministérielles comme nous l’avons rappelé dans le premier chapitre, implique un engagement sans précédent de toute la communauté éducative et de ses partenaires. Se mobiliser collectivement sur la prévention, travailler prioritairement sur la persévérance scolaire, c’est refuser de faire des décrocheurs les seuls responsables de leur décrochage, c’est interpeller le système éducatif, son organisation, ses pratiques éducatives et pédagogiques.
Mais on voit bien que la transformation du système éducatif pour prévenir le décrochage suscite des résistances.
En effet, passer d’un système qui trie et sélectionne les meilleurs de façon efficace mais qui laisse en échec un nombre insupportable de jeunes, à un système exigeant et bienveillant qui assure l’accès aux savoirs à tous sans nuire aux meilleurs, nécessite d’obtenir un consensus sur les politiques conduites. Ce consensus est encore à construire car une partie de la population, dont les enfants réussissent bien dans l’école telle qu’elle est aujourd’hui, estime ne pas avoir besoin que l’école se transforme.
Pourtant ça bouge tout de même
Oui, car un formidable élan a été donné depuis quelques années. Nous l’avons illustré tout au long de cet ouvrage par de nombreux exemples de la mobilisation des équipes académiques mais aussi des écoles, collèges et lycées pour prévenir le décrochage. Le premier résultat de cette implication, c’est une coopération vivante sur le terrain. Grâce à cette démarche, le décrochage, même s’il reste souvent un drame humain, est devenu aussi un levier extraordinaire d’évolution de nos pratiques pédagogiques, de notre façon de vivre, d’apprendre et de travailler ensemble, et de nos modalités de gouvernance.
Votre approche est donc optimiste ?
Oui, au sens d’un optimisme de volonté, car des résultats très encourageants ont été obtenus quantitativement et qualitativement : grâce à l’engagement de toute la communauté éducative, des chercheurs, des autres ministères, des collectivités, des associations… Si 140 000 jeunes sortaient du système éducatif sans qualification en 2011, ce chiffre était de 110 000 en 2014, 98 000 en 2016 et devrait poursuivre sa baisse en 2017. Le rapport de la Cour des Comptes de janvier 2016 salue les résultats obtenus et l’implication de l’éducation nationale mais insiste aussi sur la nécessaire architecture d’ensemble pour parvenir à une politique vraiment unifiée. La lutte contre le décrochage est une œuvre de longue haleine qui doit faire l’objet d’une attention permanente et d’ajustements constants.
Vous relevez à cet égard des points de vigilance à prendre en compte pour continuer à faire baisser le nombre des décrocheurs.
Les travaux conduits dans le cadre du travail interministériel de la MAP, les enseignements tirés de la recherche et l’évaluation des actions conduites dans les académies, ainsi que les comparaisons internationales, permettent en effet non seulement de mesurer les considérables progrès accomplis mais aussi de bien identifier les points de vigilance à prendre en compte pour continuer à faire baisser le nombre des décrocheurs. Dans cet ouvrage, nous ciblons ceux qui nous paraissent les plus essentiels :
– La priorité ministérielle pour une prévention précoce porte ses fruits quand elle fait l’objet de politiques pédagogiques et budgétaires conduites dans la continuité : priorité au primaire (scolarisation maternelle, rythmes scolaires adaptés, amélioration de l’efficacité de l’école élémentaire), réforme du collège, éducation prioritaire, mixité sociale et scolaire… Les élèves qui décrochent en fin de collège ou au début du lycée montrent en effet souvent des signes de décochage cognitif, de difficultés diverses dans leur rôle d’élève depuis le début de leur scolarité. Le travail fécond conduit par des écoles et des établissements et les résultats de la recherche mettent en évidence par ailleurs les limites de la prise en compte spécifique des jeunes en risque de décrochage. Ce dont ont besoin ces derniers, c’est de chemin commun avec les autres élèves. L’hétérogénéité est une richesse et ne nuit à personne bien au contraire. Mais il faut y préparer beaucoup plus qu’on ne le fait aujourd’hui les enseignants.
– La rénovation de la formation initiale et continue des personnels permet , en particulier, d’améliorer la connaissance par les enseignants et les éducateurs de la diversité des publics scolaires accueillis, pour être plus attentif aux signes annonciateurs du décrochage, pour repenser les approches pédagogiques et diffuser celles qui sont les plus efficaces pour favoriser « l’accrochage », assurer la réussite de tous, pour travailler en équipe avec les personnels pédagogiques et éducatifs, pour mieux coopérer avec les parents.
– La poursuite du travail engagé sur les alliances éducatives nous semble nécessaire pour conforter l’articulation entre les différents niveaux d’intervention et les partenaires, entre les actions conduites en établissement scolaire et la prise en compte de particularités territoriales (Outre-mer, zones rurales, politique de la Ville) ainsi que l’implication des parents. De même, il s’agit de maintenir et d’amplifier les évolutions en cours des processus de remédiation mis en place au niveau national et local (PSAD) vers l’harmonisation, la simplification et une meilleure articulation afin de limiter les périodes d’errance, source de décrochage pour les jeunes. Un renforcement des alliances éducatives permet aussi de limiter les effets de mise en concurrence entre les différentes structures, notamment sur le sujet des financements.
– La question de la formation et de l’insertion des jeunes les moins qualifiés ainsi que celle du décrochage scolaire dans l’enseignement supérieur doivent aussi être prises en compte, le cadre commun de référence étant la formation tout au long de la vie. Cela implique de valoriser toutes les modalités de formation y compris par la voie de l’alternance en formation initiale. La possibilité de mobiliser des formations courtes (passerelles vers l’apprentissage), pré-qualifiantes et qualifiantes, doit être développée.
– Enfin, il est important d’ancrer réellement le paradigme de « nouvelles chances » (deuxième, troisième…) d’une part en faisant évoluer le statut de l’erreur au sein de l’Ecole et des lieux de formation, d’autre part en donnant une réelle consistance à la formation tout au long de la vie. Les évolutions récentes concernant la Validation des acquis de l’expérience (VAE) y contribuent.
Jean-Paul Delahaye et Frédérique Weixler : Le décrochage scolaire, entre parcours singuliers et mobilisation collective, Berger-Levrault, octobre 2017 , ISBN : 978-2-7013-1959-9