« Il va être question dans ce texte de violence en milieu scolaire, et principalement des violences sexistes, des violences qu’y subissent les filles, mais aussi les garçons qui n’entrent pas dans les normes virilistes, machistes. Il y sera question de la manière dont le « refus du féminin » construit l’inégalité entre les sexes, entre les genres ». Dans un nouveau rapport de l’Observatoire européen de la violence à l’école, Eric Debarbieux met en évidence « l’oppression viriliste » qui s’exerce à l’école et qui pour lui est à l’origine de toutes les formes de violence scolaire. Dans un entretien, il interroge le rapport au genre à l’école et met en évidence la détresse des homosexuel.le.s et des bons élèves dans le système éducatif. Appuyée sur des statistiques et une enquête auprès de 47 000 élèves, son travail interroge l’Ecole et invite les équipes à agir.
Spécialiste de la violence à l’école, longtemps délégué ministériel à la lutte contre les violences scolaires, sous deux présidents, Eric Debarbieux a montré qu’on peut avoir des politiques continues en éducation et que cela porte des fruits. Sous sa direction on est passé d’une approche policière de la violence scolaire à la découverte du rôle du harcèlement. Il a initié des enquêtes de victimation qui ont secoué l’Ecole au point d’engager un nombre croissant et important d’enseignants et CPE dans son combat.
Mais avec ce rapport et cette enquête, Eric Debarbieux part aux sources de la violence scolaire qu’il situe dans l’idéologie machiste. Les violences sont sexistes et relèvent d ece qu’il appelle « l’oppression viriliste ». C’est une certaine représentation de la normalité qui est à l’oeuvre dans les écoles et qui fait des garçons des oppresseurs des filles mais aussi d’autres garçons jugés décalés par rapport à la norme. Ce qu’on reproche aux bons élèves c’est qu’ils se comportent scolairement comme les filles.
Des lieux marquent cette oppression. D’abord la cour de récréation souvent accaparée par les garçons pour des jeux plus ou moins brutaux et non partagés. Ensuite les toilettes, fuies par un tiers des élèves avec tout ce que cela entraine. Dans ces deux espaces la domination des uns sur les autres est marquée sans que cela semble affecter, dans de nombreux endroits, l’Ecole.
Ainsi l’Ecole participe à la construction d’un habitus social qui va organiser la société dans son ensemble. Pour autant, E Debarbieux ne rend pas l’Ecole responsable de tous les maux. « Qu’on ne s’y trompe pas, les violences sexistes ne se construisent pas simplement à l’école, qu’on accuserait ainsi de tous les maux qu’elle n’arriverait pas à contenir. L’école est et reste une chance pour mettre en pratique les valeurs démocratiques que les violences nient. Encore faut-il que cette mission soit véritablement prioritaire ».
Il montre aussi des établissements engagés dans le combat contre l’oppression et invite à les rejoindre. Les témoignages qui accompagnent l’enquête ne nous en laissent pas le choix.
François Jarraud
Eric Debarbieux, Arnaud Alessandrin, Johanna Dagorn et Olivia Gaillard, Les violences sexistes à l’école. Une oppression viriliste. Observatoire européen de la violence à l’école. 2018.
L’ouvrage sera disponible très prochainement sur
et
Eric Debarbieux : L’oppression viriliste , un conformisme des genres
Quel rôle joue l’école dans la transmission de l’oppression viriliste ? Quelles pratiques des établissements scolaires l’aident à s’établir ? Comment lutter contre ? Eric Debarbieux explique son concept et va au bout de son analyse. » Combattre le harcèlement scolaire c’est faire de la politique ».
Votre ouvrage fait un bilan de la violence scolaire et de la violence sexiste dans la société dans son ensemble. L’Ecole est-elle pire que la société ?
Disons qu’il convient de rappeler quelques chiffres simples et terribles en même temps. En 2016, l’enquête « Violences et rapports de genre » (VIRAGE) menée par l’INED comme toutes les enquêtes, est précise : la famille et l’entourage proche constituent un espace majeur de victimation : 5 % des femmes y ont subi au moins une agression depuis leur enfance et 1,6 % au moins un viol ou une tentative de viol. Ces violences se produisent principalement aux jeunes âges : 82 % des viols et des tentatives de viol subis dans la famille débutent ainsi avant les 15 ans de la victime. C’est également l’espace où les hommes déclarent le plus de viols et de tentatives de viol, qui débutent avant 15 ans dans près de 9 cas sur 10. Les violences sexuelles contre les femmes, les hommes et les enfants sont d’abord une affaire d’adultes en dehors du monde scolaire.
La pédophilie elle-même est d’abord une affaire familiale : selon les chiffres du SNATEM (Service National d’Accueil Téléphonique pour l’Enfance Maltraitée – Etude SNATEM 2001) 72% des auteurs de violences sexuelles sur mineurs signalés sont des personnes de la famille, et non pas, comme beaucoup ont à l’esprit, le fait de professionnels au contact de l’enfance ou du « pervers du coin du bois ». Donc ne tombons pas dans la déploration absolue qui ferait de l’école le lieu de tous les dangers et des adolescents des sauvages en furie… Il s’agit bel et bien de ne pas plus exagérer la « part de l’école » comme la « part des jeunes » dans la construction de cette violence.
Vous faites le lien entre la violence scolaire et un habitus que vous appelez le virilisme oppressif. Comment le définir et ce lien est il prouvé ?
Il y a une question essentielle de définition, et je sais bien que c’est ce qui sera le plus difficile à comprendre et à admettre dans ce rapport. Les violences sexistes et de genre correspondent à l’attaque d’un individu en raison de son appartenance à l’un ou l’autre sexe, ou sa non-conformité aux rôles socialement attribués à son sexe. Toute violence peut donc être sexiste… et elles vont alors toujours dans le sens d’un refus du féminin. Les violences « sexistes » ne sont pas forcément sexuelles mais toute violence peut être sexiste dès lors qu’elle cherche à assoir « la loi du plus fort » en s’exerçant sur le faible. Et ce faible est assimilé au « féminin ».
L’oppression viriliste c’est cette imposition d’une norme « virile » par le refus du féminin, la force, l’exclusion sociale etc. C’est en cela qu’elle rejoint largement mes travaux sur le harcèlement, que depuis longtemps j’appelle « l’oppression conformiste ».
Quel rôle joue l’école dans la transmission de cet habitus ? elle le fabrique ? le transmet ? l’imprime dans les mentalités ?
Encore une fois l’école hérite largement d’une situation qui démarre dès avant qu’elle reçoive les enfants. Nous doublons d’ailleurs ce rapport d’une sorte de Bande dessinée qui décrit cette construction de l’inégalité filles-garçons, femmes- hommes de la conception jusqu’aux soins aux personnages âgées, écrite par deux sociologues bordelaises : Arnaud Alessandin et Johanna Dagorn et illustrée par Claire Lemaire. Les apprentissages sociaux différenciés les styles éducatifs y sont rappelés. Maintenant oui l’école contribue à transmettre voire à construire cette inégalité. Ceci se fait de manière très triviale : occupation de la cour de récréation, manière de s’adresser aux élèves, attentes différenciées, orientation, mais aussi « fabrique des garçons » par la punition etc. N’oublions pas cependant qu’il y a une prise de conscience importante et que bien des équipes tentent de s’emparer du sujet. D’ailleurs ce rapport sera aussi adossé à un film tourné par Lisa Azuelos qui est allé à la rencontre de certaines équipes : nous avançons, mais cela reste un combat.
Mais alors comment expliquer que les filles soient moins brutalisées à l’école que les garçons ?
Le fil rouge de ce rapport est en fait assez simple. Les violences sexistes exercées par certains garçons s’exercent contre le « féminin », en assimilant le garçon « faible » à ce féminin. Bref l’oppression viriliste se construit d’abord du garçon contre le garçon « faible » et les filles sont reléguées, assignées à une résidence sociale très stéréotypées. Mais attention nos chiffres montrent aussi qu’un grand nombre de filles peuvent aussi être directement brutalisées. On observe une bascule importante au lycée… La violence physique diminue du primaire au collège (même si elle paraît plus spectaculaire avec des ados) et devient rare au Lycée… mais par contre l’exclusion sociale sur des normes de genre devient forte avec toutes les « phobies » imaginables, comme bien sûr l’homophobie par exemple (gayphobie ou lesbophobie). La transphobie est un analyseur essentiel de cette exclusion.
Important : ce n’est donc pas d’un manque « d’hommes » que manquent les élèves garçons, comme les thèses dites « masculinistes » le disent… Ajouter du viril au virilisme ne peut régler le problème, au contraire même…
Vous évoquez deux autres catégories d’élèves victimes de ce virilisme : les LGBT et les bons élèves. Quel est le rapport ?
Je rappellerai simplement le témoignage récent d’Edouard Louis dans son livre récent « Qui a tué mon père ? » (p. 33) : il rapporte comment être bon élève est pour un garçon parfois inimaginable. Car « il ne faut pas se comporter comme une fille, être un pédé », et en particulier un des plus forts stéréotypes est l’équation fille=bonne élève, garçon=résistant à l’école. Encore Edouard Louis : « Il n’y avait que les filles et les autres, ceux qui étaient suspectés d’avoir une sexualité déviante, pas normale, qui acceptaient de se soumettre aux régles de l’école, à la discipline »… Tout est là…
Un exemple intéressant relevé dans le livre est celui des toilettes scolaires. En quoi est-il significatif ?
D’abord en lien avec la question précédente car les garçons, qui y sont autant victimes que les filles, sont aussi les garçons qui disent avoir subi des insultes homophobes, et ceux qui disent qu’on se moque d’eux car « ils se comportent bien en classe ». Environ un élève sur cinq en primaire, tant filles que garçons se plaignent d’avoir été gênés parce qu’on les regardait dans les toilettes.
Or cela est fortement corrélé à toutes les formes de violence : les élèves qui se plaignent d’avoir été regardés dans les toilettes sont par exemple plus de deux fois plus nombreux que les autres à être fréquemment victimes à répétition de moqueries et d’un surnom méchant, de rejet et d’insultes, trois fois plus de menaces et de coups ou de bousculades intentionnelles, trois fois plus nombreux également à avoir subi un baiser forcé, près de quatre fois plus nombreux à avoir été forcé à se déshabiller. Cinq fois plus nombreux à avoir été rackettés, et quatre fois plus nombreux à avoir été harcelés de manière sévère…
Ensuite car c’est aussi un lieu particulièrement emblématique du « sale boulot » éducatif qui dit beaucoup sur notre école : rappelons qu’une vaste enquête de l’Observatoire national de la sécurité et de l’accessibilité des établissements d’enseignement (2014) a montré que plus d’un tiers des élèves ne fréquentent pas les toilettes. C’est un problème de santé publique lourd. Nos chiffres vont bien dans ce sens et soulignent la grande importance de ne plus considérer les toilettes comme ne concernant pas le travail éducatif. Mais ceci va avec la problématique centrale du « sale boulot » dont on préfère se tenir éloigné versus la noblesse de la transmission des connaissances. Ce n’est pourtant pas franchement un scoop de rappeler que les élèves ont un corps… Mais nous sommes restés profondément dualistes : le corps et l’esprit, comme si l’un n’agissait pas sur l’autre… ou devait être tenu à l’écart dans ses fonctions de base…
Pourtant les enseignants et l’institution scolaire partagent l’idée de l’égalité entre les genres . Comment expliquer que l’école soit instrumentalisée ?
Je le dis et le redis : oui il y a une mobilisation, inégale mais réelle, oui on a une sensibilité forte. Mais les pratiques qui posent problèmes (genre des punitions, toilettes, cour de récréation, prise de parole, effet de groupe…) sont peu interrogées en réalité et cela est souvent considéré, ce qu’on peut comprendre, comme un « à côté militant » plus ou moins suspect que comme une nécessité. Et n’oublions cette campagne mensongère et honteuse contre la pseudo « théorie du genre » voire les rumeurs sur l’apprentissage de la masturbation en maternelle ! Deux tendances lourdes : priorité à la « transmission des connaissances », et prudence avec une opinion publique désinformée…
Vous faites le lien entre des pratiques scolaires et ce virilisme, par exemple à propos des classes de niveaux ou des sanctions. Quel est le rapport ?
Les garçons – ou plutôt certains garçons – se fabriquent comme supervirils à partir de la pose de « l’emmerdeur de service »… Bref plus je suis puni plus je suis un mec. Toutes les tendances répressives lourdes aboutissent au même résultat d’augmentation de la violence… Or c’est là un point totalement aveugle de la formation…. Il ne s’agit pas d’être « pour » ou « contre » la répression mais d’éviter la magie du « tout répressif » qui aggrave le phénomène ou de la non-réaction qui donne autorisation à continuer.
Je suis très frappé dans mes enquêtes récentes (dont celles-ci) de voir à quel point on a un nombre grandissant dans les établissements fragiles (et fragiles car avec des équipes peu soudées et un turn over important) du sentiment « d’injustice » des punitions…. Mais attention dans les deux sens : des élèves qui s’estiment injustement punis ou trop punis, des élèves nombreux également qui estiment n’être pas assez protégés…. Il y a une réflexion urgentissime à mener sur le sujet !!! Mais pas simplement en terme de circulaire… en termes de formation et dans les établissements eux-mêmes.
Quant aux « classes de niveaux » c’est de la criminologie de base : mettez ensemble des individus difficiles vous augmenterez leurs compétences sociales à faire bande contre vous. Voyez vous je suis un peu las parfois de répéter les enseignements fondamentaux de la recherche (et pas que des miennes !) : les facteurs scolaires les plus liés à la violence (sous toutes ses formes) sont l’instabilité des équipes, le groupement des individus difficiles, le sentiment d’injustice… Tant qu’on ne s’attaquera pas à ces trois problèmes on ne réglera rien.
Vous donnez des exemples d’établissements qui luttent efficacement. Que peut faire un enseignant ?
Ce sont des établissements… pas seulement des établissements. D’ailleurs je ne saurais assez insister sur la manière dont beaucoup de CPE, mais aussi d’adjoint.es sont au cœur des dispositifs qui fonctionnement. La difficulté est justement de penser que ces questions ne concernent que la direction et la vie scolaire…
J’insisterai surtout sur l’idée que cette construction sexiste est très prégnante au primaire, niveau qui n’a pas de vie scolaire et où les directions croulent (seules) sous les tâches administratives et les injonctions paradoxales. Là encore la question de la prévention est essentielle ! Mais elle n’a pas bonne presse en France… Il est pourtant plus difficile de réparer des adolescents et des adolescentes brisées que de construire une prévention précoce.
Vous avez porté la question de la violence scolaire à un haut niveau dans l’institution aussi bien sous Sarkozy que sous Hollande donnant un rare exemple de politique continue au delà de l’alternance politique. Pourtant vous dites que « combattre le harcèlement scolaire c’est faire de la politique ». En quoi est ce une question politique ?
Ce parcours transpartisan m’a été un moment reproché… Mais il faut aller au charbon, persuader, râler s’il le faut… Je pense avoir un peu pu faire avancer la cause du « harcèlement » en milieu scolaire (même si le ministère actuel semble assez mal s’en souvenir…). SI je parle de ce combat comme un combat « politique » c’est car il est aussi sociétal. C’est de la vraie politique. Je veux dire une question de vivre-ensemble dans la Polis, la cité.
Quand les arguments du débat public deviennent la haine de l’autre – quel que soit l’autre, mais on comprendra bien ici de l’autre « féminin » – alors la violence à l’école, celle des jeunes, reflète les intolérances adultes… Sachons aussi balayer devant notre porte… Et ce n’est pas neutre comme prise de position personnelle que je termine ce rapport par une phrase tirée du King Kong Théorie de Virginie Despentes : « Le féminisme est une aventure collective, pour les femmes, pour les hommes et pour les autres. Une révolution bien en marche. Une vision du monde, un choix ».
Propos recueillis par François Jarraud