« Le coût d’apprentissage de l’orthographe française, en temps et en efforts, est en effet très élevé, pour des résultats médiocres : en conséquence, le maintien en l’état de la norme rend la maitrise de la langue écrite inaccessible à beaucoup d’utilisateurs, francophones ou étrangers ». A la veille de la publication de nouveaux programmes du primaire, Antoine Fetet, maître formateur, défend l’idée de la simplification orthographique. Pour cela il suffirait d’une prise de conscience. « Les enseignants attendent un changement de la part des éditeurs, qui eux-mêmes espèrent une orientation sans équivoque du Ministère et une demande forte… des enseignants. Qui fera le premier pas ? Est-ce si difficile que ça de se jeter à l’eau ? Quel sera le prix à payer pour les différentes catégories d’utilisateurs de la langue ? »
En 1990, l’Académie Française approuvait un certain nombre de rectifications visant à supprimer une série d’anomalies de l’orthographe française. Il ne s’agissait pas pour l’Académie d’imposer ces rectifications de manière autoritaire, mais plutôt que les soumettre « à l’épreuve du temps ».
Le débat public qui eut lieu à l’époque privilégia souvent l’expression de positions extrêmes : ici, on entendait les défenseurs de l’orthographe ancienne expliquer que toucher à un seul accent circonflexe ébranlerait tout l’édifice d’une orthographe parvenue à un état de perfection supposé ; là, on entretenait la crainte irraisonnée d’un glissement de l’orthographe vers une transcription phonétique pure et simple de l’oral, rendant la communication impossible entre générations.
En réalité, la réforme ne propose que l’harmonisation de séries disparates, la rectification d’anomalies évidentes qui ne doivent rien à l’étymologie (charriot, imbécilité, etc.), ainsi qu’un certain nombre d’évolutions favorisant la maitrise effective du français écrit par un plus grand nombre d’utilisateurs que ce n’est aujourd’hui le cas. Il est à noter que ces recommandations ne concernent pas l’orthographe grammaticale.
Le cout d’apprentissage de l’orthographe française, en temps et en efforts, est en effet très élevé, pour des résultats médiocres : en conséquence, le maintien en l’état de la norme rend la maitrise de la langue écrite inaccessible à beaucoup d’utilisateurs, francophones ou étrangers. L’apprentissage du français langue étrangère est d’ailleurs en nette perte de vitesse, la complexité de son orthographe constituant un facteur important de cette désaffection.
Une fois le fracas des polémiques de 1990 retombé, le sujet n’est jamais revenu au premier plan de l’actualité, comme si le statu quo actuel en faveur de l’ancienne orthographe devait se prolonger indéfiniment… Pourtant, certains signes encourageants laissent penser que la réforme n’est pas tout à fait morte :
· Les logiciels de traitement de texte, les correcteurs orthographiques et les dictionnaires sont de plus en plus nombreux à inclure les rectifications orthographiques. La dernière édition de la célèbre grammaire de Grevisse, Le bon usage, a intégré l’ensemble des recommandations de 1990.
· Des revues et des ouvrages, notamment de didactique du français, sont régulièrement publiés en orthographe recommandée.
· En 2004, le document d’accompagnement des programmes du primaire concernant l’observation réfléchie de la langue au Cycle 3 comportait en annexe une description détaillée des recommandations. Le document ne fut jamais publié, pour des raisons n’ayant rien à voir avoir la réforme de l’orthographe…
· En 2007 enfin, les programmes du Cycle 3 précisent pour la première fois qu’ « on s’inscrira dans le cadre de l’Orthographe rectifiée. Les rectifications définies par l’Académie Française ont été publiées au Journal Officiel de la République française le 6 décembre 1990, édition des Documents Administratifs. Elles se situent tout à fait dans la continuité du travail entrepris par l’Académie Française depuis le XVIIème siècle, dans les huit éditions précédentes de son dictionnaire. » Cette recommandation institutionnelle, longtemps attendue par les partisans de la réforme, provoque un nouvel espoir et relance son actualité.
Nous sommes sans doute à un moment décisif pour la diffusion généralisée des rectifications de 1990. De nouveaux programmes pour l’école primaire sont actuellement à l’étude et il est souhaitable que l’incitation à enseigner la nouvelle orthographe soit encore plus clairement affirmée que dans la précédente édition. Le Ministère de l’Education Nationale pourrait également renforcer le nécessaire accompagnement des enseignants, pas toujours très au fait des rectifications.
Passons rapidement en revue les positions des différents acteurs de cette évolution de l’orthographe :
Du côté des enseignants, on se dit souvent prêt à respecter les recommandations, mais on met en avant le problème de la présence en classe de manuels, dictionnaires, ouvrages de littérature de jeunesse, tous publiés dans l’ancienne orthographe… Il y a un souci de cohérence qui fait dire en quelque sorte : « Quand mes collègues, les auteurs et les éditeurs appliqueront la réforme, je l’appliquerai également… »
Cette attention à ne pas déstabiliser les élèves est très respectable. On peut toutefois rassurer parents et enseignants : on sait aujourd’hui qu’il ne suffit pas d’être exposé à une orthographe correcte pour en assimiler soi-même les règles. Si c’était le cas, nous aurions tous acquis, sans effort, l’orthographe par le simple fait de lire ! L’apprentissage de l’orthographe passe nécessairement par un apprentissage, à l’école, de ses règles et de ses principes. Etre confronté tantôt à la nouvelle orthographe, tantôt à l’ancienne, ne saurait constituer un risque en soi.
De plus, il existe un nombre important de tolérances orthographiques qui ne sont pas apparues avec les recommandations de 1990 ! Songez par exemple aux variantes cuiller/cuillère, clef/clé, resurgir/ressurgir qui cohabitent dans la langue sans que cela ne perturbe personne !
Du côté des éditeurs, une certaine prudence est généralement de mise, même si certains signes encourageants apparaissent ici et là[1]. Il existe probablement une crainte liée à des enjeux économiques, et la stratégie adoptée par ce milieu professionnel s’apparente à un attentisme prudent : si, un jour, les enseignants envoient un signe clair en faveur de la réforme, alors seulement on peut penser que la position des éditeurs a quelque chance d’évoluer.
Du côté des parents d’élèves, et plus généralement de la société, on peut noter une double aspiration qui semble contradictoire : d’une part, les parents réclament le retour à un l’enseignement plus résolu de l’orthographe ; d’autre part, on demande à l’école de mieux préparer les élèves à leur insertion dans la vie active, et on lui assigne de plus en plus de missions (utilisation des TICE, éducation à la citoyenneté, développement des pratiques artistiques et culturelles, renforcement de l’éducation physique et sportive, entrée dans la culture scientifique et technologique, …) Toutes ces missions ont mécaniquement réduit, durant les trente dernières années, le temps disponible en classe pour la maitrise de la langue.
Le respect des recommandations de 1990 permettrait de diminuer (et encore, bien modestement !) la difficulté d’apprentissage de notre orthographe : au niveau pédagogique, les enseignants pourraient se consacrer à des tâches et activités qui sollicitent davantage la réflexion, la logique, la systématisation que la surcharge de la mémoire, l’acceptation de l’arbitraire où la soumission au (dés)ordre établi.
Et du côté des élèves ? Il n’est pas contestable que l’apprentissage de l’orthographe recommandée bénéficierait d’abord aux élèves eux-mêmes. Ils sont aux prises avec une orthographe extrêmement complexe, caractérisée par le manque de systématisme des séries lexicales et par l’exception à la règle. La perspective n’est pas simplement de rendre cet apprentissage plus aisé, mais surtout de fournir, à l’avenir, aux francophones de tous âges et de toutes conditions un outil de communication écrite plus performant, moins discriminant socialement, et contribuant à réduire la fracture linguistique constatée aujourd’hui.
En résumé, les enseignants attendent un changement de la part des éditeurs, qui eux-mêmes espèrent une orientation sans équivoque du Ministère et une demande forte… des enseignants. Qui fera le premier pas ? Est-ce si difficile que ça de se jeter à l’eau ? Quel sera le prix à payer pour les différentes catégories d’utilisateurs de la langue ?
D’abord, un rappel s’impose : l’Académie Française a précisé que les deux formes d’un mot, ancienne et nouvelle, devaient être considérées comme également correctes. Nul n’est donc obligé d’appliquer ces rectifications, la liberté reste totale. Les générations d’adultes n’ont pas à changer leurs habitudes si elles ne le souhaitent pas. Par ailleurs, la compréhension mutuelle est assurée entre utilisateurs de la nouvelle orthographe et de l’ancienne, car les différences restent minimes et n’entravent en rien la lecture.
Les éditeurs eux-mêmes n’ont pas à précipiter les choses ou à basculer brusquement dans la nouvelle orthographe : on peut très bien imaginer que les publications pour la jeunesse (manuels, littérature, revues) soient éditées en orthographe rectifiée, tandis que la production destinée aux adultes conserverait, pendant un certain nombre d’années de transition, l’orthographe traditionnelle.
Finalement, une seule catégorie d’utilisateurs a un effort réel à fournir : il s’agit des enseignants. Quel sera, pour eux, le prix à payer ? Je me permets de relater ici mon expérience personnelle, même si je sais les limites du procédé…
Au départ, les nouvelles graphies m’ont posé problème, et j’ai d’abord pensé ne jamais pouvoir m’y habituer. La fréquentation assidue d’excellentes revues (comme Repères-INRP, publiée depuis de nombreuses années en orthographe rectifiée) m’a progressivement habitué à ces nouvelles graphies qui ne me choquent plus du tout désormais. Je me suis également habitué, par exemple, à supprimer les accents circonflexes sur les i et les u ; ceci a pris très peu de temps, et j’apprécie le recours beaucoup moins fréquent à certaine touche du clavier… Plus difficile peut-être à concevoir pour qui ne l’a pas éprouvé, la coexistence des deux systèmes de graphies ne me pose aucun problème : habitué à l’ancienne orthographe comme à la nouvelle, j’ai assimilé et admis l’égale valeur de l’une et de l’autre. Cet apprentissage, dans mon cas personnel, n’a donc pas été aussi douloureux ou couteux que je pouvais le craindre avant de m’y engager.
« L’usage tranchera », indiquait l’Académie Française dans sa grande sagesse il y a dix-huit ans. Mais à force de prudence et d’attentisme, on ne laisse guère de chance à l’usage de trancher … Il serait hypocrite de prétendre que la réforme est un échec, alors qu’aucun des acteurs du monde de l’enseignement ou de l’édition ne l’a vraiment mise en œuvre ! Qui de ces acteurs fera le premier pas ?
C’est une question dont peuvent s’emparer les auteurs et les éditeurs de manuels, de littérature de jeunesse et de magazines pour enfants, les enseignants du premier comme du second degré, les concepteurs des programmes officiels du primaire et du secondaire.
Pour ma part, je formulerai ces quelques propositions :
· Laissons une chance aux recommandations de 1990 d’être diffusées et progressivement adoptées par les jeunes générations,
· Laissons dans le même temps les adultes qui ont appris l’ancienne orthographe la liberté d’évoluer vers la nouvelle ou de conserver l’usage ancien,
· Faisons ensemble le pari que, progressivement, sans drame ni rupture de communication entre les générations, l’évolution de l’orthographe aura lieu sans que personne n’ait à en pâtir,
· Faisons également le pari que la langue française est capable d’une évolution raisonnable et raisonnée, et d’une adaptation aux usages, au bénéfice de son rayonnement et de sa diffusion dans le monde contemporain,
· Faisons enfin (et peut-être surtout) le choix d’une équité plus grande dans l’accès à la communication écrite, et d’une volonté plus affirmée de réduire la fracture linguistique.
Antoine Fetet
Enseignant
Et quand malgré nos vieux réflexes
On posera plus nos circonflexes
Sur « maitresse » et « enchainé »
On fera un drôle de nez !
Mais les générations prochaines
Qui mettront plus d’accent à « chaines »
Jugeront que leurs ainés
Les ont longtemps trainées
La réforme de l’orthographe
Contrarie les paléographes
Depuis qu’un « l » vient d’être ôté
À « imbécillité » !
Pierre Perret, « La réforme de l’orthographe »
[1] Ainsi, les éditions Larousse ont annoncé leur intention de publier le dictionnaire Larousse Maxi débutants en tenant compte des rectifications ; le SCÉRÉN-CRDP de Bourgogne a accepté de publier mon ouvrage Le verbe au quotidien – Cycle 3 en orthographe recommandée.