Enseignante en sociologie de l’éducation à l’Université de Paris Descartes, Anne Barrère s’intéresse à la « la culture scolaire à l’épreuve de l’expérience juvénile ». L’expérience juvénile met l’école et les enseignants au défi. De son côté, la culture scolaire qui inclut les savoirs scolaires, les relations, le rapport au temps et à l’écrit, change constamment … tout en restant la même. Les programmes, les réformes apportent des modifications, le cadre évolue peu : on retrouve toujours un enseignant dans sa classe devant un groupe.
L’école bousculée
Anne Barrère a réalisé une série d’enquêtes sur l’école dont une sur l’éducation buissonnière. Son constat : la culture scolaire est malade de la pression sociale. Cette pression sociale existe depuis la massification de l’école secondaire qui a succédé à l’école ségrégative. Le malaise se traduit dans le quotidien de la classe par l’accusation réciproque des enseignants et des élèves d’être utilitaristes et d’instrumentaliser l’école. Le rapport à l’évaluation est dans ce sens exemplaire. Les enseignants opèrent un déni du social, souhaitent transmettre une culture non instrumentalisée par l’insertion sociale et professionnelle. Or, les élèves comptent les notes car ils savent que les résultats scolaires sont déterminants pour l’avenir professionnel, que l’école est un instrument de sélection sociale. Ils ont également l’impression que ce sont les résultats, les meilleurs et les plus mauvais, qui motivent l’intérêt des profs (bons ou mauvais). Ils ont envie d’une reconnaissance pour eux-mêmes, et non par leurs résultats Le malentendu est profond. L’enseignement secondaire avait pour projet de former les généralistes avec une forte notion de gratuité, loin de l’utilitarisme. Aujourd’hui, ce qui est gratuit pour les jeunes c’est ce qu’ils trouvent dans leur vie extra scolaire. La gratuité culturelle existe en dehors de la sphère de l’école et permet une décompression par rapport à la pression scolaire.
Pour Anne Barrère, la culture scolaire n’éduque plus dans le sens où elle n’a plus de projet politique clair de formation de l’individu. L’école est en défaut de projet et les exercices scolaires ne sont plus reliés à des projets. L’école forme le caractère par défaut, en jugeant les individus et rencontre de multiples formes de résistance comme le refus ou l’abstinence de travailler. Pour la sociologue « on peut avoir l’impression troublante qu’un entraineur de foot dit plus de choses substantielles sur l’échec et la réussite qu’un prof du secondaire ». On ne sait plus quel individu on veut former. Le modèle de la réussite pourrait primer mais il est peu assumable par l’école puisque l’idéal de méritocratie scolaire n’a plus cours.
Culture scolaire vs culture de masse ?
Les adolescents se forment ailleurs dans une éducation buissonnière. Ils se forment dans cette sphère au sens grec dans la mesure où ils affrontent des épreuves : la démesure avec une multitude d’activités et d’informations disponibles, l’intensité avec des injonctions sociales à être passionnés, la recherche d’une singularité face à la normalisation. Anne Barrère relaie les propos d’une adolescente de 3e rencontrée lors d’une de ses enquêtes : « j’ai envie d’être unique mais tout le monde veut faire comme moi, c’est ça le problème » une ado de 3e. Le tournant numérique a épaissit le quotidien adolescent.
La culture de masse est une mauvaise ennemie pour l’école. Les formes de culture de l’image, du numérique se heurtent à une culture scolaire basée sur l’écrit. C’est une ennemi difficile et sournois contrairement aux bons ennemis de l’école aux temps de sa fondation facilement définissables : la religion et le local puisqu’il s’agissait de construire une culture nationale. On faisait rupture et on savait pourquoi. : La culture de masse digère tout y compris les savoirs scolaires, glisse dans son fourre-tout Madame Bovary et Secret Story, les équations du second degré et le passing shot. Des disciplines comme la musique, les arts plastiques ou l’EPS sont les plus au front. Dans leurs programmes et leurs pratiques, le numérique est pourtant peu intégré. S’il l’est, la plupart du temps c’est pour couper du blog, des réseaux sociaux, pour insérer une coupure avec la société. Cette coupure doit être faite à certains moments. A d’autres, le narratif utilisé dans la culture télévisuelle, numérique fait irruption dans la culture scolaire. Le lieu de la coupure, ses délimitations sont floues. Pourquoi on ferme les portables, pourquoi on coupe ? L’école doit pouvoir dire pourquoi elle coupe de la société et à quels moments.
Pression, décompression
Les enseignants doivent de plus en plus légitimer les savoirs. La question de la motivation est à l’épreuve. Ce que rencontrent les élèves à l’extérieur renforce cette question. Les jeunes trouvent parfois plus d’intensité qu’à l’école. La pression pour le monde scolaire s’en trouve renforcée. La culture juvénile est aussi une expérience de groupe or, le groupe d’adolescents met le professeur à l’épreuve. Parfois le groupe constitué à l’extérieur se retrouve dans la classe sans que les enseignants n’aient une idée de ce qu’il se passe à l’extérieur. En face, le collectif adultes est peu voire pas consistant. « Il faut pouvoir faire ensemble et faire collectif face aux jeunes » précise Anne Barrère. L’expérience juvénile est un ennemi insaisissable qui se fait parfois ami lorsque des enseignants l’utilisent.
De grands chantiers se présentent à l’école. Il faut diminuer la pression scolaire sur une partie du cursus incluant au moins au moins école primaire et collège, repenser ce cursus pour qu’il soit accessible à l’ensemble d’une classe d’âge. La pression scolaire est encore plus forte en France que dans les autres pays européens. Les adolescents le ressentent et il faut les prendre au sérieux lorsqu’ils disent qu’ils veulent décompresser. La pression s’exerce aussi par la temporalité scolaire, la place qu’occupe le temps scolaire dans la vie. Pour Anne Barrère, soit on accepte que l’école ne soit plus que certifiante et on laisse tomber un projet éducatif comme le préconisait Illich ; soit on refonde le projet. Cette refondation est déjà opérée par un certain nombre d’enseignants qui exploitent de façon dispersée un espace de liberté. Ce sont eux qui font le lien entre culture scolaire et expérience juvénile.
Les adultes à l’école sont confrontés à des conditions de société inédite. Les adolescents de leur côté ne s’en sortent pas si mal et l’école doit considérer ce qu’ils font, prendre en compte la poly activités, les formes de culture que rencontrent, seuls, les adolescents. Relier culture scolaire et expérience numérique devient un enjeu fort pour l’école, la société.
Monique Royer
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