« Lorsque l’on s’intéresse à l’enseignement du premier degré, on s’aperçoit rapidement que le directeur est directeur, certes, mais pas seulement ». Dans sa chronique, Boris Chiron parle de son statut de directeur, de ses difficultés qu’il compare au visage de Janus et « de deux costumes, celui de l’enseignant et celui du directeur ». Il évoque aussi la qualité des enseignements du directeur qui peut en pâtir. « La préparation des cours, et par conséquent leur renouvellement, est plus difficile à assurer, le suivi des élèves également ».
En 2022, seules 8,6% des directions d’école étaient totalement déchargées[1]. Pour la grande majorité restante, la réalité du quotidien d’un directeur d’école doit inévitablement s’articuler avec une activité d’enseignant, conciliant les tâches de direction et le souci des élèves de la classe dont il a la charge. Cette situation, spécifique au 1er degré et assez méconnue du grand public, c’est celle que je vis chaque jour au sein de mon école.
« Mieux vaut donc être bon en dissociation de la personnalité pour assurer la fonction de directeur »
Dans le second degré, un professeur est professeur et un principal est un principal tout comme le proviseur. Lorsque l’on s’intéresse à l’enseignement du premier degré, on s’aperçoit rapidement que le directeur est directeur, certes, mais pas seulement. En effet, il a été considéré que cette fonction pouvait facilement se combiner avec le métier d’enseignant. C’est pourquoi un directeur d’une école de 3 classes, environ 75 élèves, aura un jour par mois pour s’y consacrer. Autre exemple : une directrice d’une école de 11 classes, ayant la charge de 275 élèves, une capacité digne de certains collèges, se verra octroyer 2 jours de décharge, et sera les 2 autres jours de la semaine en classe. Ce n’est qu’à partir de 13 classes qu’une décharge équivalente à 100% du temps de classe est accordée [2]. Il va sans dire que la décharge est le plus souvent théorique et que la pratique vérifie bien que la fonction de direction occupe bien plus de temps que les textes ne le soutiennent. En réalité, un enseignant qui se verra accorder un tiers de son temps pour se consacrer à la direction et deux tiers de celui-ci pour la réalisation de sa classe, effectuera plus souvent la répartition inverse : deux tiers du temps se rapportant à la direction, et un tiers à sa classe.
Mieux vaut donc être bon en dissociation de la personnalité pour assurer la fonction de directeur. Comment être par exemple considéré par des parents comme l’enseignant de leur enfant lors d’un rendez-vous, et comme le directeur de l’école le matin au portail ? Comment faire en sorte que les élèves nous reconnaissent à la fois comme le directeur dans certaines situations et comme un enseignant lambda dans d’autres ? Enfin, comment se positionner dans une équipe pédagogique lorsque l’on est à la fois un membre qui exerce le même métier que le reste du groupe et celui qui la “pilote” selon les dires de la dernière loi Rilhac[3] ? Le directeur se doit donc de s’inscrire directement dans la compétence “Concevoir et réaliser des actions à visées expressive, artistique, esthétique” du programme de cycle 2 et 3 puisqu’il devient, de fait, un maître dans l’art du jonglage entre sa position de directeur et celle d’enseignant. Il faut en effet jongler entre les demandes de l’ensemble des parents d’élèves et celles de ceux de sa classe, jongler entre les besoins des collègues et ses propres nécessités pédagogiques, jongler entre les devoirs de l’enseignant et ceux du directeur, jongler entre l’aménagement de sa classe et celui de l’école toute entière… finalement jongler entre différentes focales plus ou moins micro ou macro.
Qualité des enseignements dispensés par le directeur…
Cette situation inconfortable peut par ailleurs engager des sortes de conflits d’intérêt. En effet, lorsqu’il s’agit de se préoccuper des élèves à besoins éducatifs particuliers (EBEP), l’enseignant-directeur sera potentiellement plus sensible au fait de faire avancer le cas d’un élève se trouvant dans sa propre classe. Par ailleurs, quand des choix doivent être réalisés par l’école, dont le directeur gère le budget, celui-ci pourrait être tenté de faire des choix plus avantageux pour sa propre classe, ou de contrevenir à des choix réclamés par les autres collègues. C’est également par le directeur que passent la plupart des propositions d’interventions, de projets ou de spectacles, venant de l’extérieur. Va-t-il les valider si ceux-ci ne se tournent pas vers sa classe mais vers la majorité des classes de l’école ? Autant d’exemples qui permettent de mieux saisir ce tiraillement qui peut exister dans certains établissements. Encore une fois, le directeur doit jongler entre l’intérêt général de l’école et l’intérêt particulier de sa classe en prêtant attention à ne pas les mélanger.
Même si c’est une donnée difficile à quantifier, il ne fait aucun doute que ce double-jeu ne peut qu’avoir un impact, le plus souvent négatif, sur la qualité des enseignements dispensés par le directeur. Une telle charge prend du temps, de l’énergie, de l’attention, de l’espace cognitif, autant d’éléments qui ne peuvent pas être pleinement mis à disposition des élèves. En effet, la préparation des cours, et par conséquent leur renouvellement, est plus difficile à assurer, le suivi des élèves également.
Attention donc à cloisonner, ne pas mélanger, lorsque cela est possible, son temps et son espace de classe avec celui de direction. L’enseignant-directeur se doit d’être consacré pleinement à son rôle d’enseignant sur son temps de classe, tout en grappillant le moindre moment pour assurer son rôle de directeur, avant ou après la classe, sur la pause méridienne ou encore pendant les récréations. Ses journées ne connaissent ni les pauses ni l’ennui.
Ainsi se dessine l’exercice d’une direction au sein de la majorité des écoles françaises. Un rôle qui, tel Janus, dieu romain des choix reconnaissable à ses deux visages[4], exige de savoir se parer de deux costumes, celui de l’enseignant et celui du directeur.
Boris Chiron
[1] Note d’Information, n° 23.44. DEPP
[2] Décret n° 2022-541 du 13 avril 2022 fixant le régime des décharges de service des directeurs d’école
[3] Décret n° 2023-777 du 14 août 2023 relatif aux directeurs d’école
[4] Janus est le dieu romain des commencements et des fins, des choix, du passage et des portes. Il est bifrons (« à deux visages ») et représenté avec une face tournée vers le passé, et l’autre sur l’avenir
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