La lecture fait partie des activités au cœur de l’école, et son apprentissage est une étape essentielle de l’entrée en scolarité. Les pratiques de la lecture sont variées, de la lecture plaisir à la lecture imposée, en passant par la lecture à voix haute ou la lecture individuelle. David Sire place la lecture dans une démarche de pédagogie active et de projet, qui conjugue le « bien lire » et lire avec plaisir. Il est l’auteur d’un livre Sasha et Icarus accompagné d’un livret pédagogique. Il répond aux questions du Café pédagogique.
Vous proposez un livre pour enfants Sasha et Icarus et un guide : « Coopérer pour comprendre ». Quelle est la démarche de votre outil et quelles sont les modalités de travail ?
J’enseigne depuis 20 ans en CM2 et il y a quelques années lors d’une conférence de Catherine Tauveron à laquelle j’avais assisté, une phrase m’avait marqué : « Ce que l’on doit chercher chez les élèves, ce n’est pas le questionnaire mais le questionnement. » Cette idée m’a profondément influencé dans ma manière d’aborder l’enseignement de la lecture. En effet, beaucoup d’élèves pensent qu’il suffit de lire les mots pour accéder au sens. De plus, si dans la classe, la compréhension de texte se résume à un travail autour du lexique complété par des petites questions de “compréhension” avec des mots à retrouver dans le texte, on conforte les élèves dans cette représentation de la lecture. Pourtant, la compréhension va bien au-delà de ce simple déchiffrage. Comme l’a dit Umberto Eco, « un texte est paresseux et il veut que quelqu’un l’aide à fonctionner ». Le lecteur a un rôle actif dans la construction du sens. Il doit interagir avec le texte, combler les espaces blancs et relier les informations entre elles pour accéder au sens. Ce processus n’est pas inné chez les élèves et nécessite un véritable apprentissage. Durant plusieurs années, je me suis donc inspiré des travaux d’auteurs comme Eveline Charmeux, Roland Goigoux, et Catherine Tauveron pour concevoir des situations-problèmes en lecture. Ces activités visaient à placer les élèves dans une posture réflexive et à développer leurs compétences de lecteur. Cependant, j’ai rapidement ressenti un manque de lien entre ces différentes séances et elles manquaient de cohérence pour les élèves. Comme l’expliquent Downing et Fijalkow dans Lire et raisonner, « la caractéristique fondamentale du succès en lecture doit être la clarté cognitive ». L’élève doit comprendre pourquoi et comment il apprend une nouvelle stratégie de lecture.
C’est dans cette optique que j’ai créé Sasha et Icarus. Ce roman fantastique sert de fil conducteur pour relier les différentes situations-problèmes en lecture que j’avais conçues tout en donnant du sens aux apprentissages. L’histoire suit Sasha, qui découvre une clé magique la transportant dans une aventure. Icarus, une I.A., semble être l’auteur de l’histoire et intervient régulièrement pour poser des questions au lecteur. Chaque chapitre du livre soulève des questions auxquelles les élèves doivent réfléchir collectivement, les amenant ainsi à évoluer dans leur posture de lecteur. Le guide pédagogique et le roman fonctionnent en symbiose car le roman donne du sens aux séances du guide et les séances du guide permettent de mieux comprendre le roman. Chaque séance d’apprentissage débute par la lecture d’un chapitre de Sasha et Icarus. Ensuite, les élèves participent à une activité d’apprentissage tirée du guide. Quand ils retournent à la lecture du livre, leur compréhension s’enrichit grâce aux compétences qu’ils viennent de développer.
Dans quel contexte s’inscrit cet ouvrage ? Y a-t-il « une » méthode de lecture ?
L’outil que je propose n’est pas vraiment une « méthode » au sens traditionnel du terme, car il ne suit pas une progression rigide. L’histoire de Sasha et Icarus a été imaginée après coup pour donner du sens aux différentes séances d’apprentissage que j’avais conçues. J’ai donc organisé l’histoire autour de celles-ci. L’organisation des séances est par conséquent totalement arbitraire, elle aurait pu être totalement différente si l’histoire avait été différente. Elle sert de fil conducteur, mais l’organisation des séances reste flexible et peut s’adapter aux besoins de la classe. Pour moi, l’apprentissage de la lecture n’est pas un processus linéaire, où l’on gravirait des marches une à une. Il s’agit plutôt d’un cheminement au cours duquel les représentations des élèves évoluent au fur et à mesure de leurs découvertes, un peu comme un puzzle que l’on complète progressivement grâce aux compétences acquises. Dès le chapitre 5, les élèves peuvent terminer l’histoire de Sasha et Icarus seuls, sans que cela ne compromette leur apprentissage. À tout moment, l’enseignant peut revenir sur un chapitre pour introduire une nouvelle stratégie de lecture ou renforcer une compétence déjà travaillée. Même si certaines séances sont laissées de côté, cela n’affectera pas la compréhension globale du texte. Cependant, la fin du livre, avec son dénouement inattendu, requiert une véritable réflexion en groupe pour en saisir toute la portée. Plusieurs adultes, après avoir lu le livre, m’ont confié que la fin ne leur était pas immédiatement accessible. C’est pourquoi la mutualisation des idées entre pairs devient essentielle pour construire une compréhension profonde du texte.
Ce guide se veut avant tout un outil pour offrir aux enseignants une autre manière d’aborder la lecture en classe, dépassant les pratiques habituelles, souvent centrées sur des exercices de lecture individuelle ou à voix haute. Les préconisations officielles insistent souvent sur la fluence, tandis que notre objectif est d’amener les élèves à se questionner et à coopérer pour accéder au sens, plutôt que de simplement répondre à des questions. Ce travail coopératif nourrit le discours intérieur des élèves et les aide à devenir des lecteurs plus compétents et autonomes. Certes, nous cherchons à ce qu’ils puissent lire seuls, mais n’est-il pas plus efficace de leur offrir d’abord l’opportunité d’expérimenter en groupe pour construire de nouvelles compétences ?
Enfin, il ne s’agit pas d’une méthode dans la mesure où les écrits utilisés ne sont pas artificiels. Ils proviennent de véritables œuvres de la littérature jeunesse. Comme le souligne Eveline Charmeux dans un article récent du Café pédagogique, « Il n’y a pas un apprentissage de la lecture, mais des apprentissages liés aux divers types d’écrits. Et c’est sur eux qu’on doit apprendre à lire : seuls de vrais écrits, de la vie sociale, peuvent être des supports d’apprentissages. »[1] J’ai d’ailleurs échangé avec elle pour concevoir cet outil. Les élèves sont ainsi amenés à réfléchir sur des textes variés, tels que ceux de Bernard Friot (qui a préfacé le guide), Roald Dahl, Arthur Conan Doyle, Sophie Audouin-Mamikonian, Jules Renard, ainsi que des textes documentaires, poétiques et théâtraux. Une séance porte même sur les mangas, en utilisant L’Attaque des Titans comme support. Cette diversité permet aux élèves de développer une culture littéraire tout en abordant la lecture sous différents angles, ce qui enrichit leur palette de compétences.
L’apprentissage de la lecture est profondément social, dites-vous. Qu’est-ce que cela signifie ? qu’est-ce qu’une lecture coopérative ?
Coopérer, c’est être en interaction avec d’autres pour que chacun en tire des bénéfices individuels. Dans un contexte de lecture, cela signifie que les élèves échangent leurs pensées et leurs idées, ce qui leur permet non seulement de mieux comprendre le texte, mais aussi de développer des compétences essentielles telles que la capacité à formuler des jugements, reformuler des passages, exprimer des émotions ou argumenter en s’appuyant sur le texte. L’un des aspects essentiels de la lecture coopérative est la verbalisation des pensées, qui permet aux élèves de structurer leur réflexion et de progresser. Ce processus développe plusieurs compétences de lecteur, telles que relever et écarter les éléments peu pertinents lors d’une reformulation, identifier et mettre en relation différents indices du texte et enfin inférer des informations non explicites à partir du texte.
Lorsque les élèves expriment leurs pensées devant leurs pairs, cela bénéficie à tous. En se questionnant à voix haute et en verbalisant ce qui leur pose problème, ils mettent en lumière les stratégies qui leur permettent d’avancer dans la compréhension du texte, malgré les obstacles initiaux. Ceux qui rencontrent des difficultés peuvent ainsi constater que même les élèves les plus à l’aise sont parfois confrontés à des obstacles dans leur compréhension. Verbaliser ces problèmes et les stratégies adoptées pour y répondre offre aux lecteurs moins aguerris l’occasion d’apprendre des autres. Avant toute coopération, chaque élève doit d’abord lire seul le texte et tenter de se l’approprier. Cette phase individuelle est essentielle, car elle prépare le terrain pour le travail en groupes restreints, appelés cercles de lecture. Lorsque les élèves partagent leurs points de vue, qu’ils soient convergents ou divergents, ils sont souvent amenés à reconsidérer ce qu’ils avaient compris jusque-là. Comme le souligne Catherine Tauveron, un dispositif de questionnement du texte est fertile lorsqu’il permet aux élèves de rencontrer le texte et de se l’approprier en interaction avec leurs pairs, plutôt que de simplement répondre aux questions d’un manuel.[2]
L’apprentissage de la lecture est donc profondément social parce qu’il repose sur une dynamique d’échanges et de co-construction du sens. En réfléchissant ensemble, les élèves développent non seulement des compétences de lecteur, mais aussi des compétences relationnelles et langagières, tout en enrichissant leur culture littéraire.
Comment favoriser en classe des situations collectives-coopératives de lecture ?
Pour que la coopération en lecture fonctionne, il est essentiel que la tâche soit suffisamment complexe pour qu’aucun élève ne puisse la résoudre seul. Chaque situation de lecture doit inciter les élèves à s’appuyer sur leurs pairs, aussi bien dans les petits groupes qu’en collectif pour accéder au sens du texte. Certes, certains élèves comprennent plus rapidement, mais en étant confrontés à d’autres qui pensent différemment, ils sont amenés à remettre en question leurs propres compréhensions et à reconstruire des stratégies de lecture plus solides. Proposer des textes suffisamment complexes, appelés également « textes résistants », est donc un moyen efficace de stimuler des échanges qui favorisent le développement des compétences de lecteur.
Un exemple concret, et « La lettre qui change tout » ?
Dans le chapitre 1 de Sasha et Icarus, les élèves doivent identifier le genre du personnage principal, Sasha. Beaucoup pensent que Sasha est un garçon, se basant sur leurs connaissances du prénom et sur la présence du pronom « il ». Cependant, ils n’ont pas encore acquis les bonnes stratégies pour identifier correctement les personnages dans un texte. Une activité dans le guide, intitulée « La lettre qui change tout », invite les élèves à dessiner l’installation à table des quatre enfants de M.et Mme Porte, et M.et Mme Rouge, dans un restaurant. Dans un premier temps, les élèves ne remarquent pas l’absence du « s » dans « leur fils » dans le texte proposé ce qui conduit la plupart des enfants (si ce n’est tous) à dessiner deux enfants Porte et deux enfants Rouge. En leur dévoilant le titre de l’activité « La lettre qui change tout », les élèves conviennent de leur erreur, ce qui les amène à réévaluer leur interprétation. Après cette expérience, ils reviennent au texte de Sasha et Icarus, où la présence d’un « e » à la fin de « troublée » leur révèle que Sasha est en fait une fille. Ce type de situation problématisée encourage les élèves à affiner leurs stratégies de lecture, comme prêter attention aux marques morphosyntaxiques.
Des activités montrent que la lecture coopérative encourage non seulement la compréhension, mais aussi le développement de compétences de réflexion critique et d’interprétation. Les élèves apprennent à interagir avec le texte, à confronter leurs idées et à reformuler leurs hypothèses. En fin de compte, Coopérer pour comprendre, c’est coopérer avec le texte et avec ses pairs pour s’adapter aux différentes exigences des écrits et construire une posture de lecteur actif.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
David Sire, Coopérer pour comprendre : Sasha et Icarus, Hachette éducation, Paris 2024.
[1] https://cafepedagogique.net/2024/05/22/manuel-de-lecture-labelise-surtout-pas-selon-eveline-charmeux/
[2] Voir l’ouvrage Lire la littérature à l’école, de Catherine Tauveron, éditions Hatier, 2002.
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