« Dès les années 1890, elle s’inquiète des dérives qu’elle constate dans la presse, – appauvrissement de ses contenus, course au sensationnalisme » écrit Mélanie Fabre au sujet de Dick May, la fondatrice de la plus ancienne école de journalisme. Mélanie Fabre est historienne, elle a consacré un travail de recherche à cette École de journalisme. Dick May voulait en faire un lieu de défense de la démocratie, de la rigueur dans l’information, pour un « quatrième pouvoir » digne de ce nom. A méditer.
« Le nouveau président de l’institution sera désormais Vianney d’Alançon »
Le 15 novembre 2024, l’École supérieure de journalisme de Paris (ESJ Paris) annonce son rachat par un groupe de milliardaires mené par Vincent Bolloré, ce dernier paraissant avoir été un des premiers à se positionner dans cette initiative. Cette nouvelle pose de nombreuses questions, qu’il s’agit d’éclairer ici par une mise en perspective historique, en revenant sur les idéaux de Dick May, la fondatrice de cette école qui souhaitait en faire, en 1899, la première « université pour le quatrième pouvoir ». L’objectif était alors d’y préparer des journalistes bien formés, indépendants et attachés à la déontologie d’un métier qui s’était engagé sur une pente glissante lors du scandale de Panama puis de l’affaire Dreyfus.
Lorsque le visiteur curieux entre dans les locaux de l’École supérieure de journalisme de Paris, rue de Tolbiac, il passe devant une plaque commémorative en l’honneur de la fondatrice de l’école, Dick May, qui a également donné son nom à une bourse offerte par l’association des anciens élèves de cette école qui prend en charge, chaque année, les frais de scolarité d’un·e jeune bachelier·e prometteur·se pour sa première année d’étude à l’ESJ Paris. Dissimulée derrière un pseudonyme qui cache à la fois le fait qu’elle est une femme et qu’elle est d’origine juive – elle est fille de grand-rabbin –, Jeanne Weill est en effet la fondatrice de cette école de journalisme, la première créée en France, en pleine affaire Dreyfus. Désormais honorée par l’ESJ Paris et étudiée par plusieurs travaux scientifiques récents, Dick May doit se retourner dans sa tombe depuis le 15 novembre dernier, date à laquelle un consortium de grandes fortunes françaises, souvent impliquées dans le monde de la presse, a annoncé le rachat de l’école. On trouve parmi les investisseurs Vincent Bolloré, Bernard Arnault, la famille Dassault, mais également l’ancienne tête du Medef Pierre Gattaz. Le nouveau président de l’institution sera désormais Vianney d’Alançon, un entrepreneur très proche de l’évêque Dominique Rey, ultraconservateur.
« Nouvelle étape de la bollorisation des médias »
Libération, dans un article du 15 novembre, s’inquiète de cette « nouvelle étape de la bollorisation des médias », effectivement particulièrement inquiétante, et en rupture complète avec l’esprit dans lequel cette école a été fondée. Car c’est portée par les idéaux démocrates, dreyfusards et même socialistes que Dick May initie cette école qui constitue une nouveauté radicale dans le paysage universitaire. Dès les années 1890, elle s’inquiète des dérives qu’elle constate dans la presse, – appauvrissement de ses contenus, course au sensationnalisme -, mais surtout, avec le scandale de Panama, lorsque la lumière est faite sur la collusion entre les pouvoirs politiques, la puissance financière et la presse grand public. La situation semble très grave à Dick May, consciente que la France est entrée dans ce que les historiens appellent « la civilisation du journal ». En effet, de 2 millions de journaux vendus quotidiennement à Paris en 1880, on passe à 5,5 millions d’exemplaires en 1914. Alors qu’au début du XIXe siècle, la presse était réservée à une élite économique et lettrée, à la Belle Époque, toutes les classes sociales lisent le journal, qui devient désormais, aux yeux de Dick May, un « quatrième pouvoir » évident.
L’affaire Dreyfus, qui se cristallise en 1898 et 1899 et déchaîne les passions dans la capitale, signe, pour beaucoup d’intellectuels, la faillite de la presse. La plupart des journaux sont en effet antidreyfusards et, autorisés par la loi de 1881 extrêmement libérale, versent dans l’antisémitisme, l’appel à la haine raciale et déversent à longueur de colonnes des contre-vérités qu’on n’appelle pas encore les fake news. Le journal La Croix, propriété de la congrégation catholique des assomptionnistes, se proclame alors « le plus antijuif de France », se positionne contre l’École supérieure de journalisme à sa création et attaque violemment Dick May, qui subira, dans les décennies suivantes, une véritable campagne de presse antisémite. L’ironie de l’histoire veut qu’aujourd’hui, en 2024, les assomptionnistes, propriétaires du groupe Bayard Presse, fassent partie des acheteurs de cette école de journalisme, ce qui n’a pas plu aux organisations syndicales représentatives du groupe, qui ont demandé à leur direction de se retirer du projet.
« Attachement à la rigueur journalistique »
Au tournant du XIXe et du XXe siècle, l’École de journalisme de Dick May est accueillie de manière très mitigée par le monde de la presse, mais la fondatrice réussit tout de même à mettre sur pied dès 1899 un cursus adéquat pour ce qu’elle considère comme un nouveau métier. Elle désire que sa formation promeuve un journalisme d’investigation, reposant sur des sources et étayé par des faits, loin de la presse d’opinion et des journaux à sensation.
Lors d’une interview publiée dans Le Temps du 3 novembre 1899, le célèbre journaliste Adolphe Brisson, futur enseignant dans l’école, mais d’abord sceptique sur cet établissement, lui demande :
« – »Voyons ! vous êtes rédactrice en chef d’une feuille parisienne. On vous soumet deux comptes rendus d’un même événement, l’un strictement calqué sur les faits, mais terne, ennuyeux et monotone ; l’autre coloré, pittoresque, semé́ de traits piquants, mais où la réalité́, sans être altérée, aura subi des retouches, d’insignifiantes déformations, le coup de pinceau du peintre ou le coup de plume du poète. Pour lequel des deux opterez-vous ? Choisirez-vous la vérité́ ou la fantaisie ?
– La vérité́ !…
– Toute nue ?
– Toute nue !…
– Vous n’êtes pas sincère !…
– Monsieur !
– Madame la directrice ! »
J’ai compris que nous allions nous fâcher. Et j’ai changé de conversation. »
Outre son attachement à la rigueur journalistique, Dick May est persuadée de l’importance des sciences sociales dans la formation de ses étudiants, et de la nécessité, pour les futurs journalistes, de disposer de cours d’économie, de sciences politiques et de relations internationales. Ces disciplines sont largement absentes de l’enseignement supérieur à la Belle Époque – d’après Dick May, « ces messieurs de l’Université ne commencent à s’intéresser aux choses que lorsqu’elles sont mortes » –, et c’est une des raisons pour lesquelles son initiative prend la forme d’un établissement d’enseignement supérieur privé, non financé par l’État.
Si, à cette époque, le caractère privé de cette institution permettait à sa fondatrice d’en faire un aiguillon pour l’enseignement public et d’explorer de nouvelles voies loin des lourdeurs administratives de l’Université française, Dick May, qui a toujours associé ses observations sur l’enseignement et sur la presse à une réflexion profonde sur la démocratie, serait sans doute bien triste de voir son école tomber dans les mains de milliardaires dont l’intérêt premier, dans cette opération de rachat, n’est probablement pas de fournir à notre démocratie des journalistes formés à la rigueur de l’argumentation, à la déontologie du métier et au respect de l’État de droit, qui lui tenaient tant à cœur.
Mélanie Fabre
Mélanie Fabre, Dick May, une femme à l’avant-garde d’un nouveau siècle (1859-1925), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
de Sarah al-Matary, Deux célèbres inconnues : le mystère Jeanne Weil(l), Paris, Seuil, 2024.