Peace and love au collège ? Et si, à rebours de la violence du cyberharcèlement, l’Ecole invitait à écrire des lettres d’amour, entre élèves, entre classes, entre établissements ? Fruit d’une collaboration entre Grégory Devin, Violaine Gouzien et Lionel Vighier, cet étonnant projet de correspondances amoureuses relie des 4èmes du collège Pablo Picasso à Montesson et du collège Marcel Grillard à Bricquebec-en-Cotentin. Le jeu de rôles et d’écriture conduit à incarner un personnage imaginaire, à rédiger en son nom une lettre d’amour, à l’adresser à un autre élève, qui répondra à son tour, par une lettre de rupture. Le travail, savoureux, montre l’intérêt de mener une écriture plus authentique dans le cadre scolaire. Et d’abattre les murs de la classe pour favoriser interactions entre élèves et coopération entre enseignant.es. Eclairages à 3 voix …
Dans quel contexte est né ce travail ?
Lionel – Originellement, en lien avec l’épistolaire lorsqu’il était encore au programme de quatrième, puis, aujourd’hui, dans le cadre de la thématique « Dire l’amour ». Il nous semblait intéressant d’exploiter la littérature épistolaire dans la mesure où le discours amoureux prend alors en compte le destinataire, à la fois absent et présent. La littérature épistolaire est doublement intéressante : par son caractère presque « vintage » pour les élèves, mais aussi par ses similitudes avec les modalités multiples de correspondances (messageries instantanées, réseaux sociaux, groupes de discussion, etc.). Par ailleurs, au collège Pablo Picasso, nous avons pris l’habitude de travailler en équipe, souvent autour de projets communs, comme le Printemps des poètes et le projet « Inquiétantes étrangetés ». Comme ces projets de lettres concernent le niveau 4ème, cela permet aux élèves de prendre l’habitude de travailler en projet, en développant les compétences qui y sont liées, comme l’autonomie, la coopération en travaux de groupe, la créativité etc. Cette séquence étant en début d’année, nous trouvions également accrocheur pour les élèves de correspondre avec des camarades d’autres classes, soit dans le collège soit dans un autre collège, comme cela a été le cas en 2019-2020 dans le cadre du Réseau des Lettres, avec la Normandie.
Vous avez amené vos élèves à déployer une correspondance fictive entre classes sur le thème de l’expression des sentiments : quelles ont été précisément les consignes ?
Gregory – Pour ma part, l’objectif général a été le suivant : écrire une lettre d’amour, en incarnant un personnage imaginaire, à destination d’autres élèves de quatrième, qui devront également répondre par lettre, mais de rupture cette fois. Voici quelques exemples de critères de réussite donnés au début du projet, et travaillés au fur et à mesure avec les élèves : exprimer avec force les sentiments éprouvés par le personnage, en fonction de son univers de référence ; utiliser des figures de style (au moins trois comparaisons, quatre hyperboles, deux métaphores, un oxymore, une énumération, une antithèse…) ; être créatif (dessins, calligraphie, support particulier, calligramme, enveloppe…) ; correctement conjuguer les verbes au présent et au passé composé ; corriger les erreurs vues en classe (sa/ça, verbes à l’infinitif, les pluriels, verbes avec tu) ; utiliser des phrases courtes, des majuscules, de la ponctuation ; faire de l’ironie (facultarif).
Pouvez-donner quelques exemples des couples que les élèves amènent ainsi à s’écrire ?
Quelques exemples : Ariane et Thésée, Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, Batman et Catwoman, Bonnie et Clyde, Capitaine Haddock et la Castafiore, César et Cléopâtre, D’Artagnan et Milady, George Sand et Alfred de Musset, Jean-Jacques Rousseau et Mme de Warens, Lancelot et Guenièvre, Leonard de Vinci et Mona Lisa, Orphée et Eurydice, Picasso et Dora Maar, Quasimodo et Esméralda, Ulysse et Pénélope …
Comment se met en place le dispositif ?
Comme on le voit, les élèves incarnent des personnages, soit de fiction, soit historiques. Pour le destinataire, soit celui-ci est tiré au sort (dans ce cas, cela forme des couples improbables), soit il correspond avec un•e amant•e vraisemblable (César et Cléopâtre, par exemple). Le destinataire est incarné lui•elle-même par un camarade d’une autre classe. Il s’agit bien sûr d’éviter de s’ancrer dans la réalité émotionnelle ou la vie affective des élèves : la fiction permet une identification. Mais pour que cette fiction soit crédible, les élèves doivent d’abord savoir qui ils incarnent : un travail de recherches est donc mené. Objectifs : comment faire une fiche biographique, trier des informations, et les intégrer dans des objectifs d’écriture (prendre en compte le caractère, la manière de parler du personnage, certaines de ses citations, son univers etc). L’intérêt, bien sûr, est également de s’informer sur des personnalités qui font partie du patrimoine culturel, littéraire et/ou du programme de quatrième.
Quelles sont les modalités d’écriture des productions ?
La correspondance s’articule autour de deux grandes étapes : la lettre d’amour et la lettre de rupture. A chaque étape, un corpus est étudié (rencontre amoureuse, déclaration d’amour, lettre de rupture…) comportant des œuvres aux supports variés (extraits de films, de romans célèbres, de poèmes, de chansons, de textos, de mails authentiques…).
Concernant l’écriture proprement dite, le projet est présenté aux élèves dès le début de la séquence, et il est immédiatement suivi d’un premier jet. À partir des premières productions, vidéo-projetées, on affine en précisant les critères de réussite. Par la suite, les différentes notions étudiées au fil de la séquence viennent nourrir le travail : le vocabulaire de l’amour, du portrait, les figures de style, les conjugaisons, l’orthographe… À chaque étape, les élèves sont invités à améliorer leurs productions initiales, en corrigeant, retranchant, ajoutant… Ils/elles peuvent s’aider en évaluant les productions des autres, se donner des idées, critiquer… La démarche à ce moment est particulièrement collaborative, jusqu’à la rédaction finale, qui sera davantage personnelle, puisqu’en rapport avec son personnage.
Les créations des élèves vous ont-elles vous-même séduits ?
Le projet à permis de voir s’exprimer beaucoup de créativité de la part des élèves. Les lettres les plus fines parviennent à faire entendre la « voix du personnage et font preuve d’humour, d’ironie.
Grégory – Voici quelques citations de leurs travaux : « Quand je te regarde, tu me fais penser à un joli sanglier rôti, tu es ce que j’ai de plus cher au monde, je t’offrirai une montagne de soldats romains » (Obélix à Falbala) ; « Tes yeux sont comme des améthystes, tes cheveux sont comme des émeraudes, ton teint me fait rougir » (Harley Quinn au Joker) ; « Le jour de notre mariage, j’augmenterai le prix du carburant pour avoir une haie d’honneur de gilets jaunes » (Emmanuel Macron à Brigitte Trogneux) ; « J’ai fait exprès de déclencher la baston à l’aéroport pour que je puisse toucher tes gros muscles » (Booba à Kaaris) ; « Tu es la flamme qui anime mes yeux, j’ai tant rêvé de toi que tu en perds ta réalité, je te schtroumpfe très mignon avec tes magnifiques lunettes rondes, tu es beau comme l’océan, j’ai flashé sur ton coeur, tes yeux, ta bouche et ton corps schtroumpfement bleu. » (La schtroumpfette au schtroumpf à lunettes)
Pourquoi le choix du support papier plutôt que du numérique ?
Pour le projet réalisé au sein d’un même établissement, la question ne s’est pas posée : le papier est facile à transporter, à distribuer, à lire, d’autant plus qu’il n’est pas toujours évident que chaque élève dispose d’un appareil numérique personnel.
Mais lorsqu’en 2019 le projet s’est fait sur plusieurs établissements, le support numérique a semblé au contraire plus pertinent, puisqu’il permettait un envoi et une réception quasi instantanés. Cependant, nous avons tout de même opté pour le support papier, en faveur du charme de la réception d’une lettre, distribuée physiquement (le moment de découverte est chargé émotionnellement), de la prise de conscience et la concrétisation de l’attente liée à la correspondance par lettres, mais aussi et surtout de la créativité dans la mise en page, la calligraphie, dans la « décoration » de la lettre et de l’enveloppe.
A la lumière de l’expérience, en quoi vous semble-t-il intéressant d’inviter les élèves à un tel jeu de rôles ?
La thématique « Dire l’amour » en 4ème peut constituer un objet d’étude délicat, en ce sens que les élèves à cet âge manifestent souvent une certaine réticence à la perspective d’exprimer des émotions personnelles. En passant par le biais de personnages fictifs ou historiques, on lève cette inhibition, et on les invite à jouer avec l’univers de référence, ce qui leur fournit de nombreux déclencheurs d’écriture, à travers les citations, les personnages, les événements… Il s’agit aussi bien sûr, indirectement et progressivement, de préparer à la rédaction du DNB, dans la mesure où ce projet invite les élèves à se projeter dans l’imaginaire d’un personnage dont il faut s’approprier la subjectivité, et à s’inscrire dans la continuité d’un texte (pour la réponse à la lettre reçue).L’expérience est également ludique : elle permet de susciter l’intérêt des élèves, en créant un horizon d’attente, et de développer leur créativité à partir de contraintes données.
A la lumière de l’expérience, en quoi vous semble-t-il intéressant de favoriser de telles interactions entre élèves, entre classes, entre établissements ?
Depuis 2016, nous favorisons des interactions entre élèves de plusieurs établissements, notamment dans le cadre du Réseau des lettres. Les intérêts sont le plaisir de l’échange, le plaisir de travailler à plusieurs, l’ouverture de la classe à d’autres classes voire à d’autres établissements, l’ancrage dans un groupe classe élargi. De plus, les élèves sont lus par d’autres personnes que leur professeur. Leur écrit possède un horizon d’attente. L’interaction permet d’obtenir une réponse, ce qui rend l’écriture à la fois concrète et authentique.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Florilège de lettres d’amour
Florilège de lettres de rupture
Le Réseau des Lettres dans Le Café pédagogique