Que fait l’Ecole de la démocratisation de l’écriture que favorise le numérique ? Comment en particulier exploiter pédagogiquement les plateformes d’écriture en ligne, dont le succès est mondial et que fréquentent beaucoup de nos élèves ? Professeure de lettres au lycée Maximilien Perret d’Alfortville, Françoise Cahen a relevé le défi en partant à la conquête de Wattpad : elle a amené ses élèves de 2nde à y lire et y annoter « L’Assommoir » de Zola. La classe devient ainsi peu à peu une communauté interprétative : la lecture se fait plus subjective, moins scolaire, plus authentique, et « l’entrainement dans la lecture se fait par la force du groupe ». L’étonnante rencontre entre Zola et Wattpad, entre la littérature et le numérique, entre la culture scolaire et les pratiques informelles, est riche de promesses : jusqu’à rêver d’une plateforme d’écriture en ligne sécurisée ?
Pour faire de la classe une communauté interprétative, vous avez choisi d’utiliser la plateforme Wattpad : de quoi s’agit-il exactement ?
J’ai choisi de faire lire le roman L’Assommoir d’Emile Zola dans ma classe de seconde sur une plateforme numérique qui permet d’annoter les textes de façon collective. Wattpad est normalement dédiée aux écritures amateures, mais il s’agit d’un site très populaire qui connaît un succès mondial, et qui vient d’être racheté 600 millions de dollars par un géant Coréen. (Gardons à l’esprit qu’il est aussi régi par des logiques commerciales et gardons-nous de l’idéaliser !) On y trouve aussi certains classiques libres de droits, mais surtout des fanfictions, des chroniques, pas toujours écrites dans un français impeccable, il faut le reconnaître. Ce site participe d’un nouveau courant très vivant sur Internet, celui des pratiques amateures. On pourrait trouver des caractéristiques communes entre la façon dont on regarde aujourd’hui Wattpad et le regard qu’on portait sur le roman-feuilleton populaire au XIXème : qualifié de sous-littérature, il a été néanmoins à l’origine de nouveaux genres comme le roman de cape et d’épée. Ne méprisons pas Wattpad ni les autres plateformes d’écriture du même type : il s’y passe des choses qui me semblent cruciales pour l’avenir de la littérature. Je vous recommande d’ailleurs une journée d’étude en ligne qui vient de se tenir sur ces sujets, organisée par l’université Lyon 3.
Pourquoi ce choix d’une plateforme qui parait a priori éloignée du monde scolaire ?
Je cherchais une solution pour ma classe, car une majorité d’élèves avait tendance à éviter la lecture, et cela même si je leur donnais le choix entre plusieurs livres, même si je leur proposais d’élaborer des carnets de lecture créatifs, même si je leur prêtais les livres, etc. J’avais essayé beaucoup de choses et je ne voulais pas manquer d’ambition, ne pas être dans le renoncement, donc je souhaitais rester sur cette idée initiale de leur faire étudier L’Assommoir, un roman long. Plusieurs élèves, des filles, étaient abonnées à Wattpad, certaines y avaient même écrit des histoires, et il me semblait que je tenais là une piste pour raccrocher les élèves. Pour une fois, une plateforme culturelle d’écriture et de lecture est à la mode : pourquoi ne pas en profiter ? Ne serait-ce pas un levier pour favoriser l’accès de tous à une lecture longue et plus scolaire ?
Je pensais aussi que cette plateforme permettrait de transformer la lecture en expérience collective, et que cela pourrait renforcer la complicité des élèves. Ménager un espace commun pour l’expression de la subjectivité des élèves face au texte de Zola me semblait tout à fait propice au développement de différentes compétences de lecture, les libérant par là de la posture scolaire qu’on peut avoir quand on lit seulement « pour répondre aux questions du professeur ». Mais en même temps, il s’agissait dans ce projet de formuler des avis, des impressions, de parler ensemble du livre, de façon assez naturelle : je n’abandonnais rien, il s’agissait bien d’un travail régulier qui était demandé.
Enfin, il y avait une petite ruse de ma part : je ne leur ai jamais montré pendant la lecture l’épaisseur réelle de L’Assommoir. Sur Wattpad, on « scrolle » pour lire, donc les élèves ont été très surpris à la fin d’avoir lu un roman aussi épais !
Concrètement, comment le projet s’est-il déployé ?
Tous les mardis et les vendredis je déposais un chapitre du roman, il nous a donc fallu six semaines et demie pour lire le roman en entier. Les élèves devaient laisser chaque semaine au moins 5 remarques au fil de leur lecture ; mais ils en ont laissé bien plus puisque j’ai obtenu plus de 1350 commentaires de leur part (pour 27 élèves). Nous avions commencé par une séance de lecture en classe pour amorcer le projet. Les commentaires en ligne étaient évalués rapidement : je tenais un tableau où je relevais le travail fait par chacun, une fois par semaine. (Un point pour une bonne remarque, un demi-point pour une remarque moins pertinente).
Les élèves annotent le roman de Zola en partageant leurs impressions de lecture : en quoi consistent ces annotations ?
Les annotations étaient assez libres, je leur avais donné quelques directions au départ, mais les élèves s’en sont émancipé.es assez vite. J’ai pu voir une grande variété dans les types de remarques déposées.
D’abord, certains élèves vont chercher des définitions ou demandent à d’autres des explications sur le vocabulaire ou le sens de certains passages. On obtient ainsi un petit appareillage du texte, qui aide à la compréhension littérale du texte. J’ai remarqué qu’il y avait dans la classe des élèves qui s’étaient spécialisés dans ce type de remarque.
Par ailleurs, les élèves disent franchement ce qu’ils pensent du livre : par exemple, le fait que Zola passe tout un chapitre à raconter un seul repas agace la classe. La formulation de ces impatiences de lecteurs par rapport aux longueurs de la narration est aussi une façon de s’aider collectivement : on est moins seul face à la difficulté. Et mine de rien, on analyse au passage les rythmes de la narration, en constatant qu’une journée peut constituer tout un chapitre, et on remobilise au passage la notion de pause descriptive, qui dilate le récit, vue en classe.
En cours de français, on a tendance à valoriser la lecture d’extraits, alors que dans ces annotations, je vois apparaître des remarques qui révèlent des compétences de lecture sur la longueur. Par exemple, on voit des rétro-lectures : des élèves qui reviennent sur leurs pas pour constater que dans le premier paragraphe du livre, la semaine d’attente de Gervaise correspond au temps depuis lequel Lantier la trompe. On voit au contraire des anticipations : le premier chapitre annonce un roman sombre, prédit un élève. Je vois aussi des analyses sur la structure, sur les thèmes principaux du livre. Ainsi, Rayane affirme que « la nourriture est en réalité la vraie star du livre », ce qui me paraît assez pertinent.
En quoi le dispositif intensifie-t-il aussi la relation à l’univers fictionnel ?
La relation lecteur-personnage m’est apparue très importante, notamment le développement de l’empathie, avec l’exclamation « Pauvre Gervaise ! » récurrente, qu’on pouvait en effet s’attendre à trouver. L’expression des émotions de lecteurs a été très importante dans les remarques. Parfois les élèves se mettent à parler directement aux personnages, à leur donner des conseils. Une remarque frappante a été celle d’un élève qui a écrit « Rentre chez toi, Lantier ! » au retour de celui-ci dans le livre. Il y avait dans cette exclamation une remarquable anticipation de la suite du livre, puisque son retour est un moment charnière dans le déclin de Gervaise.
Le plus frappant, ce sont les remarques qui renvoient fréquemment à la vie en général, les commentaires sur l’éthique des personnages, leur moralité. Cette dimension axiologique de la lecture n’est pas fréquemment exploitée en cours non plus, il y a souvent un tabou à parler de la conception de ce qui est bien ou mal, renvoyée par tel ou tel roman. Pourtant, chez Zola, il me semble que c’est assez crucial : l’auteur lui-même a voulu que les lecteurs se posent ces questions. Cette fonction souvent actualisante de la lecture, avec des élèves qui se révoltent contre les violences faites aux femmes, le machisme de certains personnages, les commentaires sur l’alcoolisme, et les rapprochent de faits-divers contemporains me semble tout à fait riche et intéressante. J’ai pensé au livre de Nicolas Rouvière : Enseigner la lecture en questionnant les valeurs, en lisant leurs commentaires.
Quels rôles joue la professeure de lettres dans un tel dispositif ?
J’ai eu le sentiment de « voir » littéralement la lecture de mes élèves au jour le jour : on la surveille comme le lait sur le feu, elle vit devant nos yeux, au fil des remarques. Et c’est une réelle joie de voir que « ça prend ». Parfois on est très étonnée, car un détail qu’on trouvait anodin se met à passionner toute la classe.
Le professeur doit devenir le lecteur de la lecture de ses élèves : c’est assez passionnant. Dès que je le pouvais, pour les cours beaucoup plus classiques, comme les commentaires de textes en classe, je reprenais des remarques faites sur Wattpad par les élèves. Quand je percevais une erreur, je pouvais aussi intervenir et leur indiquer, par exemple, que les pieds de moutons que partagent Coupeau et Lantier, au grand dégoût des lycéens et lycéennes, sont en réalité des champignons. On peut aussi réguler les commentaires : si un élève se met à dénigrer les propos d’un camarade, par exemple, le professeur a la main pour supprimer son commentaire.
En classe, le professeur doit cultiver ce travail fait en amont par les élèves sur Wattpad : nous avons fini la séquence par une dissertation sur les forces et les faiblesses de Gervaise. Et je dois avouer que j’ai eu dans les devoirs, cette fois-ci très classiques des élèves, dans le moule de la préparation à l’examen, bien plus d’exemples concrets tirés du livre, et des opinions personnelles nourries par une lecture enrichie. Il n’y a donc pas d’opposition entre une activité qui peut sembler sortir du cadre et les pratiques académiques, qui alors se sont trouvées enrichies par ce détour par Wattpad.
Quel bilan ont tiré les élèves de l’expérience ?
Dans l’ensemble les élèves sont très contents de l’expérience, notant qu’ils ne se seraient pas crus capables de lire un roman aussi long. Ils ont apprécié la portabilité du support : lire sur leur téléphone leur a permis de le sortir plus facilement dans le bus ou au parc. L’interactivité leur a plu : par exemple tous n’étaient pas d’accord sur Lantier, certains s’accordant sur le fait qu’il fallait lui laisser une chance, d’autres non, ce qui a favorisé le débat. Certains ont souligné la petite pression qu’ils ressentaient : il fallait avancer au même rythme, essayer de laisser des commentaires intelligents parce que justement c’était visible aux yeux de tous, et donc il s’agissait de ne pas perdre la face. Alors cet aspect social de la lecture était d’un côté un peu contraignant, mais de l’autre a stimulé leurs progrès.
Quel bilan dressez-vous-même sur les intérêts d’une telle mise en réseau numérique de lectures subjectives ?
Cette expérience a représenté pour moi une vraie révolution, et depuis les blogs, je n’avais pas vécu un tel sentiment de me trouver face à un énorme potentiel pédagogique à exploiter tout à coup. Mon plus grand plaisir a été celui de voir des élèves « suiveurs » au début du livre, qui laissaient leurs remarques après tout le monde, devenir des élèves « moteurs », qui commentaient le nouveau chapitre en premier, vers la fin du livre, notamment des garçons, moins spontanément lecteurs. J’ai pu ainsi mesurer concrètement l’entrainement dans la lecture par la force du groupe.
Quel avenir imaginez-vous pour l’utilisation pédagogique de plateformes numériques telles que Wattpad ?
J’ai quelques réserves sur la plateforme Wattpad elle-même : même si elle permet des pratiques créatives, des pratiques de lecture et de partage tout à fait positives, Wattpad n’est pas RGPD, et comporte des publicités invasives. Il faut bien sûr demander aux parents des autorisations pour en faire une utilisation pédagogique. J’ai trouvé également que le fait de savoir grâce aux données collectées par la plateforme que tel élève avait lu le chapitre 3 à 23h45 était intrusif.
Je rêve donc d’une plateforme équivalente qui serait sécurisée, RGPD, mais resterait aussi sympathique et performante. Selon moi, le partage des lectures subjectives n’a rien de démagogique, au contraire, c’est un moyen extraordinaire pour faire vivre la lecture dans une classe, pour en faire un objet commun.
Je pense que cette interface peut aussi être détournée pour les commentaires linéaires, notamment les poèmes, puisque les remarques sont possibles à chaque changement de ligne ou de vers. Il y a beaucoup de choses à inventer avec ces plateformes, et pas seulement en lecture mais aussi en écriture. Pourquoi ne pas écrire en classe une fanfiction de classiques ? Il en existe déjà beaucoup sur Le Fantôme de l’opéra, par exemple. La vitalité de ces pratiques en lignes, qui transforment progressivement des amateurs en experts, comme l’a souligné Patrice Flichy dans son livre Le Sacre de l’amateur est une bonne nouvelle pour la littérature.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Journée d’étude de l’université Lyon 3 sur les plateformes d’écriture en ligne
Françoise Cahen dans Le Café pédagogique
Sur le site Lettres de l’académie de Créteil