Un projet pédagogique peut-il favorise l’engagement des élèves dans un travail à distance ? En voici un exemple concret mis en œuvre par Nathalie Montassier au collège Juliette-Adam à Gif-sur-Yvette : pendant le premier confinement, ses 4èmes ont été amené.es en distanciel à créer un jeu de 7 familles autour de 7 nouvelles de Maupassant, puis en présentiel à y jouer pour mettre leurs lectures en action et en partage. Elle livre ici les clefs d’un tel travail : scénarisation des activités, accompagnement des élèves, ludification de la relation aux œuvres, déploiement de travaux collaboratifs et d’un projet collectif pour continuer « à faire classe, c’est-à-dire à faire société ». Elle éclaire aussi les conditions de la réussite : c’est tout au long de l’année que les élèves et l’enseignant.e doivent être habitué.es à « la mise en place de projets » et à « la manipulation des outils numériques »…
Dans quel contexte avez-vous mis en œuvre ce travail ?
Ce travail a été mis en œuvre durant le premier confinement avec une classe de quatrième. Je souhaitais continuer à proposer à mes élèves des projets de lecture, d’écriture et de création. Je cherchais également à continuer à « faire classe » c’est-à-dire à construire le lien social propre aux membres d’une même communauté. Et pour cela, il me semblait nécessaire de favoriser au maximum les interactions entre les élèves, et cela le plus souvent possible.
Ce travail s’est déroulé sur deux semaines. J’ai choisi de travailler sur la problématique suivante : comment Maupassant met-il en scène la cruauté du réel ? A travers cette question, nous pouvions réfléchir à la façon dont la fiction interroge le réel, qui est l’un des thèmes de lecture, au programme de quatrième.
Les conditions de travail pendant cette période étaient difficiles pour tout le monde, puisque nous n’avions aucune expérience ni aucun repère. Je ne voulais pas additionner des cours sans vraiment de liens entre eux, ni assommer les élèves de PDF et d’exercices répétitifs. Je ne savais pas non plus exactement comment les autres collègues travaillaient. Par ailleurs, je ne savais pas quels étaient les élèves qui avaient accès à internet, à un ordinateur ou à un téléphone portable. Par contre, je savais que la majorité des élèves et la totalité des parents disposaient d’un téléphone portable pour communiquer et envoyer des photos du travail réalisé.
Le travail en groupe est un réel levier à la motivation des élèves, et j’ai fait le pari qu’il en serait de même en distanciel pendant le confinement. Et cela c’’est révélé exact puisque les élèves ont tous apprécié de travailler autour de projets. Le fait de créer ensemble bien qu’à distance, de compter les uns sur les autres leur a beaucoup plu.
Quel a été le travail préparatoire pour mener à bien le projet ?
Le travail préparatoire a consisté à choisir de façon appropriée les nouvelles de Maupassant. Je cherchais des nouvelles qui puissent avoir un lien avec le présent, l’idée de travailler autour du thème de la cruauté du quotidien me semblait assez appropriée, compte tenu du contexte actuel. J’ai choisi Coco, par exemple, parce que la nouvelle fait écho aux blessures infligées aux chevaux.
J’ai essayé d’anticiper les difficultés de compréhension que pourraient rencontrer les élèves les plus fragiles. J’ai donc préparé des résumés de passages un peu moins essentiels pour accompagner les petits lecteurs. J’ai enregistré mes propres lectures et mis un lien pour que les élèves retrouvent les textes lus. Enfin j’ai préparé des supports particuliers pour les élèves dyslexiques. J’ai créé une classe virtuelle dans laquelle j’ai crée des groupes pour que les élèves échangent par binôme autour de questions ouvertes sur la nouvelle qu’ils avaient lue. Et j’ai utilisé la classe virtuelle en accompagnement personnalisé. De façon générale, les élèves ont aimé se retrouver pendant ces moments où l’on pouvait s’entendre et pour certains se voir. Je pense que voir le visage de l’enseignant a été un réconfort en accompagnement personnalisé car les élèves se sont sentis compter.
Ensuite, en distanciel, il faut scénariser beaucoup plus précisément le travail. La séquence a été montée complètement en amont. Il fallait anticiper toutes les difficultés possibles que pouvaient rencontrer les élèves à distance. J’ai donc créé moi-même des cartes de jeu pour me rendre compte comment j’allais ensuite pouvoir les consolider matériellement pour que les élèves puissent jouer en présentiel. Mais il fallait également penser chaque moment en termes d’efficacité. Par exemple, il est plus efficace de garder les moments de distanciel synchrone pour donner des consignes et vérifier leur compréhension ou pour que les élèves échangent, confrontent leur point de vue et se mettent d’accord sur leur compréhension et les étapes du travail à réaliser.
Quelles ont été les consignes pour la création du jeu de cartes ?
J’ai donné des consignes de construction et j’ai montré des exemples de création. Ensuite, concernant le contenu, j’ai posé sur chaque nouvelle deux questions globales. L’une des questions permettait à l’élève de faire le lien entre le récit et sa propre histoire, notre propre monde, et une deuxième question venait interroger une valeur morale à travers le comportement du personnage. Cela a permis de confronter les interprétations en classe virtuelle et d’engager un débat interprétatif. Ensuite concernant les cartes, elles reprennent des procédures qui avaient été enseignées et automatisées en amont dans l’année. Par exemple, en ce qui concerne les lieux, nous avions déjà travaillé l’analyse des lieux, à savoir repérage des lieux, vérification de leur existence dans la réalité, classification, rôle des connecteurs spatiaux dans l’organisation du récit puis lien entre le lieu/les lieux et le personnage et son évolution. Donc je n’ai en définitive rien demandé de nouveau aux élèves, mais plutôt retravaillé d’une autre façon ce que nous avions déjà étudié.
Quelles vous semblent les intérêts d’une telle ludification de la relation aux œuvres ?
Pour moi, l’essentiel avec de jeunes lecteurs, c’est de leur permettre de rencontrer des œuvres intimement autour de travaux personnels comme le carnet de lecteur, les abécédaires de lecture ou encore autour de jeux sociaux qu’ils ont l’habitude de voir et de pratiquer. Tous les enfants ne vivent pas avec des livres mais tous jouent d’une façon ou d’une autre. C’est aussi permettre à tous quels que soit le niveau de lecture de réfléchir autour d’une œuvre en la considérant comme une œuvre intégrale. Par le jeu, les élèves répètent et oralisent l’histoire et ses caractéristiques et cela permet d’apprendre et de retenir. Enfin, à travers le jeu, les élèves apprennent des compétences sociales indispensables pour bien vivre ensemble. Ils apprennent à se mettre d’accord, à attendre, à respecter les règles du jeu, à s’écouter. Ils sont ainsi amenés à partager une expérience sociale et à reconnaitre la qualité du travail des autres et à apprécier leur propre travail en regard de celle de leurs camarades.
Il s’agit d’un projet hybride qui articule travail en présentiel et travail en distanciel : avec quels supports et selon quelles modalités ?
Pour ce travail, j’ai proposé une à deux classes virtuelles par semaines selon les élèves. J’ai utilisé ce temps synchrone pour mettre en relation les élèves dans des groupes. Ensuite, ils ont continué le travail essentiellement par téléphone et par mail entre eux. Ils pouvaient me joindre par mail également. La plupart m’ont envoyé des photos parce qu’ils n’avaient pas accès à l’ordinateur de la famille ou pas de connexion internet. Donc comme beaucoup de mes collègues, j’ai mis en place pour certains élèves un suivi téléphonique.
Pendant le premier confinement nous ne savions pas quand nous pourrions nous retrouver. Quand nous avons pu revenir dans nos établissements, nous avons tous eu envie de parler, de nous montrer tout ce que nous avions fait pendant les mois écoulés. Ça a été l’occasion de nous retrouver autour d’un projet littéraire commun, j’allais dire comme si rien n’avait vraiment changé.
Quels enseignements tirez-vous de cette expérience sur les intérêts, limites, conditions de réussite… d’un enseignement hybride ?
Ce projet autour de la création d’un jeu de sept familles autour de sept nouvelles de Maupassant est un projet qui est possible, me semble-t-il, si les élèves ont déjà été amenés à participer à la mise en place de projets. Cela demande de la confiance, puisque les élèves sont amenés à s’exposer. Quant à l’enseignant, cela demande de quitter la posture de contrôle et d’accompagner chacun dans son travail à son rythme. Certains élèves ont disparu des radars mais ont continué à travailler, et je l’ai su parce qu’ils étaient en lien avec leur binôme mais pas avec moi.
Je pense que comme tous les projets, celui-là a été un peu chronophage. Si je devais recommencer un tel projet, je m’appuierais davantage sur les élèves. Quand chaque binôme construit sept cartes de jeu, cela représente 14X7, 91 cartes de jeu à relire, parfois plusieurs fois, de demander à certains groupes de reformuler plusieurs fois de suite des énoncés. L’objectif n’était pas l’orthographe mais il était important que les textes respectent globalement une syntaxe et une orthographe correctes. Certains textes ont dû être réécrits et si c’était à refaire, j’utiliserais les pad qui permettent une écriture et une relecture collective.
J’ai pu constater pendant ce confinement que mes élèves avaient de réelles difficultés numériques. Cette année, j’ai décidé d’enseigner la manipulation des outils numériques pendant mes cours. Je crée une classe virtuelle en salle info et je donne cours sur la classe virtuelle alors que nous sommes tous dans la même salle. De même, on pratique les outils de l’ENT au quotidien dans le cadre du cours : PAD, carte mentale, etc. Je sais donc aujourd’hui que tous mes élèves maitrisent les outils de travail collectif si nous devions revivre un confinement et je n’aurais plus cela à gérer.
Quant à l’enseignement hybride, il exige une scénarisation précise. Cela fonctionne, si on évalue en amont les plus-values de chaque modalité et cela est fonction des élèves. Par exemple, on peut demander aux élèves lecteurs de lire la nouvelle en distanciel asynchrone et réserver les temps synchrones aux débats interprétatifs. Pour les petits lecteurs, il peut être intéressant au contraire de les réunir sur des temps synchrones pour accompagner la lecture des moments-clés de l’histoire et de travailler ainsi la fluence et la compréhension.
Pour moi, ce qui a été le plus remarquable, c’est que ce type de projet permet aux élèves de lire, d’écrire et d’apprendre mais surtout de vivre une expérience commune à travers le jeu et la lecture. Ce qui a compté, c’est que j’ai continué à « faire classe » c’est-à-dire à faire société.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet « Jouons aux cartes avec Maupassant »
Le déroulé du projet