Beaucoup d’élèves utilisent d’ores et déjà l’Intelligence Artificielle pour mener leurs recherches ou réaliser leurs devoirs. Comme aux débuts de Wikipedia, faut-il faire semblant de ne rien voir ou se résigner à la déploration ? Ne faudrait-il pas plutôt agir et éduquer, c’est-à-dire se confronter à l’IA, et ce dans la classe, pour amener les élèves à en comprendre le fonctionnement, les biais, les possibilités ? Un but ne serait-il pas alors de considérer que l’IA ne fournit que des brouillons : à dépasser, contester, réécrire. C’est tout l’enjeu d’un travail passionnant et inspirant mené en 4ème par Stéphanie Marquès, professeure de lettres au collège Pierre Girardot de Sainte-Tulle dans les Alpes-de-Haute-Provence. Sur le fantastique ou sur les sonnets amoureux, les élèves découvrent ici combien l’IA se trompe ou en reste à des clichés. Leur travail, réflexif et créatif, se parachève par l’invention d’assistants conversationnels et l’écriture de nouvelles de science-fiction. Avec le numérique, expliquait en son temps Michel Serres, « nous sommes condamnés à devenir intelligents » : encore plus au temps de l’IA ?
Vous avez testé une IA générative devant les élèves : laquelle ? que lui avez-vous demandé et comment a-t-elle répondu ?
Sur le réseau du collège, beaucoup d’IA sont bloquées. J’ai donc dû utiliser en début d’année, mon téléphone portable pour faire des recherches devant les élèves, avec chatGPT. Il me semblait très important d’effectuer les premières demandes devant eux pour leur montrer que moi-même, je n’avais aucun a priori. Je ne savais pas à quoi m’attendre lorsque j’ai demandé « un début de nouvelle fantastique ». Bien sûr, la réponse était fausse, le « fantastique » étant une notion très galvaudée. Les textes proposés relevaient du merveilleux et ne mettaient pas en place le fameux « doute » du réel. Au fil de l’année, j’ai pu refaire les mêmes demandes, après avoir installé sur mon téléphone Copilot qui utilise ChatGPT4. Et nous avons constaté des évolutions positives (l’IA ne mélangeait plus n’importe comment les temps du passé et du présent par exemple, mais elle ne connait toujours pas la définition littéraire du fantastique). Pour la deuxième recherche sur le sonnet d’amour, j’ai effectué les recherches chez moi et j’ai travaillé avec les élèves sur trois réponses d’IA. Quelques sites proposant une IA sont devenus accessibles au collège (TalkAI par exemple). Ce qui va me permettre de refaire les mêmes expériences cette année, en projetant les réponses aux élèves.
En quoi cette expérience s’est-elle avérée très féconde pour les élèves ?
J’ai construit mon projet sur l’IA autour de trois axes: tester, critiquer, imaginer.
Avec « tester » l’IA, nous avons vraiment pu définir ce qu’est une IA et enterrer certains fantasmes que pouvaient avoir les élèves (« L’IA peut penser » à notre place, « Elle va nous remplacer » etc.) Les élèves ont pu appréhender ses limites et ses défaillances. Une fois débarrassée de cette « peur » de l’IA, elle peut être utilisée pour ce qu’elle est : un nouvel outil. C’est une petite révolution, comme celle que nous avons connue quand nous sommes passés de l’encyclopédie papier à Wikipédia et Internet. Avant, nous devions nous rendre dans une bibliothèque, trouver le rayon de l’encyclopédie, chercher le bon volume, l’article qui nous intéressait. Avec internet, nous avons gagné du temps. Tout le monde était sceptique au début, voire inquiet, mais aujourd’hui, qui n’utilise pas internet pour faire une recherche ?
L’IA est une étape supplémentaire. Nous posons une question et cette « super bibliothécaire » nous propose la réponse synthèse de plusieurs sites. L’immédiateté de la réponse nous permet, non pas de « gagner » mais de « libérer » du temps pour des travaux bien plus porteurs pour nos élèves. Avant, la recherche constituait l’objectif, un travail essentiellement de copie, mais l’élève était-il vraiment acteur de son savoir ? Cette recherche est plus intéressante si elle devient une étape transitoire. On peut demander, par exemple, aux élèves d’effectuer une prise de notes à partir de la recherche: la prise de notes est personnelle; l’élève trie les informations, les structure. Il s’approprie du savoir tout en perfectionnant sa méthode de prise de notes. L’IA est un nouvel outil et comme tout nouvel outil, elle bouscule nos habitudes, elle peut faire peur. Pourtant on peut en tirer le meilleur. Elle m’a permis de sortir de certaines habitudes pédagogiques que nous avons : recopier, répéter, imiter… Avec le sonnet d’amour et tous les clichés que l’IA nous a proposés, nous avons travaillé l’originalité, la créativité, des objectifs qui sont finalement trop peu exploités à l’école aujourd’hui.
Qu’en est-il de votre axe « critiquer » ?
Avec « critiquer », nous avons plutôt réfléchi à l’IA dans notre quotidien aujourd’hui et demain. Les élèves ont développé leur esprit critique à partir d’un corpus de textes et d’extraits filmiques très variés. Nous avons évoqué les dangers de l’IA et les élèves ont fort heureusement compris que le danger n’est pas l’outil lui-même mais les personnes malveillantes qui pourraient l’utiliser à de mauvaises fins. Certains élèves qui pensaient qu’il fallait interdire l’IA ont nuancé leur position. Comme je leur ai dit, on n’interdit pas les marteaux parce qu’on peut tuer quelqu’un avec ! A nouveau, il faut redonner à l’IA sa véritable dimension d’outil.
Et qu’en est-il de votre axe « imaginer » ?
Avec « imaginer », les élèves ont développé leur imagination. Ils ont pu laisser libre cours à leurs « fantasmes » sur l’IA. Cette étape, sans doute un peu cathartique, a été l’occasion d’une grande création littéraire (écrire une nouvelle de science-fiction à chute), qui a été porteuse puisque l’IA en tant que thème les a vraiment passionnés. Ils ont eu plaisir à écrire leur nouvelle de science-fiction, avec l’IA qu’ils avaient eux-mêmes imaginée auparavant. Faire en sorte que les élèves prennent du plaisir à écrire une histoire, c’est une grande fierté pour un professeur de français !
Une des expériences a porté sur l’écriture d’un sonnet : en quoi a-t-elle favorisé l’esprit critique des élèves sur l’IA ?
Cette expérience ( « écris un sonnet d’amour ») a montré une nouvelle fois les limites de l’IA puisque cet outil compile des données pour ne retenir que le « récurrent », autrement dit le topos, le cliché. Le premier sonnet produit (bien que ce ne soit pas vraiment un sonnet dans la forme) a suscité l’émerveillement de certains élèves qui l’ont trouvé très beau. Puis le deuxième, le troisième… Ils se sont rendus compte que les poèmes utilisaient toujours les mêmes images. Ils ont commencé à se dire que ce n’était pas si beau, et même trop « facile ». J’ai alors inséré la notion de « médiocrité ». L’IA vise une moyenne. Si nous faisons pareil, nous êtres humains, alors nous nous robotisons. Nous devenons machines. Les élèves comprennent alors qu’il faut développer notre « humanité », ne pas rester dans le « médiocre » et chercher l’originalité, détourner les clichés, jouer avec les thèmes… Je leur propose donc d’écrire leur sonnet d’amour, en évitant tous les clichés que nous avons repérés au préalable dans les productions de l’IA. Ils doivent parler d’amour (toutes formes d’amour d’ailleurs car l’IA n’a évoqué que des amoureux) en cherchant leurs propres images ou en renversant les lieux communs (au lieu du « printemps ensoleillé », utiliser « la pluie » par exemple…)
Leur esprit critique a donc bien été en action sur l’IA, mais sans doute aussi, sur notre société, y compris sur l’école malheureusement, qui a tendance à nous « robotiser ».
Vous avez ainsi invité vos élèves à démontrer que leur pouvoir créateur est supérieur à celui des algorithmes : quelles leçons en tirez-vous ?
Je me suis rendue compte que nous, les professeurs, nous avions une forte tendance à demander aux élèves un travail imitatif. Avant ce travail avec l’IA, j’aurais attendu les fameux lieux communs qu’on trouve dans les poèmes d’amour. Il est fort probable que la « douce mélodie du cœur » m’eût épatée. Là j’ai tenté le pari de l’originalité et au final, les poèmes produits sont très intéressants, très différents de ce que l’on attend. Les élèves ont dû « se creuser la tête » pour échapper aux images faciles et je les ai trouvés plus investis, plus actifs. Cela me rappelle que le français est une discipline artistique aussi !
Les élèves ont poussé leur créativité jusqu’à créer des assistants conversationnels : qu’ont-ils imaginé ?
Grâce à l’Accompagnement Personnalisé qui permet, dans notre collège de Sainte-Tulle, d’avoir la moitié de la classe (12 ou 13 élèves), j’ai pu leur demander de travailler en groupe (de deux ou quatre élèves). Chaque groupe pouvait imaginer une IA ou une nouvelle machine qui utiliserait l’IA. Il fallait lui donner un nom, la décrire, penser son fonctionnement et ses besoins énergétiques. Puis j’ai demandé aux élèves de fixer un prix, comme s’ils étaient l’entreprise qui devait commercialiser cette machine, et d’argumenter. Ils devaient en faire la publicité. Outre le travail d’argumentation intéressant, les élèves se sont « pris au jeu » et ont laissé leur propre fantasme sur l’IA s’exprimer. Chaque groupe est ensuite passé à l’oral pour présenter son projet et se rendre compte de la crédibilité de leur invention imaginaire.
Ainsi sont nés les futurs personnages de leur nouvelle fantastique. Des chiens robots, des assistants à l’apparence humaine pour aider les personnes âgées, un robot sphérique qui peut retrouver les objets perdus à des kilomètres, un joli robot en forme de Panda qui surveille nos constantes vitales et nous délivre des médicaments… Le point commun de ces êtres artificiels, c’est qu’ils aident les personnes en difficulté. Nos élèves ont de très bonnes intentions !
L’aboutissement, c’est l’écriture d’une nouvelle de science-fiction à chute : comment les élèves ont-il mené à bien ce travail de rédaction ?
Ce fut avec un plaisir un peu cynique, je l’avoue, que j’ai pu ensuite lancer le projet d’écriture de nouvelle : quelqu’un allait se procurer cette invention si bienveillante au départ, mais tout ne se passerait pas comme prévu… Le genre de la nouvelle qui doit ménager des rebondissements et un effet de chute finale était idéal pour exercer son esprit critique, et le faire sur sa propre invention, c’est encore plus savoureux ! Oser la critique de sa propre machine ! On pourrait parler ici d’ « esprit autocritique » !
Au final, à la lumière du travail mené, en quoi vous semble-t-il important de donner une place à l’IA à l’Ecole ?
Il est très important d’inclure l’IA à l’école dans toutes ses dimensions, et tout d’abord en tant qu’outil. Il ne faut pas se leurrer sur le fait que de plus en plus d’élèves utilisent des IA pour faire leurs devoirs et effectuer des recherches. Les lycéens utilisent même l’IA pour leur exposé du grand oral. Le résultat est en général catastrophique car une IA ne peut s’adapter aux méthodes et aux attentes d’un professeur ou d’un jury. Elle reste généraliste, algorithmique donc, nous l’avons dit, « médiocre ». Plus vite, on apprend à l’élève à utiliser plus intelligemment cet outil, plus vite on évitera ces écueils : leur apprendre qu’une IA fournit un « premier jet » à retravailler, à vérifier, à enrichir, à reformuler et à structurer. C’est une aide, non une finalité, tout comme une calculatrice en mathématiques. C’est donc bien à l’école d’éduquer les enfants à cet outil, en leur montrant ses atouts et ses limites.
En outre, l’IA doit être intégrée à une réflexion plus critique sur nos sociétés. Elle est un très bon « prétexte » à aborder des questions philosophiques intemporelles : qu’est-ce qui fait notre humanité ? Qu’est-ce que la conscience ? Comment peut-on se retrouver manipulé et privé de liberté ? A nouveau, les élèves doivent rester « éveillés » : l’IA est aussi un outil pour nous manipuler sans que nous nous en rendions compte (les pubs et vidéos qui apparaissent sur les réseaux sociaux en fonction de nos goûts etc.). A défaut d’avoir de la philosophie au collège, le français est une discipline tout à fait appropriée à cette réflexion grâce, notamment, au registre de la science-fiction, peu exploitée dans nos programmes mais vraiment porteuse de cette réflexion. Les machines et les créatures artificielles, les monstres, peuplent des récits vraiment intéressants pour développer notre esprit critique et avoir une vision plus juste de l’IA et de ce qu’elle pourrait devenir.
En 4ème, nous avons également un chapitre sur la désinformation. Je l’ai abordé en fin d’année et j’ai pu constater les effets de tout le travail critique mené. Les élèves repéraient très bien les images générées par l’IA. Ils cherchaient aussi spontanément à détecter les clichés et les incohérences dans des textes de fausses informations.
Ainsi, en tant qu’outil et en tant que thème littéraire et philosophique, l’IA est bien présente depuis longtemps dans nos esprits et dans notre quotidien. L’école doit s’en emparer pour que cette technologie n’échappe pas à nos élèves, aussi bien dans ses atouts que dans les dangers inhérents à ses utilisations.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le projet sur le site de l’académie Aux-Marseille
Le recueil de nouvelles des élèves
Table ronde Educatice sur l’IA à l’Ecole