Quel titre étrange, en forme d’accroche digne d’un dépliant touristique ! Il faut cependant s’y tenir puisque Piero Usberti, le jeune réalisateur italien de « Voyage à Gaza » en revendique la démarche personnelle. Née du désir conjoint de filmer et d’aller à la découverte d’un pays inconnu et de ses habitants. Un ‘film-voyage’ qu’il définit ainsi : « À Gaza, il faut arriver le soir au printemps, s’enfermer dans sa chambre et écouter les sons qui entrent par les fenêtres ouvertes… Nous sommes en 2018. J’ai 25 ans et je suis un voyageur étranger. Je rencontre de jeunes palestiniens de mon âge ».
Favorisé par un programme d’études et d’échanges entre des universités de Sienne et de Gaza, initié par un père porteur d’un récit enthousiaste et engagé sur la Palestine, l’indissociable élan du voyage et du film se concrétise. Avec un fil rouge simple comme le jour : observer la vie quotidienne de jeunes Palestiniens par le biais des entretiens avec eux, et entrer de la sorte dans la réalité de Gaza.
‘Le film-voyage’, expérience humaine, création engagée
Trois mois de séjour (en deux temps séparés par quelques jours), des rencontres humaines marquantes avec des jeunes personnes, filles et garçons, dans leur singularité, de la distance à la confiance, de l’étrangeté à la reconnaissance et au partage, transforment en profondeur la nature du projet. Le cadre déborde. Le réalisateur et ses ‘témoins’ deviennent pour certain.es parties-prenantes de la réalisation et en modifient irrésistiblement le cours.
Au retour : 48 heures de rushes, des années d’agencement des images et des sons récoltés, la voix off du cinéaste lui-même, telle la partition intime accompagnant comme un souffle des fragments des vies tenues par la révolte, le rêve, l’espoir ou la mélancolie.
Et, un montage achevé, quelque temps avant le 7 octobre 2023, les massacres innommables perpétrés par le Hamas, la riposte sans fin de l’armée israélienne, et l’engrenage destructeur de la guerre, étendue à toute la région. Et la Palestine en voie d’effacement.
Piero Usberti prend la mesure de l’événement. Et il décide de conserver « Voyage à Gaza » dans sa forme originelle. Saisie d’un présent de résistance, le film ‘est devenu par la force de l’Histoire [après le 7 octobre] un film au passé’, constate le cinéaste. Et nous sommes entraînés dans le voyage en compagnie des jeunes Gazaouis, dans les yeux d’un cinéaste ouvert à l’altérité tout en gardant son statut d’étranger, capable de porter un regard décapant sur la situation, tout en captant la beauté des êtres et des paysages.
Vision décapante, acte d’amour
Responsable du son, de l’image et du (long) montage de son documentaire (autoproduit dans un premier temps), le réalisateur place le prologue sous le signe de la tragédie : des plans des funérailles du journaliste Yasser Mortaja, un des premiers morts (à 27 ans) de la Marche du Retour [commémoration annuelle -associée à des rassemblements et des manifestations organisée depuis 1948-de la ‘Naqba’ , la ‘catastrophe’ à savoir l’exil et l’expulsion de Palestiniens ; la Marche du Retour de 2018 correspondant au 70ème anniversaire, s’est étendue et poursuivie sur plusieurs mois d’affrontements meurtriers avec l’armée israélienne]. Une séquence inaugurale en forme de choix politique, celui de donner le nom propre d’un mort palestinien, à rebours des statistiques et du décompte abstrait des victimes.
Alors, nous entrons dans le vif du sujet, à travers les rencontres de plus en plus intenses avec des filles et des garçons, captés pas-pas dans leur singularité. Au fil d’échanges prolongés, facilités par une rencontre précoce avec Sara (travaillant pour la défense des femmes), bientôt guide et traductrice pour un observateur avisé mais qui ne parle pas arabe, et avec qui se dessinent une amitié durable et une participation active au film en devenir, auquel se joint Jumana. Nous voici chez Mohanad, militant communiste et athée, montrant sa bibliothèque de grands classiques de la littérature marxiste. Les yeux rieurs, et la parole retenue, Hani et Douua, jeunes mariés, nous touchent. Et nous faisons la connaissance encore de Jumana, de Mohamed.
Filmées en pleine rue, dans les collines alentour, selon les déclinaisons de lumière découpant leurs beaux visages, leurs regards graves et leurs sourires fugitifs, ou cadrées de loin en silhouettes dont nous ne voyons pas les visages, comme les deux frères au bord de la mer crépusculaire, les personnes saisies dans leur singularité composent l’ébauche d’une société plurielle dans sa richesse et ses contradictions. Des contradictions internes que le cinéaste fait émerger chez ceux et celles qu’il filme, comme Sara et Jumana, par exemple. Ces dernières rejetant des traditions ou interdictions faites aux femmes qui rendent un quotidien, déjà dur, plus difficile encore. Sans compter l’utilisation qu’en fait le Hamas pour asseoir sa domination.
Signes de guerre, espaces de liberté, rêve impossible
Le prologue excepté (parti-pris assumé et militant du cinéaste), la menace guerrière, l’oppression subie par les civils palestiniens dans leur vie quotidienne se manifestent au fil des séquences, de manière sporadique : bourdonnement des drones survolant le territoire, maisons en ruine. Existence conditionnée aussi par le manque d’eau et d’électricité, mais aussi par l’absence de perspectives professionnelles et l’asphyxie économique.
Ces signes de guerre dans une ‘prison à ciel ouvert’ surgissent en toile de fond au cœur de l’intime, sur les visages et les corps de celles et de ceux que le réalisateur apprend à connaître et à aimer. Il les filme, soutenu dans son travail par ses ‘collaboratrices’ rencontrées sur place. Il les regarde évoluer dans leur environnement. Nous recueillons ainsi, grâce à cette méthode généreuse et ouverte à l’imprévu, des paroles singulières, des parcours de vie, des peurs et des espoirs, communs à une génération, consciente de la précarité de son destin, dans le refus cependant de toute assignation identitaire.
Au fil des conversations, creuset de rapprochements amicaux et d’une reconnaissance mutuelle, nous percevons l’intensité de la lumière, les couleurs vives du paysage, le souffle du vent et le mouvement des vagues. Et nous appréhendons, modulée par la voix off du réalisateur doucement chuchotée, la beauté du pays. Et sa vulnérabilité.
Six ans après sa conception, « Voyage à Gaza » arrive jusqu’à nous. Et ce portrait intelligent et sensible, sidérant de grâce et d’humanité, d’une jeunesse palestinienne et d’un pays alors en grand danger, nous réveille en sursaut, comme la saisie poétique et politique d’un temps aujourd’hui révolu.
Samra Bonvoisin
« Voyage à Gaza », film de Piero Usberti-sortie le 6 novembre 2024-
Sélections dans de nombreux festivals. Cinéma du Réel, Mention spéciale- Prix Cnap du film français
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