L’Education aux Médias et à l’Information peut-elle prendre des formes créatives ? Peut-on amener des élèves de seconde professionnelle à écrire et jouer une pièce de théâtre ? Double défi relevé par Stéphanie Sermonat et Rachida Id Moussa, professeures de lettres et espagnol au lycée Condorcet à Limay (78). Un projet mené tout au long de l’année scolaire a conduit leurs secondes gestion-administration et commerce à travailler sur la question de la désinformation et du complotisme, à écrire une pièce intitulée « Internet, c’est pas si net ! », à l’interpréter en public, à l’accompagner d’un dépliant pédagogique. Les enseignantes éclairent ici les enjeux et les étapes d’un projet ambitieux, stimulant et efficace : « les élèves nous ont confié que dorénavant ils chercheraient à vérifier les infos qui circulent sur les réseaux au lieu de les partager bêtement ».
Quelles étaient vos motivations pour vous lancer dans un tel projet ?
Nous sommes parties d’un constat : les jeunes sont hyperconnecté.es et se servent tous d’internet et plus particulièrement des réseaux sociaux pour se tenir informé.es. Dans ce flot d’informations, beaucoup de rumeurs, de théories complotistes, d’infaux circulent.
Nous avions aussi remarqué que dans nos classes de plus en plus d’élèves évoquaient des légendes urbaines et faisaient allusion aux complots de toutes sortes lorsqu’un évènement survenait. Par ailleurs, ils n’hésitaient pas à mettre en doute des informations transmises par les médias nationaux en parlant de manipulation de l’opinion publique. Nous y avons été sensibles et avons pris la décision, en fin d’année scolaire, d’élaborer un projet d’éducation aux médias et à l’information afin de leur fournir des outils de compréhension et d’analyse.
Dans quel contexte avez-vous mené ce projet ?
Ce projet a été mené avec une classe de Seconde Gestion-Administration et Commerce. Pour le mener à bien nous disposions de deux heures de projet hebdomadaires.
Cette action s’insère parfaitement dans le programme de Lettres puisque nous avons un objet d’étude intitulé « La construction de l’information ». Ainsi, nous avons joué à l’apprenti journaliste en décryptant la démarche de celui-ci lorsqu’il se retrouve face à une information. Les élèves ont appris à identifier une source, à s’assurer de son bien-fondé et ils ont appris comment décrypter une image trouvée sur les réseaux sociaux (source et contenu). Ceci dans le but d’aiguiser leur esprit critique.
En Espagnol, les élèves ont découvert la presse hispanophone à travers différents supports dans le cadre de la thématique « S’informer et comprendre ». Ainsi, ils ont pu se rendre compte de l’omniprésence des médias en général et de l’information en particulier, ce qui a donné naissance au terme « infoxicación », néologisme qui désigne le phénomène de surconsommation d’informations (« infobésité » en français).
Notre projet a reçu le soutien de la préfecture des Yvelines et de la DILCRAH ainsi que de la Ligue de l’enseignement de Paris qui nous a mis en contact avec une metteure en scène de la compagnie Ad Astra. Nous avons participé au concours Alter Ego Ratio et d’après Mme Ward, coordinatrice de la ligue de l’enseignement de Paris, il a été très difficile de nous départager.
Quelles ont été les étapes du travail mené pour aider les élèves à réfléchir sur cette question de la désinformation en ligne ?
Comme nous l’avons déjà évoqué un travail préalable a été mené en cours de Lettres et en cours d’Espagnol. Pendant nos heures projet, une première séquence intitulée « Qu’est-ce qu’un complot ? » a servi à identifier les mécanismes des théories complotistes puis à les démonter un par un. Nous sommes partis de la vidéo du complot des chats réalisée par des élèves du lycée professionnel de 2nde GA de Bondy et nous avons cherché à vérifier les sources des informations présentes dans cette vidéo.
Ensuite, nous avons réalisé une carte mentale des caractéristiques d’un complot. En octobre, nous avons reçu Mme Wirth, journaliste à l’AFP qui a fait découvrir le monde des médias aux élèves et leur a proposé une activité autour du rôle des images dans la presse. Lors d’une deuxième séance, elle a évoqué le phénomène de désinformation sur les réseaux sociaux.
Entre les vacances de la Toussaint et celle de Noël, les élèves ont rédigé leur pièce de théâtre qui a abouti à la rédaction de 8 scènes. En février 2018, nous avons eu la visite de Mme Manciaux membre du SG CIPDR qui leur a expliqué les dangers qu’entraîne l’adhésion aux complots et qui a expliqué ce qu’est l’enfermement algorithmique. Les élèves ont écouté attentivement Mme Manciaux car ils devaient compléter un questionnaire et ils se sont glissés dans la peau de véritables journalistes pour écrire un article à l’issue de cette rencontre qui ne les a pas laissés indifférents.
Faire écrire une pièce de théâtre par les élèves peut apparaître comme particulièrement ambitieux : comment avez-vous mené ce travail d’écriture ?
Nous avons commencé par leur montrer la vidéo du spectacle joué en juin 2017 par une classe de Terminale que nous avions en charge et qui traite des dangers de la radicalisation. Avec deux objectifs : dégager les caractéristiques de l’écriture d’une pièce de théâtre et montrer comment on passe du statut d’élève à celui d’ « apprenti-acteur ».
Lors de la deuxième séance, nous avons rappelé aux élèves la thématique sur laquelle nous allons travailler. Puis, sous forme de cours dialogué, nous avons dégagé les grands axes de la pièce c’est-à-dire que nous avons défini les espaces, le temps, les personnages de la future pièce ainsi que le nombre de scènes. Ensuite, les élèves ont été regroupé.es en plusieurs binômes. Nous avions ainsi deux binômes chargés de rédiger la même scène. La classe a été donc divisée en deux parties. Nous avions chacune en charge autant de binômes que de scènes. A la fin de la séance, nous avons ramassé les travaux que nous avons évalués en fonction d’une grille.
Lors de la séance suivante, nous avons regroupé les binômes travaillant sur la même scène et ils ont confronté leurs premiers jets que nous avions corrigés. Ainsi, ils ont réécrit à quatre mains leur scène. Nous avons à nouveau ramassé leurs productions.
La fois suivante, chaque quatuor a lu son texte au reste de la classe. Un.e secrétaire a été désigné.e pour noter au tableau les remarques faites par les élèves qui écoutaient le contenu de la scène exposée.
L’avant dernière séance a été consacrée à l’écriture du dernier jet de la pièce et à la réflexion sur la mise en scène.
Nous avions mis de côté la scène 5 car celle qui évoquait un complot, en l’occurrence celui sur le fait que Ben Laden serait un agent de la CIA mandaté par les Etats-Unis, complot choisi par les élèves en début de séquence. Tous les binômes ont fait une proposition pour cette scène que nous avons par la suite retravaillée sous forme de cours dialogué.
La dernière séance a été consacrée à la finalisation du texte au niveau de la mise en scène, du choix du titre pour le rendre plus cohérent. Chaque binôme a saisi le texte final de la scène dont il avait la charge sur informatique.
Pouvez-vous nous résumer cette pièce ?
Voici le résumé rédigé par les élèves : « Notre histoire parle de jeunes accros à leur téléphone. En effet, dans la scène 1, un jeune va voir ses amis qui ne lui répondent pas car ils sont concentrés sur leur téléphone. Le premier garçon s’énerve. Ensuite, deux jeunes découvrent une information sur leurs portables pendant la récréation. Ils ne sont pas d’accord. L’information porte sur une théorie du complot du 11 septembre 2001. Dans la scène 3, les complotistes se rejoignent et remarquent que leur théorie a été vue par de nombreuses personnes. Ils pensent devenir riches et célèbres. Ensuite, on retourne quelques jours auparavant et nous retrouvons les complotistes qui préparent leur vidéo. Ils expliquent comment faire une bonne vidéo qui convaincra un maximum de personnes. Ils y insèrent un faux témoignage. Dans la scène suivante, nous sommes de nouveau avec nos lycéens. Mustapha adhère à la théorie du complot pendant que Léa est méfiante. Elle interroge une professeure qui lui prouve que cette théorie est fausse. Néanmoins, Mustapha n’est pas convaincu par la professeure et il décide de partager l’information… Dans la scène 7, des amis de la jeune qui a témoigné découvrent l’information et décident de vérifier parce qu’ils ne sont pas convaincus. Ils vont chercher les sources des informations et s’aperçoivent que c’est UN COMPLOT. Dans la dernière scène, on explique comment vérifier une information lorsque nous avons un doute. »
Les élèves ont même été amené.es à jouer cette pièce en public : comment cet événement s’est-il préparé et s’est-il déroulé ?
C’est par l’intermédiaire de la Ligue de l’enseignement de Paris que nous avons pu travailler en collaboration avec une comédienne. Il s’agit de Mme Bentoumi Louiza, metteure en scène de la compagnie Ad Astra. Nous nous sommes rapprochées d’elle afin de lui présenter notre projet et la direction que nous souhaitions emprunter. Elle nous a confié que ce projet était très intéressant et s’est emparée de la thématique. Son travail a permis à certain.es de nos élèves de sortir de leur réserve et de pouvoir s’exprimer librement. Ce travail ne fut pas simple car beaucoup d’entre eux se sentaient très mal à l’aise à l’idée de devoir prendre la parole et jouer, ne serait-ce que devant leurs propres camarades. Ses interventions ont débuté tardivement (le 30 janvier 2018) car nous n’avions pas encore reçu de réponse positive suite à notre demande de financement. Nous avons donc dû prendre une décision et avons demandé à Mme Bentoumi de réaliser une lecture expressive de la pièce de théâtre.
Certains élèves ont préféré ne pas jouer sur scène. Ils ont donc créé et rédigé tous les documents autour de cette pièce à savoir l’affiche du spectacle, le programme de salle, le petit manuel de lutte contre la désinformation et les théories complotistes. Les apprentis acteurs ont répété tous les mardis pendant les heures-projet et les trois semaines précédant la représentation, des répétitions supplémentaires ont été organisées sur certaines heures de cours.
La représentation a eu lieu le 10 avril en salle polyvalente au sein de notre lycée, en présence de deux classes de seconde professionnelle, d’une classe de seconde générale et d’une classe de première professionnelle. Elle a remporté un vif succès. La coordinatrice de la ligue de l’enseignement de Paris, Mme Ward, qui a assisté à la représentation théâtrale a rédigé un article élogieux autour du projet. Cet article est visible sur le site de la ligue de l’enseignement de Paris.
Les élèves ont aussi réalisé un « dépliant pédagogique » sur le thème abordé : que vous semblent-ils avoir retenu du travail mené ?
Le dépliant pédagogique s’intitule « Petit manuel de lutte contre la désinformation et les théories complotistes ». Nous les avons guidé.es dans la réalisation de ce dépliant car il nous semblait important de réaliser une synthèse de ce projet avec les principaux éléments à retenir. Ce dépliant a été distribué aux élèves qui ont assisté à la représentation de la pièce de théâtre.
C’est à travers un retour d’expériences que nous nous sommes rendu compte de l’intérêt des élèves pour ce projet. En effet, ils nous ont confié que dorénavant ils chercheraient à vérifier les infos qui circulent sur les réseaux au lieu de les partager « bêtement ». Par ailleurs, il est clair que ce thème leur parle, ils se sentent directement concernés car leurs informations proviennent principalement d’internet.
Au final, quel bilan tirez-vous du projet ?
Plus qu’un projet c’est une véritable aventure humaine que nous avons partagée avec nos élèves. Parmi les objectifs que nous nous étions fixés, nous avions celui de mettre en place une cohésion du groupe car cette classe est particulière dans la mesure où elle regroupe des élèves avec 2 spécialités différentes : 15 élèves préparent un bac pro Commerce alors que les 15 autres préparent un bac pro GA. Les professeurs d’enseignement général de la classe nous ont confirmé ne pas pouvoir faire la distinction entre les « COM » et les « GA » car il n’y avait ni clan ni tension entre eux contrairement aux années passées. On peut donc dire que le contrat est rempli sur ce point !
Le choix du mot « aventure » n’est pas anodin. Nous avons partagé de nombreux moments plus ou moins agréables comme, par exemple, la recherche d’un financement le désistement de certains élèves quelques heures avant la représentation, une relation parfois difficile entre un petit nombre d’élève et la metteure en scène… La classe a su dépasser ces péripéties et a pu aller jusqu’au bout de ce projet, nous en sommes fières.
Leur participation au concours Alter Ego Ratio a été une réussite, car non seulement la coordinatrice de la ligue de l’enseignement a rédigé un article élogieux à l’issue de la représentation mais elle nous a aussi confirmé que les élèves sont passés tout près de la première place.
Pour conclure, nous envisageons de continuer à travailler ensemble à la prochaine rentrée autour d’un nouveau projet autour de la question de l’altérité et l’égalité intitulé : « L’Autre c’est Moi ».
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Sur le site du concours « AlterEgoRatio »
Le projet théâtre sur la radicalisation
Dans le Café, les projets de Lionel Vighier autour du complotisme