Les réseaux sociaux sont des réseaux d’écriture : comment en exploiter tous les possibles, y compris pour abattre les murs entre collège et lycée ? Une réponse est proposée par les collégiens d’Anne-Gaëlle Camus à Bourgoin-Jallieu dans l’académie de Grenoble et les lycéens d’Elodie Rolland à Décines dans l’académie de Lyon. Sur une page Facebook, ils ont partagé leurs « visions poétiques de la ville » en publiant des créations personnelles : une photo et un poème sur l’univers urbain. Le dispositif, motivant, amène à travailler les écritures photographique et poétique, crée des passerelles entre les établissements et les niveaux, ouvre l’Ecole sur le monde. Et s’il s’agissait moins d’alerter contre les dangers des réseaux sociaux que d’apprendre à en faire les meilleurs usages, y compris les plus beaux ?
Pouvez-vous expliquer en quoi a consisté ce projet ?
J’ai créé une page Facebook dans le cadre de deux séquences d’enseignement consacrées à la poésie de la ville. Les séquences étaient fondées sur l’étude de poèmes de Baudelaire et d’Apollinaire. Le but était d’inviter les élèves à porter un regard poétique sur la ville et à le partager en nous envoyant une photo d’un élément urbain qu’ils trouvaient poétique, accompagné d’un texte poétique, en vers ou en prose.
Qui a participé à cette création collective ?
J’ai proposé cette idée à une collègue, professeure stagiaire de lycée dans l’académie de Lyon, et elle a accepté de faire travailler ses élèves de seconde sur cette page Facebook. Ce projet a alors été pensé comme une liaison collège/lycée, permettant aux élèves de confronter leurs visions poétiques et les représentations de leurs villes. Ce sont donc mes élèves de quatrième et de troisième du collège Salvador Allende de Bourgoin-Jallieu et les élèves de seconde de madame Rolland du lycée Charlie Chaplin de Décines qui ont fait vivre cette page plusieurs semaines durant. Des passerelles ont pu être établies entre les programmes des différents niveaux : « La ville, lieu de tous les possibles » en 4ème, « regarder le monde, inventer des mondes » en 3ème, « La poésie du XIXe au XXe siècle : du romantisme au surréalisme » en seconde. Mais certains collègues ont aussi fait vivre la page et commenté les productions des élèves. Et, nous avons aussi, madame Rolland et moi-même, publié beaucoup de photos et de textes pour encourager nos élèves à produire quelque chose. Nous les avons aussi remerciés et invités à commenter les productions des autres.
Quels étaient les objectifs du projet ?
Les objectifs étaient variés. Il s’agissait d’amener les élèves à porter un regard artistique sur le monde qui les entoure, afin de leur faire comprendre que l’œil du poète peut transformer n’importe quel élément en élément poétique Ainsi, certains élèves du collège ont appris qu’il était possible de porter un tel regard sur leur quartier, qu’ils pensaient jusqu’alors en déconnection totale avec la poésie abordée en classe. Il s’agissait encore de comprendre l’intérêt des poètes pour les figures marginales et pour Paris en général. Il s’agissait bien entendu d’expérimenter l’écriture poétique. Mais aussi de développer une autre vision des réseaux sociaux : artistique et culturelle. Les élèves étaient amenés à lire et commenter d’autres textes poétiques écrits par les autres élèves : les élèves de troisième étant particulièrement curieux de découvrir les réalisations des secondes. Enfin, le travail a permis d’apprendre ou de revoir les règles en matière de diffusion d’images et de plagiat.
Les réseaux sociaux ne sont pas toujours très bien accueillis par le système scolaire : en quoi vous semble-t-il intéressant d’en faire un espace de travail ?
Effectivement, je n’ai d’ailleurs pas pu suivre mon idée initiale qui était de passer par le réseau Instagram – réseau auquel on pense instantanément quand on veut partager des photographies – car les élèves étaient obligés d’avoir un compte pour suivre le travail de tous. Et je savais que certaines familles pourraient me le reprocher. J’ai donc privilégié la page Facebook publique et visible par tous, que l’on soit inscrit ou non sur ce réseau. Je tenais à utiliser un réseau que les élèves utilisaient parce que je pouvais ainsi les motiver davantage à s’impliquer dans le projet et aussi parce qu’il me semblait nécessaire de leur montrer d’autres façons possibles d’utiliser un réseau de partage d’informations que celle qu’ils connaissaient déjà, plus axée sur l’intimité et l’humour. Enfin, ayant travaillé en début d’année sur un blog avec ma classe de 4e, j’avais constaté que les élèves étaient vite déçus de travailler sur des articles qui n’étaient vus que par très peu de monde. Je savais que Facebook leur permettrait de réagir plus facilement grâce aux notifications que recevaient par exemple ceux qui s’étaient abonnés à la page ou même qu’ils seraient fiers de voir leur travail « liké ».
Concrètement, comment a fonctionné le travail ?
Les élèves nous envoyaient leur photo ainsi que leur texte par mail. Nous postions les éléments reçus afin de corriger les fautes d’orthographe restantes et de permettre à tous les élèves, qu’ils aient ou non de compte Facebook, de participer au projet. La page étant publique, tous pouvaient la consulter à l’aide d’un lien qu’ils recevaient en réponse à leur mail. Les consignes étaient les mêmes pour les troisièmes et les secondes et aucune contrainte de longueur ne leur a été imposée pour le texte poétique.
Avez-vous été surprises par les productions ainsi partagées ?
Oui, nous avons été très agréablement surprises par certains textes, originaux et riches. Les élèves ont trouvé de l’inspiration dans des lieux très divers comme cette élève de seconde qui rend hommage à la tour de verre du nouveau musée des Confluences de Lyon : « Tour de verre et de lumière / S’élevant sous un ciel couvert / Non pas de nuages mais de fer / Est-elle seulement œuvre d’art entourée d’air / Ou bien devient-elle la nuit tombée déesse mère ? » Les collégiens comme les lycéens ont pu réutiliser les figures de style qu’ils voyaient ou revoyaient en cours comme la comparaison dans ce poème sur Jonage : « Tel un océan de joie qui m’anime / La nuit ta lumière m’illumine » ou encore l’anaphore et les autres figures de répétitions : « Les bancs de ma ville / Les bancs de ma ville sont immobiles / Ils sont d’un brun du matin / Ils sont cachés sous les poiriers /Les bancs de ma ville, je les choisirais entre mille / Le bancs de ma rue ont tous été vus / Ils sont tagués de la tête aux pieds / Ils sont durs comme les briques d’un mur/ Les bancs de ma ville, je les choisirais entre mille ».
Certains textes étaient porteurs de messages intéressants comme ce court texte d’une élève de quatrième : « La nuit est sombre / Il y a peut être quelque chose qui l’éclaire / Je ne sais pas ce que c’est / Soit les lampes qui sont dans la rue soit l’humanité. »
Mais nous avons aussi été heureuses de voir que même les élèves en difficulté, qui ne rendaient habituellement pas leur travail, se pliaient aux exigences de celui-ci, moins scolaire que les autres. C’est le cas par exemple de cet élève de 3ème, qui n’a proposé qu’une seule phrase mais non sans force poétique : « Soleil sur l’horizon à travers les barreaux de prison, c’est là où nous jouerons. »
Ce travail était-il évalué ?
Oui, et nous avons choisi l’évaluation par compétences, selon la même grille, de manière à rendre plus évident le lien entre le collège et le lycée. En effet, partant des mêmes consignes et étant notés de la même façon, ils n’arrivaient pas aux mêmes résultats, leurs niveaux et leur travail en classe pendant la séquence étant différents. Les critères étaient les suivants : respecter le temps donné (3 pts), prendre une photo liée au sujet (4), utiliser le mail pour envoyer sa photo (3), écrire sans fautes (4), produire un texte poétique (4), indiquer le lieu clairement (2).
Une des dimensions intéressantes de votre travail, c’est d’amener à travailler sur un projet commun des collégiens et des lycéens : cela s’est-il bien passé ? quels vous semblent les profits de ces ponts construits entre les niveaux et entre les établissements ?
La liaison s’est très bien passée. J’en menais une autre avec certains volontaires de mes classes de troisième et une classe de seconde du lycée l’Oiselet, plus classique, à partir d’une sélection de livres à lire. J’ai donc pu comparer ces deux liaisons et je trouve que, si la rencontre réelle avec les secondes de Chaplin et les troisièmes d’Allende a manqué aux élèves, ils ont tout de même été très curieux de lire les textes des autres, sachant justement qu’ils ne connaîtraient que cela d’eux. Ils ont donc « fait connaissance » par l’intermédiaire de la poésie, ce qui est rare de nos jours ! Les secondes étaient également motivés par le défi à relever. En revanche, les élèves de quatrième se sont sentis quelque peu mis à l’écart quand les lycéens ont commencé à publier. Il aurait certainement fallu les faire écrire un peu plus tard et non, comme je l’ai fait, au début du projet.
Dès lors, une des dimensions intéressantes, c’est aussi d’amener à travailler sur un projet commun des enseignantes d’établissements différents : comment cette collaboration a-t-elle été possible ? en quoi vous semble-t-elle profitable ?
Mme Rolland et moi sommes amies en dehors du travail. Nous avons fait connaissance à l’université, en master de lettres. Elle a ensuite travaillé dans le privé, en tant que rédactrice web, et a passé le CAPES en 2015 seulement. Dès qu’elle a eu des élèves en responsabilité nous avons pensé qu’il serait intéressant et agréable de travailler ensemble. De plus, c’est elle qui m’avait formée pour la réalisation de mon blog avec mes quatrièmes. Or, c’est ce premier projet numérique qui m’a amenée à imaginer cette page Facebook. J’ai donc pensé à elle dès le début. Cette collaboration a permis aux élèves de milieux urbains, sociaux et culturels différents de se rencontrer virtuellement, et c’était le but poursuivi.
Quel bilan général tirez-vous de ce projet ?
Les élèves ont globalement apprécié ce projet. Ils ont presque tous envoyé une photo et un texte et rares sont ceux qui ont cherché une image ou un texte sur internet. Ils continuent même de visiter la page alors que l’année est terminée. Le point le plus difficile était de leur faire comprendre ce que l’on entendait par « poétique », car certains d’entre eux ont pris des photos de monuments célèbres ou d’éléments dont la beauté était reconnue.
Nous avons été confrontés à quelques problèmes techniques, deux élèves n’ayant pas de moyen de prendre de photo, un élève n’ayant pas réussi à envoyer le mail et un autre n’ayant aucune occasion de se rendre en ville.
Nous envisageons de garder cette page active et de poursuivre ce projet avec d’autres classes en 2017-2018 afin que les élèves actuellement abonnés à la page puissent continuer à suivre les publications et peut-être même en ajouter de nouvelles.
Quels conseils donneriez-vous à des collègues tenté.e.s par un tel dispositif ?
Il faut s’attendre, comme dans tout projet original, à passer beaucoup de temps à relire les textes, les corriger, les poster, les montrer aux élèves. D’ailleurs, je pense qu’il est bon de projeter la page Facebook de temps en temps en classe pour leur montrer les productions au fur et à mesure de leur mise en ligne et afin que la page leur soit familière, pour qu’ils y pensent souvent. Je pense qu’il faut aussi que les professeurs prennent des photos, écrivent eux-mêmes des textes poétiques car les élèves sont sensibles au fait qu’on joue le jeu nous aussi. Et, il faut en informer les parents pour éviter tout problème possible, notamment avec les élèves qui n’ont pas l’âge légal pour avoir de compte Facebook. Il faut prendre le temps d’expliquer aux familles que la page est publique et que l’ordinateur ou le téléphone ne sont pas nécessaires, les élèves n’ayant pas de quoi photographier ou envoyer de mail pouvant nous donner un texte manuscrit en classe et nous indiquer la photo qu’ils aimeraient prendre s’ils le pouvaient.
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut