« Ce paysage multipliant les visages / Sera à jamais ce qu’il y a de plus sage / Laissant les visiteurs à de tendres partages » : ainsi écrit Shirley, en seconde à Vitré dans l’académie de Rennes. Sa professeure de lettres, Delphine Morand, a mené un fort beau projet, « Babel sensoriel », avec Béatrice Bruneau, professeure d’anglais, et Véronique Lasalle-Vallejo, professeure d’espagnol : des ateliers d’écriture poétique qui invitent à relier les mots, les images et les sons pour évoquer des lieux divers, des ateliers interdisciplinaires qui amènent à faire travailler ensemble des matières collaborant souvent peu. Réalisées sous inspiration baudelairienne, les productions des élèves sont ensuite partagées et diffusées sur une carte et dans un magazine numériques. La poésie s’y éprouve comme un beau travail de la langue, des langues mêmes, comme un appel à conquérir le monde.
Comment cet étonnant projet est-il né ?
Comme souvent, les projets naissent de cette volonté de construire ensemble, de croiser les regards sur nos pratiques et de nous laisser surprendre par ce que personne au départ n’avait envisagé, car la dynamique de projet nous porte, élèves et professeurs, souvent bien au-delà des premières esquisses ! Et c’est un peu l’histoire de ce Babel sensoriel… Nous sommes parties, avec mes collègues de langues – Béatrice Bruneau en anglais, et Véronique Lasalle-Vallejo en espagnol – sur l’idée d’un projet d’ateliers d’écriture plurilingue conduits dans la classe de 2nde qui nous était commune ; un projet d’écriture où les mots, les images et les sens se feraient écho : une promesse de correspondances entre nos trois matières où les pratiques de l’écrit invitent à l’expression des émotions, à la mise en mots de visuels (photographies, tableaux) à la traduction des sens souvent très évocateurs dans les images qu’ils convoquent. Au début, la présentation du Babel s’annonçait comme un voyage qui se donnerait à lire et à voir sur une carte numérique (réalisée avec l’application « My maps »), retraçant chaque espace de création des 37 élèves, fixé par une balise sur la carte : chaque point « géolocalisé » offrirait alors un texte – en français, anglais ou espagnol – qui serait mis en miroir d’une photographie choisie en tout début d’activité. En « naviguant » sur la carte, l’on accèderait alors à un vaste espace polychrome et polyphonique, traduction de la richesse des langues, de la variété des cultures et paysages.
Et puis la beauté des images choisies par les élèves et leurs textes en phase d’élaboration ont fait évoluer le projet… la publication dans un magazine numérique (réalisé avec Madmagz) proposant un format plus en adéquation avec la diversité des genres retenus par les élèves (poèmes, haïkus, cartes postales, extraits de journal intime, de guide touristique, etc.) s’est assez rapidement imposée… Ce support offrait également une fonctionnalité d’importance : l’agrégation de fichiers audio ! Devant l’enthousiasme des élèves et leur réelle implication, l’idée d’un prolongement de l’écriture à la mise en voix des textes est apparue ; les élèves l’ont souvent accueillie comme un nouveau défi à relever! Certains d’entre eux ont même proposé de réaliser des arrangements sonores, incluant par exemple des mélodies espagnoles à la lecture expressive de leurs textes. Le cadre du projet s’est donc peu à peu dessiné, nous livrant de belles surprises et des démarches où l’on a plus suggéré qu’imposé, où les élèves ont su prendre des initiatives, des risques également, et donner le meilleur d’eux-mêmes.
Des ateliers d’écriture ont conduit les élèves à composer des textes autour de lieux variés : pouvez-vous éclairer les étapes et les modalités de travail pour mener à bien ces réalisations ? Comment en particulier avez-vous aidé les élèves à travailler la dimension sensorielle de l’écriture ?
En ouverture de ces ateliers mis en place respectivement dans les trois matières, les élèves devaient choisir trois visuels qui soient, pour eux, représentatifs de l’univers francophone, anglophone et hispanophone qu’ils souhaitaient mettre en mots… Après une navigation sur internet (Google maps), à la recherche de ces supports qui serviraient de tremplins à une activité d’écriture, chaque élève a ouvert un pad (page numérique permettant via l’application Tout@pad la connexion de plusieurs personnes) sur lequel il a copié le lien url de l’image sélectionnée (en vue de la géolocalisation sur la carte « my maps »). La première séance d’écriture en français a été consacrée à la traduction, quasi immédiate, des émotions liées à ces paysages, architectures, visages représentés : une première empreinte de leur lecture subjective des photographies… Ensuite, à la manière d’un portrait chinois que chacun composait à sa guise (s’il s’agissait d’un parfum, tableau, chant, tissu…ce serait…), ils ont posé des correspondances sensorielles, en s’inspirant de l’écriture baudelairienne que nous explorions dans le cadre d’une séquence consacrée à la 1ère section des Fleurs du Mal, « Spleen et Idéal ».
Avant l’écriture du texte poétique (il s’agissait en français d’une contrainte formelle cohérente dans notre séquence en cours…), je pouvais accéder à l’espace d’inspiration de chaque élève, en me connectant sur son pad, et apporter conseils et pistes de prolongement le cas échéant. A noter que leurs suggestions ont souvent été d’une réelle richesse. Interrogés sur ces belles propositions, beaucoup ont reconnu que le passage par l’image facilitait la transposition sensorielle, ce que l’on admet bien volontiers.
Ensuite, dans la phase d’écriture du poème (dont la forme restait libre…), le recours à des images poétiques allait également favoriser l’exploration des évocations sensorielles ; la lecture des textes atteste d’ailleurs de cette capacité dont ils ont témoigné à transférer des procédés d’écriture chers à Baudelaire dans leurs productions, composant à leur tour des alliances de mots où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent »…
Le projet relie trois matières (français, anglais, espagnol) : comment les 3 matières se sont-elles articulées ? quels vous semblent les intérêts de cette interdisciplinarité ?
Au lycée, les professeurs de Lettres s’associent fréquemment à des collègues d’Histoire-Géographie, notamment dans le cadre de l’enseignement d’exploration « Littérature et société » proposé en classe de 2nde, ou encore en TPE sur le niveau de 1ère, et il est peut-être plus inhabituel de coopérer avec des collègues de langues, et pourtant…les points d’ancrage entre nos matières sont nombreux. Dans notre projet Babel sensoriel, le dénominateur commun a bien été celui de cette réflexion portée sur la langue, plaçant entre parenthèses la différence de maîtrise : peu importent le niveau de compétences, le nombre de mots à disposition dans sa « banque » personnelle, pour peu que l’élève progresse et prenne plaisir à écrire. Voilà l’adage qui nous réunissait déjà…
Amener l’élève à s’interroger sur le choix d’un mot, à puiser parmi les outils linguistiques pour traduire ses émotions ; lui permettre de rendre compte de sa compréhension du monde, l’amener à pratiquer la langue en tâtonnant, écrivant – réécrivant, dans une dynamique de projet où l’activité d’écriture prend plus de sens. Là encore, nous partagions ce même objectif : impulser une démarche, certes exigeante, mais tellement source de satisfactions et de découvertes ! Faire s’entremêler les langues participait évidemment de cette volonté de partager des mots, des sonorités, de « partir à l’aventure », au-delà des frontières, en s’ouvrant à l’inconnu, à de nouveaux paysages, et en osant les traduire, chacun à sa manière.
Le Babel sensoriel qui s’ouvrirait sur les espaces de création en français, anglais et espagnol, de chaque élève de la classe devait permettre de rendre sensibles la diversité et richesse des lieux, des hommes, des langues et des cultures : l’interdisciplinarité a certainement permis de relever ce formidable défi !
Les productions des élèves sont rassemblées d’une part sur une carte Google Maps, d’autre part dans un livre numérique Madmagz : concrètement, comment s’est opérée la mise en commun / mise en forme ? quels vous semblent les intérêts spécifiques de l’un et l’autre outil de publication ?
Dans un premier temps, la réalisation de la carte numérique avec « My maps » nous semblait être un bon choix pour représenter, matériellement, ce grand voyage où l’on pourrait circuler d’une balise enrichie (texte et photographie) à une autre, passer d’une langue à l’autre, d’un pays à un autre. La fonctionnalité de la production « géolocalisée », rendue possible par la photographie puisée dans la banque d’images Google (référencée avec ses coordonnées GPS) s’avérait également pertinente dans le cadre de ce projet où l’on souhaitait associer des lieux à une langue, des mots.
Mais comme j’ai pu l’expliquer plus haut, nous avons trouvé opportun de publier ces textes et images dans un magazine numérique, un support-écrin à la hauteur des réalisations de la classe. Disposant du lien en mode édition du numéro que j’ai donc créé pour l’occasion, les élèves ont alors composé librement, et avec un réel souci esthétique, leur espace de créations plurilingues : le caractère protéiforme de leurs textes en langues vivantes (carte postale, extrait de guide touristique, poème, page de journal intime…), mais également en français (poèmes en vers libres ou fixes, poèmes en prose), la variété des couleurs, des typographies et tout simplement le grand choix de « maquettes » de pages offert par Madmagz, tous ces éléments ont été autant l’occasion d’exprimer leurs sensibilités et esprits créatifs.
Enfin, bénéficiant d’une offre « premium », nous avons pu intégrer, pour chaque élève, un enregistrement de l’un des trois textes produits, en veillant à ce que les langues soient représentées de façon équilibrée… Les élèves ont eu à cœur d’offrir une mise en voix de leur texte particulièrement expressive, en cohérence avec les émotions, les évocations sensorielles qu’ils avaient voulu dégager par les mots et la puissance de la photographie sélectionnée.
Pouvez-vous citer quelques extraits de textes d’élèves qui vous semblent emblématiques de la démarche mise en œuvre et de leur belle créativité ?
A la lecture de tous les pads, dans la phase d’élaboration des textes, je me souviens d’une très belle démarche d’une élève, Sarah, qui avait opté pour différentes couleurs pour souligner les évolutions dans l’écriture de son texte, montrant ainsi un véritable cheminement vers les derniers ajustements… et elle avait inscrit cette expression « peut-être que ça pourrait être ça » suivie de son ultime proposition…
En termes d’émotions, j’ai été emportée par de très nombreux textes, et dans les trois langues d’ailleurs… mais s’il fallait choisir certains d’entre eux, je retiendrais ceux de François, « à l’ombre des oliviers » (p.34 à 36), pour sa composition oscillant au gré des époques ; je m’arrêterais encore bien volontiers sur le poème de Léna « l’assourdissant silence » (p.101 – 102), un formidable hommage tout en nuances, sur la « déclaration d’amour de la falaise à la mer » (p.77) de Thomas qui aura su trouver les mots pour que les sens se répondent… et enfin, je relirais le sonnet-revisité de Shirley « Marais du nord » (p.84) dont je vous livre la dernière strophe :
« Ce paysage multipliant les visages
Sera à jamais ce qu’il y a de plus sage
Laissant les visiteurs à de tendres partages. »
Le projet s’intitule « Babel sensoriel » : au final, quel bilan tirez-vous de cette invitation à conquérir le monde par les mots, les images, les sons ?
Ce « Babel sensoriel » sera resté, de sa première étape à sa finalisation, une très belle aventure d’équipe, mêlée de complicités, complémentarités et énergies, les « composantes » essentielles pour porter un projet interdisciplinaire tel que celui-ci, et faire que chaque élève puisse produire le maximum de lui-même dans les différents ateliers.
Je retiendrais également la grande créativité des élèves née des espaces de libertés qu’ils auront su investir dans les trois disciplines, leur approche sensible des images et des mots, valorisées par des supports stimulants et annonciateurs de partages ; voilà d’ailleurs peut-être l’une des clés de la réussite de cette expérience : ils ont été libres de « conquérir le monde par les mots, les images, les sons » pour reprendre votre expression, et fiers à l’idée de partager leurs compositions protéiformes, via le numérique, avec leurs camarades et professeurs, bien sûr, mais aussi avec l’inconnu(e), hors de la classe…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
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