En ce jour d’anniversaire, quatre ans après la mort de Samuel Paty, Ismail Ferhat et Sébastien Ledoux se confient sur leur étude qui se base sur un questionnaire ayant obtenu près de 1000 réponses, 438 témoignages écrits, le dépouillement de la presse, les discours publics concernant l’affaire Paty. Les auteurs signent un livre-enquête Une école sous le choc ? Le monde enseignant après l’assassinat de Samuel Paty, paru aux éditions Le Bord De L’eau. Dans un contexte qui a suscité de nombreux débats, ils ont voulu donner la parole aux enseignants. Leur livre étudie les relations personnelles, professionnelles et relationnelles des enseignants.
Quel est le point de départ de l’enquête ?
Ismaïl Ferhat : Nous travaillons tous deux sur des sujets qui sont à l’intersection les uns des autres : les politiques éducatives, les réactions de l’institution scolaire au terrorisme, les questions socialement vives, les rapports entre école, jeunesse et phénomènes religieux, la laïcité scolaire… L’assassinat de Samuel Paty vient interroger, de manière dramatique, ces différents champs de recherche. En 2015, la violence terroriste a perturbé l’institution scolaire de manière indirecte (choc des enseignants dont beaucoup connaissaient voire lisaient Charlie Hebdo, contestations de la part de certains élèves, peur des intrusions violentes dans les locaux…). En 2020, c’est un enseignant qui est assassiné : le choc est désormais frontal et direct pour l’institution scolaire.
Ajoutons que nous avons un rapport biographique au sujet. Nous sommes tous les deux anciens enseignants d’histoire-géographie du second degré. Nous sommes, comme universitaires, impliqués dans la formation des personnels éducatifs (futurs, stagiaires et titulaires). Qu’un collègue d’histoire-géographie, d’un âge proche du nôtre, soit tué d’une manière atroce car il avait été attaqué, calomnié et diffamé à partir d’un de ses cours, cela nous affecte personnellement. Nous sommes d’ailleurs tous deux membres du jury du prix organisé chaque année à la mémoire de Samuel Paty par l’Association des professeurs d’histoire-géographie (APHG) qui récompense des projets pédagogiques d’une classe sur différentes thématiques.
Ajoutons enfin que ce choc a été ravivé, alors que nous nous étions mis au travail, par l’assassinat de Dominique Bernard, par un terroriste islamiste qui cherchait un professeur d’histoire-géographie, n’importe lequel, pour l’assassiner.
Vous écrivez « comment recueillir l’indicible et l’intime face à un attentat ». Pourriez-vous présentez votre méthodologie et les matériaux de recherche ?
Ismaïl Ferhat : Le matériau est pluriel et riche. Une partie du matériau préexiste au projet de l’ouvrage : dépouillement documentaire et archivistique, entretiens et observations. S’y ajoutent 34 entretiens en face à face qui avaient été réalisés juste après la mort de Samuel Paty.
Une autre partie est totalement inédite. Nous nous appuyons sur un questionnaire ayant obtenu près de 1000 réponses, 438 témoignages écrits, le dépouillement de la presse, les discours publics concernant l’affaire Paty. La méthodologie reflète le caractère varié du matériau accumulé. Ce sont près de 895 textes qui ont été passés à l’analyse lexicographique, qui est au cœur de la deuxième partie de l’ouvrage. L’approche quantitative sur le questionnaire et les témoignages (notamment sur les actions pédagogiques menées) vient compléter celle-ci. Enfin, une approche qualitative est bien entendu mobilisée, notamment au travers de l’analyse des entretiens. Une telle variété est peu fréquente, et reflète ce regard croisé, à la fois à partir de nos méthodes et de nos objets de recherche respectifs.
Quelles sont les réactions des élèves et des professeurs et comment les cartographier ?
Sébastien Ledoux : Les réactions à la mort de Samuel Paty révèlent des fissures préexistantes au sein de la communauté éducative. Elles ne sont pas forcément celles qu’on pouvait supposer. Les enseignantes et enseignants ayant répondu au questionnaire, ayant donné leurs témoignages écrits ou ayant fait l’objet d’entretiens sont relativement homogènes dans leurs champs lexicaux, leurs réactions ou leur manière de percevoir le drame. La “communauté enseignante” n’a pas disparu comme corps de métier avec des caractéristiques spécifiques – au moins dans le second degré. Ces réactions mélangent émotions et réponses pédagogiques, dans une volonté de recentrer sur l’acte professionnel la réponse à l’attentat.
Cependant, cette unanimité – en soi parlante – ne saurait masquer d’autres points. Le premier est la forte défiance qui se dégage d’une partie des témoignages et entretiens vis-à-vis de la “hiérarchie”, mot revenu très fréquemment dans la sémantique mobilisée. Les hésitations administratives et politiques sur la forme de l’hommage n’ont pas peu contribué probablement à ce sentiment. Mais elles n’expliquent pas tout. Il convient de rappeler que la mort de Samuel Paty intervient presque exactement deux ans après le mot-clé “#Pasdevagues” sur les réseaux sociaux. Celui-ci revient d’ailleurs dans les témoignages.
Le second point est la désillusion, ou le choc, ressentis aux réactions de certains élèves. Si les entretiens et les témoignages ne font que peu état de dérapages graves, les paroles de ces élèves indiquent une faille entre ceux-ci et les enseignants qui ont dû, de manière éprouvante, les entendre. L’analyse lexicographique sur les entretiens avec les élèves confirme la nette différence des champs sémantiques mobilisés par ces derniers, centrés sur le “prophète”, “l’islam” et la “religion”, ce que ne font pas les personnels éducatifs (enseignants en très grande majorité dans notre corpus, mais aussi d’autres personnels interrogés).
Comment travailler avec les émotions ?
Sébastien Ledoux : Les émotions constituent un élément incontournable de la scolarisation de l’attentat. D’abord parce que l’institution enjoint une émotion commune à l’échelle nationale dans un temps simultané pour plusieurs millions d’élèves (le choix était laissé à l’appréciation des enseignants dans le premier degré) et plus de 1 million de personnels éducatifs à travers l’organisation d’un rituel de deuil, la minute de silence, en hommage à Samuel Paty.
Sur le terrain, ces émotions jouent de façon variée et parfois opposée dans la réponse scolaire post-attentat. Elles peuvent être un obstacle pour des enseignants qui ne souhaitent pas évoquer avec leurs élèves cet événement dramatique susceptible d’engager des émotions – les leurs et/ou celles de leurs élèves – que ces enseignants n’arriveraient pas à maîtriser en classe. Cette appréhension se renforce lorsque les thématiques qui peuvent affleurer lors de l’hommage (caricatures religieuses, liberté d’expression, laïcité, islam, géopolitique) ne sont pas maîtrisées sur le plan des savoirs. C’est d’ailleurs ce qui a conduit des enseignants ou des chefs d’établissement à se tourner vers les enseignants d’histoire (histoire-géographie en cursus général ou lettres-histoire en lycée professionnel) pour obtenir des ressources ou carrément prendre en charge la pédagogisation de l’attentat.
Mais les émotions peuvent être au contraire un puissant levier chez d’autres enseignants pour rendre un hommage dans leur classe à Samuel Paty, avec quelques mots prononcés par eux à leurs élèves.
Enfin, les émotions des élèves peuvent être l’objet d’une réponse pédagogique de l’enseignant qui va instituer un débat ou faire écrire des mots au tableau ou inviter les élèves à dessiner (dans le premier degré) à partir de leurs réactions émotionnelles qui peuvent là aussi varier (tristesse, indignation, dégoût, colère). Ce travail sur les émotions des élèves est d’ailleurs de plus en plus présent dans les programmes. L’enquête révèle de nombreuses réponses pédagogiques par les enseignants dans les classes qui ont été masquées en 2020 par l’extrême polarisation politico-médiatique autour du nombre des incidents provoqués par des élèves.
Comment s’organisent les réponses face au choc des attentats et quel regard les enseignants portent-ils sur leurs propres réponses ?
Ismaïl Ferhat et Sébastien Ledoux : Nous avons repéré une grande variété d’actions pédagogiques. Simplifions ce que nous avons pu analyser et découvrir au travers du matériau de recherche. Tout d’abord, il convient de distinguer les actions pédagogiques menées conjointement (avec d’autres enseignantes ou enseignants, avec d’autres professions du système éducatif, avec des personnes externes comme des élus, des journalistes, des personnes du monde associatif…). Celles-ci sont rares : l’action individuelle domine, d’ailleurs avec une nette inégalité entre grandes agglomérations où l’on peut mobiliser des ressources (médias, associations, collectivités locales) et les établissements en zone moins dense.
Le second point est celui de la modalité : la minute de silence domine, et est parfois la seule action mise en place. Cependant, d’autres modalités pédagogiques sont décrites : séance “décrochée” de la programmation prévue des cours sur les caricatures ou la liberté d’expression, débats et espaces de parole, projet pédagogique plus long… On remarquera que ces différentes actions, nous l’expliquons dans le livre, débouchent sur des sentiments d’efficacité qui diffèrent statistiquement parlant. Il existe une réelle frustration chez une partie des enseignantes et des enseignants qui se sont livrés à l’oral ou à l’écrit, avec l’idée que pas assez de temps ou de moyens n’ont été accordés. La prise de parole des élèves a eu une dimension cathartique par bien des aspects, mais elle a aussi pu révéler, comme ceci a déjà été dit, des positions violentes.
Propos recueillis par Djéhanne Gani
Une école sous le choc ? : Le monde enseignant après l’assassinat de Samuel Paty
Le Bord De L’eau Eds 4 octobre 2024 ISBN 2385190958
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