La Cour des Comptes a publié vendredi 4 octobre 2024 un nouveau rapport sur Canopé, opérateur national du ministère de l’Education et de la Jeunesse. Rédigé par des spécialistes des finances, mais ayant des prétentions sur la gouvernance et les orientations de l’établissement, il comporte un grand nombre de données qu’il faut lire entre les lignes pour parvenir à dresser un portrait intelligible de la situation.
Une transformation radicale de leur activité
Opérateur historique du ministère (voir l’encadré en fin d’article), le Réseau Canopé est en proie depuis plusieurs décennies à une transformation importante de son activité, du fait de l’évolution de la commande publique à son égard, engagée sous les différents ministères, d’abord de 2013 à 2017, puis sous l’ère Blanquer. Historiquement construit autour d’une offre documentaire en direction de l’éducation (prêts de documents, éditions d’ouvrages pédagogiques), les différentes missions successives qui lui ont été assignées ont demandé à ses membres une transformation radicale de leur activité comme de leurs structures d’appartenance, le tout dans un contexte de réduction de 20% du nombre d’emplois.
Devenu une sorte de « bras armé » des politiques de l’État, Canopé a été identifié comme un des porteurs de projets sur lesquels des sommes conséquentes ont été investies hors de la répartition habituelle des moyens accordés aux académies. Un des intérêts de ce rapport est qu’il confirme officiellement que Canopé a été éligible à d’importantes subventions dans le cadre des PIA (Plan d’Investissements d’Avenir, destinés surtout à soutenir le monde de la recherche) : 70 millions d’euros programmés sur les années à venir (10 millions en 2023) pour les projets « TNE » (Territoires Numériques Educatifs) et « E-Inspe » (construire des ressources en ligne pour la formation notamment des contractuels).
Il donne également des éléments sur les ressources facturées par Canopé en 2023 : 6 millions pour son offre de ressources éditoriales (en forte baisse), dont 4,7 millions (en hausse) pour ses solutions documentaires (BCDI…), 3,5 millions pour des offres de formation et de services (et 4 millions d’autres subventions). La direction du Réseau Canopé « souhaite industrialiser les formations pour aller vers des formations plus standardisées et donc plus rentables ». Elle entend monnayer sa participation aux plans de formation des EAFC (Rectorats) en espérant faire passer sa facture de 25 000 euros à plus de 4 millions
d’euros.
« Des prévisions budgétaires trop imprécises »
Sur l’aspect financier, le rapport pointe le « tiraillement » entre les objectifs de mission de service public pour la formation des enseignants, et la demande que le réseau accroisse ses ressources commerciales propres. La Cour des Comptes, semblant ne pas s’inquiéter de cette contradiction manifeste, appelle donc à « redresser la situation financière » vers un « nouveau modèle économique », regrette « des prévisions budgétaires trop imprécises », un déficit chronique qui « épuise les réserves financières » des fonds de roulement et de trésorerie. Enfin le rapport pointe « des failles dans l’assise juridique » de certaines décisions, notamment dans la passation de marchés « passés dans des procédures peu sécurisées », sans l’accord préalable du Conseil d’Administration, qui pourraient donner lieu à des recours.
Concernant les orientations de fond de l’activité de Canopé, une fois de plus la Cour des Comptes reprend à son compte la fable du « numérique » qui « favorise la réussite des élèves et simplifie le travail des agents du ministère afin d’améliorer la qualité de service ». (p.20) en ne se donnant cependant aucun moyen pour confronter cette croyance au prisme de la réalité. La référence au « micro-learning » ou la « conception des parcours de formation nourrie par les apports directs de la recherche » pour « répondre aux besoins de la communauté éducative » fera sourire (ou grincer des dents) qui connait l’état réel de la formation continue aujourd’hui.
Cela n’empêche pas les rapporteurs d’écrire un peu plus loin que Canopé entend apporter son appui dans le cadre du projet CNR (Notre Ecole Faisons La Ensemble lancée sous l’égide de l’Elysée), l’opérateur développant « des techniques de « codesign » et d’intelligence collective pour accompagner un projet pédagogique ».
Un désintérêt des professeurs pour les formations en ligne
Concernant la formation, le modèle que l’État fait jouer à Canopé semble osciller entre une offre de services accessibles et gratuits (en libre accès sous la forme de parcours individualisés) et des propositions d’accueil de groupes « apprenants » dans ses « Ateliers ». Évidemment peu compétent dans ce domaine, le rapport de la Cour des Comptes ne dit pas grand-chose de la validité de ces choix, si ce n’est pour reprendre les points de vue de l’opérateur sur la « satisfaction » des usagers. Pourtant, quelques pages plus loin, la Cour des Comptes insiste sur l’insuffisance de l’évaluation par questionnaire de satisfaction, demande des études d’impact réel sur les modalités d’enseignement, et insiste sur le désintérêt des professeurs (même ceux tentés par l’autoformation) pour les formations en ligne sur M@gistere…
Cependant, il n’hésite pas à réclamer « une mise à jour du code de l’éducation (…) devenue indispensable pour clarifier la nature et les prérogatives actuelles de l’opérateur du MENJ. ». C’est d’ailleurs le sens d’une magnifique schématisation où les rapporteurs tentent de faire passer leurs désirs pour des réalités en mettant « au centre » la place de Canopé dans un écosystème où les flèches ont un sens…
On voit bien ici une contradiction fondamentale des multiples prescriptions concernant la formation continue : d’abord, on ne voit pas qui pourrait faire payer les formations Canopé par les rectorats (via les EAFC) alors qu’eux-mêmes sont à la fois victimes de réductions de budgets considérables et de l’injonction de faire passer la formation continue hors temps de présence élèves.
La formation continue est « trop modeste »
Mais sur le fond, alors que Canopé lui-même annonce que seulement un quart de ses formateurs ont un diplôme ou une certification dans le domaine de la formation, on ne voit pas par quelle volonté suicidaire les EAFC, créées il y a seulement quelques années avec l’ambition affichée de construire des formations au plus près des attentes des professionnels, iraient sous-traiter encore davantage leurs ingénieries de formation, alors même qu’un récent rapport de l’Inspection Générale les invite au contraire à renforcer les compétences de leurs ingénieurs de formation…
Le rapport de la Cour des Comptes considère cependant que la part prise par Canopé dans la formation continue est « trop modeste » (moins de 5%). Les responsables d’EAFC liront sans doute avec étonnement la page 28, qui se fait porte-parole du Réseau Canopé attendant « un portage politique fort de la tutelle et s’emploie à améliorer sa communication auprès des Écoles Académiques de la Formation Continue (EAFC) dans le but d’harmoniser son positionnement dans l’action de formation continue au sein des académies. », d’autant plus qu’il pourrait « contribuer à utiliser les crédits consacrés à la formation continue qui sont peu consommés » et à « développer les formations hors-temps scolaire »… Les académies qui se sont récemment fait amputer les budgets de 40% et ont dû annuler nombre d’initiatives du fait des conditions imposées apprécieront l’humour noir de la Cour des Comptes.
Un passage du rapport est consacré au déploiement du projet « Territoires Numériques Educatifs » expérimenté dans une vingtaine de départements avant d’être généralisé. Le rapport ne revient aucunement sur un point obscur de ce projet : a-t-il oui ou non permis de s’affranchir des contraintes légales de restriction de financement des équipements des établissements privés ? En revanche, il s’étend largement sur la manière dont ces équipements, nourris des logiciels achetés aux « EdTech » (entreprises du numérique) ont été utilisés, en insistant sur la difficulté à coordonner l’action sur le terrain quand les rectorats et inspections académiques ne s’emparent pas d’un projet perçu par eux comme externe à leurs priorités.
Quel avenir pour le CLEMI, la librairie de la rue du Four à Paris et le Musée de l’Education de Rouen ?
La partie sur le développement de la plateforme e-INSPE vaut aussi son pesant d’or, y sont écrits noir sur blanc quelques secrets de polichinelle : d’abord que la plateforme n’a « d’INSPE » que le nom, et que faute d’avoir été sollicités sur son nom, les responsables d’INSPE ne s’y investiront que s’ils ont quelques garanties de n’être pas que les faire-valoir d’une politique qui vise à les désemparer de la formation, notamment des contractuels, de plus en plus nombreux, qu’il faut outiller d’un kit de survie minimal… Le rapport écrit avec pudeur que « le MENJ souligne que le rapprochement entre le Réseau Canopé et le réseau des INSPÉ est désormais effectif et opérationnel » mais que « sa mise en œuvre ne montre pas encore de résultats suffisamment probants ». Dans le climat actuel qui règne dans les INSPE, on se demande bien pourquoi…
Par contre il faudra aller chercher dans les notes de bas de page pour que le rapport confirme que Canopé a fait appel à l’entreprise Synlab (renommée EcolHuma depuis 2022) pour des contenus de formation.
Enfin, le rapport évoque les relations entre Canopé et trois de ses « satellites » dont il assure théoriquement la tutelle sans que leur champ d’activité soit en adéquation avec sa nouvelle lettre de mission : l’Education aux Médias avec le CLEMI, la librairie de la rue du Four à Paris issue du CNDP et le Musée de l’Education de Rouen. Pour ces trois structures, la Cour des Comptes préconise un réexamen de la tutelle.
Un peu d’histoire
Au début était l’IPN, l’Institut Pédagogique National, créé dans les années 50 pour regrouper musée, bibliothèques, nouvelles technologies (son et image, à l’époque) et centres de documentation pédagogique dans chaque région (CRDP) et chaque département (CDDP). Dans les années 70, cet institut se divise avec la création de l’INRP (institut national de recherche pédagogique, qui deviendra l’IFÉ). Affublé dans les années 2000 de sa nouvelle marque SCEREN, le CNDP assure essentiellement des missions de diffusion et de prêt d’ouvrages pédagogiques et d’éducation aux médias via le CLEMI. La fin des années 2010 sont tourmentées, avec une indécision politique sur son avenir (un premier rapport de la Cour des Comptes en 2014 lui est très défavorable, et ses effectifs sont amputés de 12%) bien qu’il lui soit donné mission depuis la loi de Refondation de 2013 de devenir « service public du numérique éducatif ». Les années Blanquer le transforment profondément : Canopé devient à la fois le diffuseur officiel de la pensée pédagogique du ministère (il diffuse les « Guides », mais aussi à la fin des années 2000 les « Fables de la Fontaine » hors de toute commande publique pour 4 millions d’euros sur ses fonds propres). Il devient aussi « opérateur de la formation continue des enseignants par et pour le numérique » (on appréciera l’ambiguïté de la formule !), avec l’accélération des services numériques durant les années COVID.
Aujourd’hui, Canopé annonce un nombre de personnes formées de près de 200000 personnes, mais le détail de ce chiffre est complexe, puisque Canopé est également l’opérateur de la plateforme « M@gistère » utilisée par les rectorats et les directions académiques pour la formation continue des enseignants.
Patrick Picard
Dans le Café
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