Quelle rentrée pour les groupes de besoins ? En s’emmêlant les pieds dans le tapis des groupes de « niveaux-besoins » lors de sa conférence de presse de rentrée, la ministre démissionnaire de l’Education nationale, Nicole Belloubet, aurait presque détendu l’atmosphère par son lapsus. Mais les professeur·es en auraient sans doute davantage ri, s’iels n’avaient, sur le terrain, perdu autant de temps et d’énergie, depuis des mois, à passer d’une injonction sémantique à une autre, et à faire front contre le « Choc des savoirs ». Antoine*, Aurélie* et Emilie*, professeur·es de Lettres en collège dans l’académie de Nantes, nous racontent comment leurs établissements ont préparé cette rentrée. A peine quelques kilomètres séparent ceux-ci, et pourtant trois stratégies différentes y ont été imaginées pour s’opposer en particulier à la logique stigmatisante et inégalitaire des groupes de niveau. Leurs témoignages, au plus prés de la réalité quotidienne de l’Ecole, donnent à voir l’agentivité, envers et contre tout, d’équipes éducatives mobilisées pour la réussite de chaque élève…
Les groupes de niveau / besoins ont généré de nombreux débats dans les établissements. Comment l’équipe pédagogique de votre établissement s’en est-elle emparée ?
Antoine : Nous avons eu de longues discussions avec notre chef d’établissement qui souhaitait absolument appliquer la réforme exactement telle qu’elle était présentée, et donc établir les groupes de niveau dont nous refusions absolument le principe. Mais les tout derniers écrits du mois de juin, qui ne parlaient plus seulement de « groupes de niveau » mais de « groupes de besoins », ont permis de débloquer la situation, notre principal pouvant s’appuyer sur ce glissement sémantique pour accepter notre raisonnement : de quoi ont besoin les élèves de notre établissement ? d’hétérogénéité. Faisons donc des « groupes de besoins » … hétérogènes. On a beaucoup argumenté en expliquant que c’étaient des pratiques qu’on mettait déjà en place dans nos classes dans de nombreux dispositifs ; et sans que personne ne soit vraiment dupe, tout le monde s’est ainsi mis d’accord.
Aurélie : L’annonce de la mise en place de groupes de niveau nous a mis très en colère et nous attendions beaucoup de la visite de l’inspectrice de Lettres, pour qu’elle nous éclaire sur leur mise en œuvre. Mais la formation de 3 heures que nous avons reçue n’a abouti à rien, mais vraiment rien. Nous n’avons su qu’a posteriori que nous avions le droit à une journée pédagogique pour travailler là-dessus. Donc on s’est débrouillés par nous-mêmes en fin d’année, sur des temps très resserrés pour en parler entre collègues de 6e et 5e concernés, et avec la difficulté supplémentaire de devoir gérer des départs et arrivées dans l’équipe. On a donc travaillé en groupe réduit et pour des gens qui allaient arriver plus tard… Emilie : Dans notre établissement, nous avons bien bénéficié de ces 2 demi-journées de concertation durant lesquelles la principale nous a soumis plusieurs propositions ; et le dispositif choisi a aussi été réfléchi collectivement au cours de plusieurs réunions.
Dans la pratique, quelle organisation a été choisie ?
Emilie : Nous avons actuellement 4 classes de 6e à effectifs assez réduits, entre 18 et 20 élèves. Elles vont être dispatchées dans 5 groupes après les vacances d’automne. Donc chaque élève restera jusque là dans sa classe d’origine, pour que les enfants qui entrent en 6e, déjà un peu perdus, prennent leurs marques avec leur groupe classe. Durant cette première période il y a un professeur volant, sans classe attitrée, qui interviendra, selon les besoins, sur deux des 4 classes de 6e.
Aurélie : On a décidé finalement de maintenir en 6e comme en 5e les classes, et d’essayer d’avoir des progressions et problématiques communes. Par exemple toutes les 6e vont commencer à travailler sur le monstre pendant 4 semaines, à partir de L’Odyssée. Après chacun fait à sa manière et peut trouver ses propres dispositifs. Mais à un moment donné on propose pour chaque classe un projet et c’est la nature, le degré de difficulté du projet qui va permettre de créer des groupes sur 2, 3 semaines. Par exemple la 1ère séquence commune, consacrée au monstre, a une dominante écriture, donc l’idée c’est de proposer, sur ce thème, à l’issue de la séquence un projet autour de l’écriture, et de répartir les élèves des différentes classes en plusieurs groupes : un groupe avec quelques difficultés en écriture, se verra proposer un travail assez modeste, par exemple autour de la description d’un monstre sous forme de liste ; tandis qu’un groupe plus « performant » pourra par exemple écrire un nouvel épisode de L’Odyssée … En amont donc, toute la séquence visant l’écriture, on va travailler sur le lexique, la structure de la phrase etc. dans chaque classe.
Antoine : Dans notre établissement, nous mettons au contraire les groupes en place tout de suite. Les 4 classes de 6e sont réparties en 6 groupes, 3 groupes pour les 6e 1 et 2, trois pour les 6e 3 et 4. On arrive ainsi à des petits groupes de 13, 14 élèves. Toutes les classes ne sont pas mélangées pour faciliter l’organisation des conseils de classe. En revanche notre principal, tout comme l’inspectrice qui est venue nous voir, tenait absolument aux évaluations communes, sans justification pédagogique claire et convaincante. On a donc négocié sur le principe d’une évaluation, probablement une rédaction, qui portera sur un thème commun, mais dont chaque prof choisira au besoin l’intitulé et sans brassage de copies pour la correction. Est-ce que c’est une évaluation commune ? je n’en suis pas vraiment sûr, mais chaque partie a ainsi fait un pas… Cette évaluation commune implique une progression concertée. On a donc décidé, nous aussi, d’aborder les thèmes du programme dans le même ordre, et à peu près sur une même durée, mais en mettant ce que l’on veut dedans.
Les élèves ne seront donc jamais en classe entière ?
Antoine : les textes sont assez souples et parlent de mise en classe entière sur une à dix semaines. Nous verrons donc comment nous emparer de cette préconisation selon les besoins. En fin d’année probablement…
De quelle manière les groupes ont-ils été constitués ?
Antoine : A la fin de l’année dernière nous avons dans un premier temps constitué les classes à partir des dossiers remontés des classes de primaire, et de manière hétérogène. Nous avons ensuite organisé les groupes à partir des classes, et selon le même principe d’hétérogénéité, en essayant d’équilibrer les groupes lorsque les élèves présentent des profils particuliers.
Emilie : Chez nous les groupes ne seront constitués que dans quelques semaines. On s’aidera en partie des évaluations nationales de septembre, mais pas seulement, parce qu’on sait qu’elles sont souvent faussées et ne reflètent pas forcément le niveau des élèves : ils reviennent après 2 mois où ils n’ont pas du tout fréquenté d’école, elles sont faites sur l’ordinateur, alors qu’ils ne maîtrisent pas du tout l’outil informatique… On s’appuiera donc surtout sur ce qu’on aura eu le temps de voir et d’évaluer en classe dans cette première période. Mais l’idée est de constituer des groupes hétérogènes. C’est ce dont nous avons besoin, en REP+ en particulier, pour faire progresser les élèves. Les groupes devraient donc être plutôt équilibrés, et on va voir comment cela se passe avec cette nouvelle cohorte de 6e pour affiner l’organisation.
Les élèves ne changeront donc pas de groupe ?
Antoine : Les changements selon les besoins identifiés sont possibles, les cours étant tous alignés. Mais le chef d’établissement nous a dit que ceux-ci se feraient vraiment à la marge, en cas de nécessité et gros problème, comme cela peut se faire aussi de manière marginale, dans le cadre d’une classe.
Emilie : Si changement il devait y avoir, ce serait sans doute soit à la fin du 1er trimestre, soit à la fin du 2ème trimestre, et à la marge aussi. Pas question chez nous non plus de redispatcher tous les élèves. Et si les groupes fonctionnent bien, on les garde tels quels. Mais comme potentiellement il pourrait y avoir quelques changements, on a mis en place, nous aussi, un calendrier, pour aborder sur une période identique les grandes thématiques du programme et différents types de récits : en 6e d’abord « Le monstre », en 5e d’abord « Regarder le monde, inventer des monde »… Aurélie : Chez nous le groupe classe n’étant « éclaté » que lors des « séquences-projets », on peut imaginer que les groupes bougent selon la dominante du projet et selon les besoins : écrit, oral …
En 5ème vous avez opté pour une même organisation ?
Antoine : A peu près, mais il n’y a pas assez de moyens pour créer à nouveau 6 groupes. Donc on en a créé 5. Ca nous permet d’avoir juste des groupes plus allégés de 20 au lieu de 24. Emilie : Comme on connaît déjà les 5e on a prévu une organisation différente. A la fin de l’année scolaire on a créé à la fois les classes (5e 1, 2…) et les groupes (groupe Racine, Pythagore …), et à la rentrée les élèves seront tout de suite, en maths et en français, non pas en classe, comme les 6e , mais en groupes. La cohorte de 6e de l’année dernière a été très compliquée : beaucoup d’élèves en très grande difficulté, beaucoup d’élèves perturbateurs. Donc on se dit que commencer dès le début avec des petits groupes, en essayant de séparer les élèves qui peuvent poser problème, ça marchera mieux. Ca permet aussi d’avoir quelque chose de stable dès le début, ce qui évite qu’ils se dispersent parce que certains s’engouffrent facilement dans les brèches.
Comment abordez-vous cette rentrée ?
Antoine : On a beaucoup craint les problèmes d’emplois du temps et au final, on s’en sort plutôt bien. En revanche plusieurs collègues ont été obligés d’être sur 3 niveaux, ce qu’on essaie d’éviter normalement. La rentrée s’est faite de manière assez sereine, finalement, dans notre établissement. On va découvrir l’enseignement en tout petit groupe, ce qui peut être quand même super intéressant. Au final on a réussi à « bidouiller » une organisation plutôt à notre avantage, il me semble. On va voir sur la durée…
Emilie : Vu qu’on a pas mal envisagé les choses les mois précédant les grandes vacances, il n’y a pas d’énorme surprise, et on est assez sereins. On sait que ça va demander des explications et que ça va être parfois un peu compliqué de faire comprendre aux 6e l’organisation. Mais on va attendre qu’ils aient déjà digéré le fonctionnement du collège.
Aurélie : On amorce cette rentrée avec une certaine inquiétude. On se rend compte assez vite que cette manière de fonctionner est compliquée en termes de rythme, parce qu’elle repose sur une synchronisation des pratiques difficile à mettre en place. Elle nécessite aussi des temps de concertation très conséquents, sans qu’aucune heure ne soit prévue en ce sens. Beaucoup de travail supplémentaire en vue, pour des résultats qui risquent d’être minimes. Le discours ministériel, de plus, entretient une sorte de flou, disant à la fois « On continue » et « Il faut être souple ». Finalement on a l’impression que, comme les ÉPI, ce genre de réforme sera abandonné, mais sans que cet abandon ne soit institutionnalisé par une parole officielle…
* Les prénoms ont été modifiés
Propos recueillis par Claire Berest