L’Intelligence Artificielle a-t-elle sa place dans les pratiques de classe ? Au collège des Acacias au Havre, Ophélie Jomat a amené ses 4èmes à tester différentes IA génératives d’images. Le défi collectif est de réaliser un « magazine du futur » qui amène les élèves à se projeter dans 20 ans pour en élaborer rubriques, articles et illustrations. Les activités créatives sont suivies d’un temps réflexif où chacun·e adopte un regard critique sur les intérêts et limites de l’IA. Par-delà les croyances magiques et les paniques morales, par-delà les usages clandestins et malhabiles, le projet nous invite à préférer des expérimentations ouvertes, accompagnées, raisonnées : à mener une vraie pédagogie de l’Intelligence Artificielle ?
Vous avez interrogé les élèves sur leurs représentations et pratiques de l’IA : qu’a éclairé cette enquête ?
Avant de lancer mon projet en mars 2024, je souhaitais effectivement avoir un aperçu des connaissances qu’avaient mes élèves de 4ème sur l’Intelligence Artificielle. J’ai donc réalisé un sondage auprès de ma classe qui a révélé que, si 62% d’entre eux pensaient savoir ce qu’était une IA, certains en avaient une représentation très sommaire ou erronée, que ce soit quant à sa genèse (« C’est une intelligence créée par de l’informatique ») ou concernant la fiabilité de ses réponses (« L’IA a toutes les réponses en 5 secondes »). Certains pensent qu’elle « est capable de remplacer l’être humain » et la moitié d’entre eux a conscience qu’elle peut consister en une aide en « nous transmettant des informations ou en faisant des choses à notre place ».
En ce qui concerne leur expérience de l’IA, seul un tiers d’entre eux l’avaient déjà utilisée avant mars 2024 pour rédiger un texte (résumé de livre, rédaction, texte de musique), et 12% pour créer une image (personnage ou couverture de livre).
Vous avez testé différentes IA génératives d’images : quels conseils donneriez-vous aux collègues ?
Les conseils que je donnerais aux collègues concernant les IA génératives d’images sont de :
- bien cibler le type d’image qu’ils souhaitent générer.
- tester au préalable différentes IA. À l’usage, certaines se révèlent en effet décevantes quant à la qualité ou au choix proposées, certaines sont envahies par la publicité ou ne sont pas performantes pour le type d’image souhaité. Ensuite je conseille de les tester de nouveau la veille de la séance, car le monde de IA est en perpétuelle évolution et change très vite actuellement, j’ai eu une déconvenue sur un site pourtant testé quelques semaines avant ma séance.
- choisir des IA RGPD et gratuites, ne nécessitant pas l’inscription à un compte personnel, ce qui n’est pas le cas de beaucoup d’entre elles.
- vérifier si les IA acceptent des prompts en français, car beaucoup sont en anglais : j’ai mené au préalable ce travail conjointement avec une collègue de lettres de l’Académie de Normandie, Claire Ridel.
- fournir aux élèves des exemples de prompts rédigés et/ou un lexique qui leur servira d’étayage pour la forme finale visée.
Les élèves ont été amenés à réaliser un « magazine du futur » : de quoi s’agit-il ?
Dans le cadre de l’éducation aux médias, j’ai retenu un projet départemental (76) avec une journaliste et écrivaine, Isabelle Letelié, qui consiste à faire réaliser à une classe de 4ème, durant la semaine de la presse, un magazine se calquant sur le magazine municipal havrais LH Océanes. Il s’agit d’un « magazine du futur » en ce qu’il demande aux élèves de se projeter 20 ans plus tard (soit à l’été 2044) et d’élaborer collectivement les rubriques, articles et illustrations.
Comment avez-vous déployé le travail ?
Pour la tenue du projet, j’ai associé la documentaliste de mon collège, Mme Carlier, et quatre séances de 2h se sont déroulées au CDI, au cours desquelles les élèves ont, en binômes, choisi les rubriques qu’ils souhaitaient traiter, pour s’atteler ensuite à la rédaction de leurs brèves, articles, interviews… J’ai ensuite consacré 2h en salle informatique à la création par les élèves d’illustrations, après leur avoir préalablement montré en classe les différentes IA que j’avais retenues.
Pour illustrer leurs articles, les élèves produisent des images créées par des IA génératives : quelles ont été les consignes et modalités de ce travail ?
La consigne générale a été : « après avoir écrit vos rubriques, vous utiliserez une IA générative pour produire les illustrations de vos articles. » J’ai tout d’abord défini avec eux ce qu’était un prompt et son importance pour l’obtention du résultat. Je leur ai distribué une fiche que j’ai élaborée et intitulée « Conseils pour rédiger un prompt efficace ». Puis, par groupes de deux, je les ai laissés taper le texte du prompt qui décrivait l’image qu’ils souhaitaient générer, afin d’illustrer l’article qu’ils avaient écrit. Ils devaient ensuite noter l’IA choisie parmi les 7 proposées (Crayion, Deepai, Ipic.ai, Mage, Dezgo, Turbo Art), puis copier la première image générée et noter ce qui leur convenait ou non. Ils retentaient ensuite autant d’essais que nécessaire, afin d’obtenir une image satisfaisante. Concernant le prompt, ils étaient libres de rédiger un résumé de leurs articles en quelques lignes très brèves ou de tenter de copier-coller soit un passage soit l’intégralité de l’article.
Le travail créatif a été suivi d’un temps réflexif avec les élèves. Quel bilan ont-ils tiré de leur expérience : sur la rédaction de prompts, sur les différentes IA utilisées, sur l’IA en général ?
Il me semblait en effet intéressant de mener ensuite avec eux un bilan réflexif qui a établi que 60% seulement étaient pleinement satisfaits de l’image finale générée. Les réticences portaient sur les objets représentés (les mains et les yeux étaient parfois bizarres), sur la conformité de la réponse par rapport à la demande, la présence ou non de personnes, la qualité de l’image. Les 40% qui étaient satisfaits ont trouvé que l’image générée répondait aux critères demandés, et qu’elle était réaliste ou futuriste (en fonction du contenu de l’article).
Pour la rédaction du prompt, il valait mieux recommencer plusieurs fois pour affiner sa demande, résumer son article en un paragraphe détaillé et enfin utiliser le vocabulaire précis et technique de la photographie (puisque nous voulions des photographies comme illustrations d’articles).
Leur bilan diffère finalement énormément en fonction des IA testées : la plupart des élèves ont préféré Crayion (qui les a satisfaits au bout de quelques tentatives), Dezgo (« fait de belles images »), Turbo.art, Mage.space (mais ce site demande un e-mail au bout de 3 essais, ce que je n’avais pas vu en le testant).
Leur bilan général sur l’IA est mitigé : d’un côté ils ont apprécié qu’elle soit facile, gratuite, rapide d’utilisation, qu’elle produise de bonnes illustrations, des images futuristes variées, et qu’elle comprenne le français ; d’un autre côté beaucoup ont été déçus. Ainsi il reste pour eux des points à améliorer comme la qualité de l’image, le manque de réalisme, le traitement des données, le fait qu’il faille rédiger plusieurs prompts pour aboutir à un résultat satisfaisant, que l’IA produise parfois des images « hors-sujet », qu’elle ne prenne pas en compte l’intégralité de la demande, que certains sites soient longs pour générer une image lorsqu’on est 27 élèves dans un CDI…
Vous-même, en tant que professeure de lettres, quel bilan dressez-vous de ce projet ?
En ce qui concerne le projet en lui-même, je suis très fière du résultat et je vous invite à lire le LH Océanes de juillet-août 2044 ! J’ai trouvé tous les élèves très motivés durant le projet qui a fédéré toute la classe. Ils ont vraiment joué le jeu de la conférence de rédaction et ils étaient heureux d’une certaine liberté qui leur était octroyée durant la rédaction de leurs articles (sous couvert toujours, bien évidemment, de l’approbation par la journaliste en chef, Isabelle Letelié). Les articles se projetant 20 ans plus tard, l’idée m’est venue d’y associer pour les illustrations l’usage de l’Intelligence Artificielle, que je voulais tester avec des élèves de 4ème.
Et quel bilan dressez-vous quant aux intérêts de l’IA dans le cadre scolaire ?
À l’usage, les intérêts d’utiliser l’IA en classe sont à mon sens multiples :
- Elle permet de générer gratuitement et rapidement des illustrations accompagnant des textes.
- Elle n’est pas qu’un simple jeu : les élèves ont dû – et c’est ce qui m’intéressait – réfléchir à la façon de rédiger leurs prompts, afin que leur réalisation soit la plus pertinente possible.
- Elle est un levier pour motiver des élèves atypiques ou en échec scolaire car soit l’utilisation du numérique, soit le prisme du travail de l’image ont remis en selle, au moins pour quelques séances, plusieurs élèves décrocheurs de ma classe.
- Elle permet de mener avec les élèves un travail de réflexion sur les droits d’auteurs, le processus de création, la liaison texte-image et d’aboutir à un produit final ici visuel, qui a pu être mis en valeur à la fois par une publication en ligne sur l’ENT du collège, mais aussi par une impression d’un magazine papier que les familles ont apprécié.
Quelles limites percevez-vous ?
Les limites de l’IA dans un cadre scolaire ne doivent pas être négligées. Tout d’abord, même chez des collégiens, l’usage du numérique n’est pas usuel pour tous et certains ont besoin d’accompagnement dans leurs pratiques. Ensuite, le professeur doit bien préparer ses séances en amont au risque d’être débordé par les sollicitations le jour J. De plus, il faut faire attention aux sites payants, non conformes au RGPD, qui ne fonctionnent qu’en anglais, ce qui réduit la liste des possibilités. J’ai moi-même été frustrée de ne pouvoir faire utiliser à mes élèves certaines IA performantes quant à la qualité des illustrations générées, mais qui ne respectaient pas ces conditions. Enfin, l’IA n’est pas la solution à toute demande, je revois encore le visage d’un élève contrarié, qui même après une dizaine de tentatives et de réécritures de prompts, n’a pu obtenir l’image désirée…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Le magazine du futur créé par les élèves : LH Océanes de juillet-août 2044
Panorama des IA génératives d’images réalisé avec Claire Ridel
Travail avec l’IA de Claire Ridel sur Le Horla de Maupassant
Ophélie Jomat dans Le Café pédagogique
Dans Le Café pédagogique : IA, la pédagogie contre l’illusion ?