1990.Début de l’été. Comment des citoyens ordinaires de l’ex-RDA vivent-ils les répercussions dans leur existence d’un événement historique considérable, la chute du mur de Berlin [nuit du 8 au 9 novembre 1989] ? Pour répondre à pareille interrogation, peu abordée au cinéma, tout en s’appuyant sur des faits réels, Natja Brunckhorst, scénariste et réalisatrice allemande, née à Berlin en 1966, choisit une comédie enjouée au rythme trépidant en partant d’une intrigue à rebondissements, digne d’un thriller à la « Mélodie en sous-sol ». Ainsi donc, en pleine réunification des deux Allemagne, des locataires d’un même immeuble, ouvriers devenus chômeurs en un rien de temps, découvrent dans une galerie des milliers de billets de banque est-allemands et engagent une course contre la montre pour convertir leur colossal butin en Deutsche Mark avant la date fatidique du 6 juillet interdisant à la population de changer ses devises. Il reste trois jours à ce petit collectif de ‘voleurs’ pour monter « La Belle Affaire ».
Une fine équipe en quête d’utopie dans le chambardement de l’année 1990
Au cœur de cet été 90 où la RDA dans laquelle ils ont été élevés et vivent est en train de disparaître, Maren (Sandra Hüller), Robert (Max Riemelt), Volker (Ronald Zehrfeld), amis de toujours, s’embarquent sans coup férir dans une aventure inédite. A la faveur de la découverte des milliers de Ostmarks stockés sous terre, et bientôt obsolètes. Toute leur ‘éducation’ formatée par le collectivisme imposé et le supposé partage égalitaire des ressources assuré par un Etat totalitaire, que vaut-elle désormais face aux attraits et à la loi du marché, à l’ivresse de la libre circulation des personnes et des biens, au parfum de liberté venu de l’Ouest ?
Notre trio ne se pose pas la question en ces termes mais envisage à toute allure les solutions les plus ingénieuses pour mettre en place, en y associant voisins et habitants du quartier, un système d’achats de marchandises et d’objets (dont nous ne voyons, la plupart du temps, que les énormes emballages en cartons monumentaux transportés à toute blinde en camionnettes après bien des voies détournées) afin de se débarrasser au plus vite de la masse de billets est-allemands, bientôt hors d’usage.
Rien n’est simple pour ceux qui font l’expérience originale de ‘l’argent facile’ et des sentiments contradictoires qu’une telle possession engendre.
A l’heure où les repères habituels s’effondrent et que s’ouvrent des potentialités nouvelles, seront-ils capables, en dépit de retournements troublants, de surmonter la tentation du ‘chacun pour soi’ et de préserver le sens du collectif, les bienfaits de l’amitié et le pouvoir de l’amour, tout ce qui a soudé cette folle entreprise ?
Une fable solaire et malicieuse
Visiblement, Natja Brunckhorst n’a pas le goût du malheur. Actrice principale à l’âge de 14 ans pour le film de Uli Edel, « Moi, Christiane F., 13 ans, droguée, prostituée » [1981], elle choisit un temps l’exil en Grande-Bretagne puis en France pour se protéger du scandale. Après un retour dans son pays à la fin des années 80 où elle poursuit sa carrière de comédienne, elle devient scénariste pour la télévision et le cinéma à la fin des années 90 avant de se tourner vers la réalisation avec « L’Ordre des choses » [2021], son premier long métrage.
Aujourd’hui, « La Belle Affaire », -comédie rondement menée valorisant l’humanisme et l’idéalisme de quelques héros ordinaires pris dans le tourbillon incroyable et aventureux de ce moment-charnière dans l’Histoire du XXème siècle et dans celle de l’Allemagne-, porte la trace du tempérament pugnace de la cinéaste. Et de sa volonté (étayée par des témoignages et des recherches documentaires) de restituer l’ambivalence d’une période chaotique, les derniers mois de la RDA, sous un angle positif. Outre la dimension absurde, Natja Brunckhorst souligne : ‘les anciennes règles n’étaient plus valables, les nouvelles n’étaient pas encore en place. Pendant un an, beaucoup de choses étaient possibles ; il y avait de l’espoir, puis plus, des peurs, mais aussi des opportunités. Bien des gens m’ont dit : ‘C’était la meilleure période de ma vie !’.
Dans la lumière chaude cet été là, magnifiée par Martin Langer, le directeur de la photographie, le trio amoureux , cher au François Truffaut de « Jules et Jim » selon le vœu de la réalisatrice, audacieuse association formée par Maren (Sandra Hüller, rayonnante d’énergie, dans un registre nouveau), et ses deux compagnons en tendre affection (Max Riemelt et Ronald Zehrfeld, excellents partenaires de jeu, chacun dans un style singulier), sans oublier le fils Janeck, traversent avec panache et humour « La Belle Affaire », modulée dans sa légèreté et sa gravité par la composition musicale ‘country de Hannah von Hübbenet. Courez voir l’épopée fabuleuse d’une petite communauté humaine, inscrite dans la Grande Histoire, saisie à un moment rare de ‘fortune’ éphémère et jubilatoire.
Samra Bonvoisin
« La Belle Affaire », film de Natja Brunckhorst-sortie le 28 août 2024