Elise Guenoux, doctorante en didactique, enseigne l’histoire-géographie dans l’académie de Nantes. Avec ses élèves et un groupe de chercheurs et chercheuses, elle met en place un travail d’analyse critique des médias. « Notre souhait était de faire analyser un évènement de l’actualité à partir de son récit dans les médias afin d’inviter les élèves à établir une première hypothèse sur ses causes, et la mettre en discussion dans la classe », explique-t-elle dans cet entretien qu’elle accorde au Café pédagogique.
Vous rédigez actuellement votre thèse, pourriez-vous nous présenter brièvement votre travail de recherche ?
Dans le cadre d’un projet ANR intitulé Compétences critiques et enseignement de l’histoire, je travaille avec un groupe de chercheurs et chercheuses nantais et deux enseignantes associées. Nous réfléchissons aux moyens de transposer les méthodes pratiquées dans l’enseignement de l’histoire, notamment l’enquête historique, à une réflexion critique sur le traitement de l’actualité dans les médias. Pour cela, nous avons construit et testé des séquences en EMC dans une classe de quatrième au collège et de première au lycée. Si la pratique de l’histoire repose sur l’interprétation des traces du passé, est-il possible de transposer cette méthode à l’analyse de l’actualité ?
Votre sujet est-il né de vos réflexions sur votre pratique professionnelle ?
La découverte du métier m’a amenée à réfléchir à la façon de travailler les compétences citriques avec les élèves. Stagiaire en 2015, j’ai vécu, avec mes classes, les attentats contre Charlie Hebdo. J’ai tout de suite pu mesurer la charge qui repose sur les épaules des professeurs d’histoire géographie dans des contextes de crise, désignés comme étant ceux qui sont en capacité de pouvoir parler de l’actualité à leurs élèves. J’ai aussi rapidement pu observer combien les questions politiques surgissent spontanément en classe. Que peut-on en faire ? Cette interrogation m’a amenée à réfléchir à la place que prennent les questions socialement vives dans notre mission d’enseignement et à la façon de les traiter avec la neutralité qu’impose notre éthique professionnelle tout en favorisant une réflexion personnelle.
Qu’est ce qui, dans votre pratique professionnelle vous a amenée à vouloir travailler à partir des médias ?
Je suis partie de ce qui s’est présenté à moi comme un obstacle : l’information médiatique est souvent l’objet de doute. Dit-elle la vérité ? J’ai pu observer qu’une certaine conception de l’éducation aux médias amène parfois certains d’entre nous à se focaliser sur la prescription de bonnes pratiques ou sur la nécessité d’alerter les plus jeunes sur le risque de fake news. Si cela s’avère évidemment nécessaire, cela ne favorise pas le développement de l’esprit critique des élèves, qui fait pourtant pleinement partie de notre mission émancipatrice. Je suis partie du principe que si l’éducation aux médias se limite à un discours de type « Ne croyez pas ce qu’on vous raconte à la télé et sur les réseaux, mais croyez-nous, les profs, l’école, les manuels», alors l’enseignement devient prescripteur, voire dogmatique et ne permet pas le développement de compétences critiques. Comme beaucoup d’enseignant.es, je ne cherche pas à ce que mes élèves me croient, et je ne vois pas chez un élève sceptique un potentiel complotiste. Pourtant, dans ma pratique, je me suis souvent retrouvée à transmettre des informations qu’il fallait tenir pour vraies, et lorsqu’il a fallu donner du sens à des événements d’actualité, je me suis souvent sentie dans une posture inconfortable. Comment concilier neutralité professionnelle et émancipation politique ? Comment faire des élèves des citoyens investis et engagés dans l’organisation démocratique de la société ?
Pourriez-vous nous expliquer concrètement ce qui a été expérimenté en classe ?
Notre souhait était de faire analyser un évènement de l’actualité à partir de son récit dans les médias afin d’inviter les élèves à établir une première hypothèse sur ses causes, et la mettre en discussion dans la classe.
Pourquoi la Russie attaque-t-elle l’Ukraine ?
Quelques jours après le déclenchement de la guerre, des élèves de quatrième visionnent un extrait du Journal télévisé de TF1 qui propose un récit de l’évènement à travers des explications de journalistes et des extraits de discours de Poutine. Le professeur en donne une transcription écrite aux élèves qui doivent identifier les causes les plus importantes de la guerre avant de mettre en commun leurs réflexions par petits groupes de discussion (enregistrées par les chercheurs et chercheuses). A la question « pourquoi la Russie attaque l’Ukraine ? » les élèves, en s’appuyant sur les propos de Vladimir Poutine, répondent que la Russie est menacée par l’Ukraine. Une controverse est donc artificiellement construite sous la forme d’un tableau à deux colonnes, la première proposant que « Poutine a raison de dire que l’Ukraine menace la Russie » et la seconde que « Poutine a tort de dire que l’Ukraine menace la Russie ». Pour le compléter ils ont à disposition les informations données par le journal télévisé et des éléments de connaissances factuelles fournies par l’enseignant. L’objectif recherché était de faire comprendre que la première explication apportée émane d’une première interprétation, insuffisante à la compréhension plus complexe de l’évènement. Mon objectif de recherche est de m’appuyer sur ce que les élèves disent des événements, et de leur proposer un cadre réflexif qui leur permet la fois de mettre à distance la première interprétation de l’actualité et de développer une lecture critique du récit médiatique. Ainsi, entrer dans un type de questionnement géopolitique a permis de les éloigner des premières analyses d’ordre psychologiques – « Poutine est fou ». Les enregistrements des échanges montrent la richesse de leurs discussions, parfois vives et argumentées, qui ne transparaissent pas dans le travail écrit. Nous avons ainsi pu mesurer l’intérêt d’engager la discussion par la controverse. Dans cette situation didactique, c’est la question de la pertinence du discours des acteurs de l’événement qui sert de déclencheur – est-ce que Poutine a tort ou raison de dire que l’Ukraine menace la Russie ?
Pourquoi le président veut imposer des tenues uniques à l’école ?
Cette question a été posée à une autre classe de 4ème, à qui un extrait de journal télévisé diffusé sur BFM TV a été proposé. Il repose essentiellement sur un micro-trottoir devant une école. A la suite du reportage, un journaliste interroge sur le plateau un vendeur d’uniformes et lui pose la questions de ses effets sur les inégalités sociales. La réponse est nette : « Ce qui est génial, ce que nous disent les professeurs, c’est que les élèves arrivent disciplinés à l’école, plus concentrés, travaillent mieux. Donc c’est assez positif. ». Les élèves devaient réfléchir à la question « Pourquoi le président veut-il imposer des tenues uniques à l’école ? ». La première hypothèse retenue s’appuie sur l’extrait du journal télévisé : l’uniforme permet de mettre fin aux moqueries sur les tenues vestimentaires. Mais une élève émet des doutes «les profs ont dit que les élèves auront une meilleure note, mais je vois pas pourquoi les vêtements changeraient». Un élève lui répond «je crois que y a une étude qui dit que les enfants sont plus disciplinés». L’enseignante demande alors aux élèves de retrouver cette information dans le récit retranscrit. Les élèves se réfèrent à la phrase du vendeur, commencent à en débattre mais sans se soucier du statut de celui qui s’exprime. L’enseignante les invite à se pencher sur le début de la phrase qui présente « un vendeur d’uniforme » Les élèves comprennent alors qu’ils peuvent mettre en doute la fiabilité d’une vidéo projetée par leur professeure et se montrent plus critiques : «il dit ça pour les vendre», «il ment pour se faire de l’argent», «il vaut mieux faire confiance aux élèves et aux parents qui n’ont rien à gagner». Les élèves émettent ainsi une critique du média, apprennent à mettre en doute les explications produites et à vérifier la source et la nature du discours.
En faisant pratiquer une enquête critique d’un événement médiatisé j’espère ainsi favoriser une meilleure compréhension de ce que signifie faire de l’histoire.
Entretien réalisé par Laetitia Benbassat, professeure d’histoire géographie