Si la différenciation pédagogique est inhérente à l’acte d’enseigner, elle n’en demeure pas moins difficile à mettre en acte pour un bon nombre d’enseignantes et enseignants. Caroline Baugey, coordonnatrice et formatrice en réseau d’éducation prioritaire renforcé, et doctorante en sciences de l’éducation et de la formation sous la direction de Sylvain Connac, travaille sur la question. Dans cet entretien, elle livre les premiers résultats d’une étude qu’elle mène sur la question.
Comment est né le concept de différenciation pédagogique?
En France, la différenciation pédagogique est née d’un besoin qui a émergé lors de la création du collège unique. Avant cela, la différenciation était structurelle, c’est-à-dire que l’hétérogénéité du public était gérée par le système scolaire qui organisait les parcours en filières, réduisant de fait l’hétérogénéité. Avec le collège unique et la massification scolaire, cette différenciation est devenue pédagogique, et donc l’affaire de tous les enseignants. Ils ont dû faire face à de nouveaux défis : enseigner au sein d’une même classe à des élèves très différents.
La différenciation pédagogique se donne l’ambition d’accueillir chaque élève dans sa singularité tout en l’accueillant dans un collectif. Les plus-values potentielles pour les élèves sont nombreuses : recevoir des tâches adaptées à eux, avoir la possibilité de travailler autrement les mêmes compétences, pouvoir prendre le temps de progresser à son rythme sans perdre les liens avec les autres élèves… Tout cela dans l’objectif de permettre à chacun d’apprendre sans chercher à nier les différences entre les élèves.
Vous évoquez 4 familles de pratiques pédagogiques de différenciation. Quelles sont-elles?
Au fil du temps, les chercheurs en sciences de l’éducation et de la formation ont investi le terrain de la différenciation pédagogique, et de nombreuses propositions ont vu le jour. La catégorisation de celles-ci en familles de pratique permet de clarifier les différentes entrées de la différenciation pédagogique. L’adaptation traduit la volonté d’une modification d’un objet par l’enseignant pour le mettre en adéquation avec l’élève visé. Cela peut être un support, un outil, un aménagement spatial, etc. L’adaptation concerne donc essentiellement les conditions d’accès à la tâche par l’élève. La diversification se concrétise par le recours à une large palette d’interventions possibles dans le cadre d’une séquence d’enseignement. C’est le cas lorsqu’un enseignant fait varier son enseignement en espérant ainsi favoriser l’apprentissage de certains élèves. La diversification concerne donc les moyens pédagogiques pour enseigner. L’individualisation propose des parcours d’apprentissages ajustés aux élèves individuellement. Cela se traduit en classe par des dispositifs permettant aux élèves de savoir où ils en sont et ce qu’ils doivent faire, indépendamment du reste de la classe. L’individualisation est donc une différenciation des parcours d’apprentissage. Et enfin, la personnalisation qui elle replace des pratiques d’individualisation dans un cadre collectif dans lequel les élèves apprennent seuls tout en s’inscrivant dans une organisation coopérative du travail scolaire. Elle augmente les possibilités d’apprentissage en offrant un environnement étayant. La personnalisation est donc une attention à l’individu dans un espace social où le collectif progresse ensemble.
Ces familles de pratiques ne sont pas pédagogiquement neutres, car elles appuient l’effort de différenciation soit sur l’élève – avec les risques de stigmatisation et de vulnérabilité qui l’accompagnent – soit sur l’organisation de la classe, sur laquelle l’enseignant a des possibilités d’agir.
Quelles sont les plus utilisées chez les enseignant·es exerçant en REP de votre recherche?
Les pratiques les plus couramment utilisées chez les enseignant·es que j’ai pu rencontrer sont des pratiques d’adaptation. Ils m’ont expliqué, à l’unanimité, adapter des supports pour leurs élèves, adapter la quantité de travail demandé, leurs exigences ou proposer d’autres outils à disposition. Ils essaient aussi des gestes de diversification en mobilisant du matériel numérique, en passant par le jeu ou en utilisant l’oral plutôt que l’écrit. Ils réservent les pratiques d’individualisation à la grande difficulté scolaire, lorsqu’ils n’ont pas d’autre choix que de fournir un parcours d’apprentissage déconnecté du reste de la classe sans lequel l’élève ne peut entrer en activité. Certains utilisent des pratiques de personnalisation sans en connaître les assises théoriques, mais ils s’appuient de temps en temps sur une organisation coopérative du travail scolaire afin de se dégager du temps pour ceux qui en auraient besoin.
Quels obstacles rencontrent-ils ?
Ces enseignant·es rencontrent des obstacles sur le plan de la théorie, et sur le plan de la pratique. Commençons par les difficultés inhérentes à la notion de différenciation pédagogique : conceptuellement, la différenciation reste floue, il leur est difficile d’en cerner les contours, d’ailleurs ils mobilisent plusieurs métaphores pour la décrire plutôt que de la définir. Ils sont freinés par la structure même du système scolaire avec le nombre d’élèves par classe et le temps que ça leur demande. Ils se déclarent insuffisamment formés sur le sujet, que ce soit en formation initiale ou continue. Ensuite ils font face à des obstacles lors de la mise en pratique de la différenciation pédagogique. Ils se déclarent insatisfaits de la façon dont ils opérationnalisent cette demande, ils ont le sentiment de gommer les différences pour « faire la classe ». Ces pratiques les mettent également en tension vis-à-vis de leur identité professionnelle en menaçant leur sentiment d’efficacité personnelle sur la gestion de l’hétérogénéité. Les enseignants de cycle 3 notamment, déclarent être en difficulté face aux difficultés de leurs élèves. Enfin, cette mise en pratique de la différenciation est loin de bousculer les représentations qu’ils se font de leurs élèves, mais ils se focalisent sur le champ cognitif, laissant dans l’ombre d’autres dimensions inhérentes à l’acte d’apprendre : les émotions, le développement moteur, les émotions etc. Ces obstacles étaient déjà présents dans la littérature scientifique, la recherche mentionnée ici permet de mettre en mots et d’analyser ces expériences vécues de différenciation pédagogique par des enseignants du premier degré dans le cadre particulier de l’éducation prioritaire.
Vous évoquez aussi des dangers liés à la différenciation?
Il apparait souvent comme une évidence que la différenciation pédagogique participerait à la réussite scolaire de tous. Pourtant, comme toute pratique pédagogique, elle est susceptible de produire des effets positifs comme négatifs sur les apprentissages et donc nécessite d’être réfléchie dans sa mise en œuvre. La conférence de consensus du CNESCO a mis en lumière des dérives potentielles d’une différenciation pédagogique peu maîtrisée : des effets menaçants sur l’estime de soi pour les élèves qui en sont la cible directe et pérenne, sur leur motivation. Des effets sur les apprentissages sont également repérés, par l’abaissement du niveau des exigences pour certains élèves, ce qui contribue à accentuer les écarts de réussite entre eux. Les enseignant·es qui ont participé à cette recherche n’ont pas mentionné ces risques, mais ils ont des intuitions qui vont dans le même sens. Ils craignent que la différenciation pédagogique condamne dès leur plus jeune âge des élèves qui pourraient, peut-être, mieux réussir plus tard, ils pensent que cela pourrait les desservir. Ils se demandent si ces pratiques ne gomment pas les différences plus qu’elles ne les adressent pédagogiquement. Ces dangers font partie des raisons qui éloignent les enseignants de la différenciation, en leur donnant l’image de pratiques exigeantes et hors de portée. C’est dommage car cela peut conduire à préférer des groupements homogènes pour enseigner mieux, alors que tous les articles disponibles dans ce numéro thématique d’Education & Formation attestent de la diversité des pratiques de différenciation pédagogique imaginées dans l’espace francophone pour faire de l’hétérogénéité de nos classes une richesse pour enseigner.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda