Linéaires et segmentés, les programmes d’histoire du tronc commun au lycée général invitent à une lecture balisée du passé et imposent un tel rythme que les processus d’appropriation des élèves, notamment les plus fragiles, sont mis à mal. C’est en partant à la recherche de fils conducteurs permettant à la fois de respecter les contenus fixés nationalement et d’ouvrir le regard, tant dans l’espace que dans le temps, que j’ai fait une place croissante aux films documentaires dans mes enseignements. Traités comme des « documents » dont il convient d’interroger et d’expliquer les choix et les approches, ils offrent un support stimulant, qui revigore et redonne du sens. Je me propose donc de présenter, à travers deux exemples, les leviers que l’usage des films documentaires d’histoire permet d’actionner en classe.
Le premier repose sur le film documentaire Moissons sanglantes. La famine de 1933 en Ukraine, co-écrit par Guillaume Ribot et Antoine Germa. Ce film a reçu le grand prix du documentaire national au Fipadoc 2023 et le prix lycéen au festival du film d’histoire de Pessac. Il se trouve je connaissais Antoine Germa, l’un des deux scénaristes, et que j’ai eu la chance d’échanger avec lui sur la genèse et les difficultés posées par le traitement filmique de ce que les Ukrainiennes et les Ukrainiens appellent Holodomor, et dont Staline s’est employé à effacer toutes les traces. J’ai également assisté à deux projections publiques du film, qui m’ont permis de bénéficier des éclairages successifs de Nicolas Werth, historien spécialiste de l’URSS et conseiller historique du film, et d’Iryna Dmytrychyn, maîtresse de conférence à l’INALCO et spécialiste de l’Ukraine.
En classe, ce documentaire s’est inséré dans l’année de terminale pour articuler la crise de 1929 –traitée rapidement par les deux focus sur le New deal et le Front populaire– avec la mise en place des régimes qualifiés de totalitaires, introduits par une rapide définition théorique. Il s’agissait à la fois d’interroger les effets mondiaux de cette crise et d’entrer dans l’étude des régimes totalitaires. Le visionnage a été effectué en plusieurs étapes, entrecoupées de quelques mises au point méthodologiques accompagnant la prise de note, notamment à travers le partage de photographies de cahiers d’élèves, projetées et discutées rapidement par l’ensemble de la classe, pour en repérer les qualités et les points à améliorer.
A partir de ces notes et d’une fiche de travail incluant la présentation du film et un extrait d’un article de Chloé Leprince, les élèves devaient répondre en binôme à une série de questions permettant de justifier la dimension politique de la famine, puis de faire le lien avec la notion de régime totalitaire. Ils devaient en retrouver des caractéristiques, mais aussi relever les singularités du régime stalinien, qui conjugue alors violence interne, exploitation de la crise de 1929 –le blé confisqué aux Ukrainien·nes étant revendu sur le marché mondial– et travail de propagande pour étouffer les alertes portées par le journaliste Gareth Jones, avec l’aide du journaliste étatsunien Walter Duranty, mais aussi du français Edouard Herriot. Les élèves ont, enfin, questionné le dispositif du film : comment parvient-il à montrer ce qui n’a pas laissé d’image ? Il s’agit -indirectement- d’une des questions centrales posées aux historien·nes dans leur travail d’enquête : quelles traces mobiliser pour reconstituer le passé, et pourquoi ? J’ai alors par quelques exemples justifié le choix d’utilisation de films de propagande soviétique commençant par un « état des lieux du réel » , qui donne à voir la pénurie et la famine paysannes. Les élèves ont aussi relevé l’importance de l’usage des carnets de Gareth Jones, dont le rôle de source est central dans le scénario du film. Enfin, oralement, les élèves ont questionné le lien entre passé et présent dans le contexte de la guerre d’agression menée par la Russie sur le sol ukrainien -ce qui a permis de revenir sur les étapes de la reconnaissance du génocide ukrainien. La suite du cours a inscrit ce génocide dans l’étude plus large du régime stalinien, du nazisme et du fascisme.
Cette approche permet ainsi de relier les temps du passé entre eux, mais aussi d’exercer son esprit critique, en interrogeant la production d’une œuvre mais aussi la démarche historienne qui la sous-tend. Elle m’a aussi permis de rendre hommage à Antoine Germa en faisant vivre son travail dans une salle de classe, lui qui avait tant aimé mettre ses élèves en mouvement.
C’est avec le même objectif de créer du lien entre deux objets du passé que j’ai choisi de montrer l’intégralité du 4e épisode des Routes de l’esclavage à une classe de Première. Nous en étions au chapitre sur la révolution de 1848 et j’avais effectué une rapide liste des mesures prises par le gouvernement provisoire de la Seconde République, au rang desquelles figure évidemment l’abolition de l’esclavage, dont l’étude répond aux indications officielles. Le programme de Première est construit à partir d’un évènement majeur, matriciel : la Révolution française. Le XIXe siècle, par ses soubresauts politiques, ne cesse d’interroger la définition et la mise en œuvre des principes de Liberté et d’Egalite proclamés en 1789. Nous avions déjà étudié la 1ère République et la première abolition en nous appuyant sur l’apport de la recherche historienne, qui accorde une place centrale aux colonies et à leurs habitants dans le processus révolutionnaire. Il s’agissait désormais d’interroger les effets de l’abolition et la mise en acte des principes de 1789, tout en amorçant l’étude de la colonisation.
De prime abord, le cadrage spatial et temporel de ce 4e épisode ne correspond pas exactement à cet objectif. Embrassant la période allant de 1789 à 1888, il s’inscrit dans un cadre spatial large, incluant les Amériques et l’Afrique, la France n’y occupant qu’une place mineure. Son visionnage a cependant permis aux élèves de disposer d’une large mise en récit permettant de relier les enjeux liés à l’esclavage et son abolition avec les mutations économiques du XIXe siècle, marqué par le développement de l’industrie, et donc le besoin de matières premières à transformer mais aussi de main d’œuvre à exploiter, perpétuant des mécanismes d’inégalités en contradiction avec les Droits de l’Homme et du Citoyen, et encourageant la colonisation. Avec un accompagnement dans la prise de note identique à celui exposé plus haut, les élèves ont pris connaissance du documentaire et questionné son dispositif, reposant sur une alternance entre récit avec voix-off et images contemporaines montrant les traces du passé, éclairages historiens, et lecture de sources illustrées par des pastilles d’animation.
A partir de ce contenu, nous avons travaillé de manière critique de courts extraits d’un récit de l’insurrection de 1870 en Martinique. Les élèves étaient invités à interroger la place des anciens esclaves dans l’organisation politique et sociale de l’île, pour interroger les effets réels de l’abolition, et leurs conséquences politiques. Ils ont pu les comparer avec le témoignage d’anciens esclaves aux Etats-Unis contenus et analysés dans le documentaire. Ils ont ensuite étudié le discours de Jules Ferry justifiant la colonisation. Après avoir relevé les arguments de Jules Ferry, les élèves ont mobilisé les contenus du documentaire pour en discuter les motivations : s’agit-il de coloniser pour offrir des débouchés aux industries, ou pour bénéficier du travail des peuples colonisés, dès lors que leur mise en esclavage n’est plus possible ? Les routes de l’esclavage ont ainsi apporté à la classe des éléments factuels et des raisonnements historiens permettant de lire le XIXe dans sa continuité en reliant plusieurs chapitres du programme, mais aussi de construire un regard mettant à distance les processus d’émancipation nés de la Révolution française.
Servane Marzin