Chaque vendredi, le café pédagogique publie un épisode du podcast consacré aux métiers de l’éducation « Docs sur l’Éduc, la parole à celles et ceux qui font l’école » réalisé à Marseille auprès de personnels travaillant majoritairement auprès d’élèves en difficulté d’apprentissage. Aujourd’hui, il donne la parole à Agnès Bely, PLP, professeure de lettres-histoire au lycée hôtelier de Marseille et militante syndicale.
« Je n’ai pas toujours été prof. Après le bac j’ai du m’insérer professionnellement, je me suis inscrite en BTS audio-visuel et j’ai cherché un emploi. Quinze ans après j’en ai eu assez, mon travail n’avait plus de sens, je cherchais à me rendre utile socialement, aider ceux qui en avaient le plus besoin, je suis devenue prof en lycée professionnel. Beaucoup de PLP d’ailleurs viennent du milieu professionnel […] L’enseignement professionnel scolarise un tiers des jeunes en France, il est l’objet de nombreuses convoitises notamment celles du patronat qui voudraient bien en récupérer la maîtrise et en moduler les contenus à sa guise, en fonction de ses besoins immédiats, au détriment d’une solide formation généraliste qui permettrait aux salarié.es de se mouvoir dans un monde du travail en plein bouleversement » nous raconte Agnès enseigne dans la section d’enseignement professionnel du lycée hôtelier Jean-Paul Passedat qui délivre des CAP et des Bac Pro – boulangerie, pâtisserie, cuisine et service – en formation initiale ou en apprentissage sous statut scolaire.
Une histoire récente de l’enseignement professionnel
Les années 80 sont des années de consensus entre les personnels, l’état et le patronat concernant l’école comme lieu privilégié de l’enseignement y compris de l’enseignement technique et professionnel. Avec la gauche qui arrive au pouvoir, il y a une volonté politique d’élever le niveau de qualification dans le cadre d’un service public rénové. C’est à ce moment-là qu’est créé le baccalauréat professionnel comme un des éléments de réponse : former une main d’oeuvre qualifiée et atteindre l’objectif de 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat.
« Jusque-là, le diplôme professionnel de référence était le CAP, un diplôme de métier, très spécialisé qui ne répondait plus au besoin des entreprises et ne permettait plus une insertion des jeunes. Le Bac Pro vient compléter avec deux années d’études supplémentaires la formation du Brevet d’Etudes Professionnelles BEP qui datait de 1967. En même temps, la pédagogie par objectifs est mise en place, avec la définition de référentiels métier et une approche par compétences. Cette démarche est calquée sur les méthodes de management dans l’entreprise qui attend des salariés la réalisation d’une tâche sans prendre en compte le raisonnement qui a conduit à la réaliser. Tout cela se faisant à moyens quasi constants, de nombreuses classes de CAP sont supprimées, ce diplôme devient alors un diplôme de relégation. »
La montée des idées libérales transforme la perception des entreprises qui de lieu de production deviennent des centres où la formation trouve toute sa place au détriment de l’école publique.
En 2008 sous le gouvernement Sarkozy et le ministère Darcos, le bac Pro est amputé d’une année d’étude, le BEP est condamné à disparaître et le CAP retrouve une certaine vigueur à la fois comme diplôme terminal et comme propédeutique au baccalauréat. « Le pouvoir procède alors à un tour de passe extraordinaire : il prétend continuer à augmenter le niveau de qualification en alignant la formation du Bac Pro sur celle des Bacs généraux et technologiques et donc en passant de quatre à trois années d’études. ».
Mais 2008 c’est aussi l’année de la diminution des heures d’enseignement général 1. « J’étais très intéressée par la bivalence du lycée pro, lettres et histoire, mathématiques et physique. Mais j’ai du déchanter assez vite dans ce domaine. Nous n’avions plus les heures nécessaires 1 pour avoir une réelle pratique interdisciplinaire, les élèves étaient perdus et j’ai du faire marche arrière, enseigner les lettres d’un côté, l’histoire de l’autre, bien que dans mes cours j’essaie toujours de montrer le lien existant entre les deux matières ».
Cette période coïncide avec la mise en place du CCF – Contrôle en cours de formation. L’enseignant devient le concepteur des sujets d’examen, le secrétaire qui gère l’épreuve, le jury qui évalue et qui harmonise les notes qu’il a lui-même portées. Le diplôme perd son caractère national, la certification intègre une dimension locale, le système se rapproche d’un adéquationnisme formation-emploi. « Le CCF, c’est une façon de dévaloriser les diplômes qui s’adaptent aux situations locales, au niveau des élèves, aux propositions du tissu économique régional. La garantie d’avoir acquis des compétences méthodologiques identiques sur l’ensemble du territoire national dans le cadre d’un diplôme certifié par l’État disparaît. »
La loi du 5 septembre 2018 (loi dite loi Pennicaut) « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » modifie fortement le statut des CFA avec la mise en place d’une double tutelle (Ministère de l’éducation et Ministère du travail). Ces modifications permettent à tous les organismes de formation de réaliser des formations en apprentissage. Les GRETA pourront en conséquence assurer des missions d’apprentissage dans le cadre de la formation tout au long de la vie. Cet élargissement des compétences a considérablement dégradé les conditions de travail des enseignants professionnels qui sont devenus des « formateurs ». Cette loi mêle formation continue des adultes salariés et apprentissage sous statut scolaire. Elle ne répond de façon satisfaisante à aucun de ces deux attendus.
La réforme de la voie professionnelle en cours.
« L’enseignement professionnel est réformé tous les ans depuis quinze ans avec toujours le même discours : Revaloriser ! Mais à chaque reprise nous assistons à de nouvelles dégradations d’études pour les élèves et de travail pour les profs. Le continuum est de placer l’entreprise au centre du dispositif, adapter progressivement la formation à du 100 % apprentissage. Personne ne peut dire quels seront les besoins à court et moyen terme des entreprises. La seule réponse satisfaisante reste celle de dispenser une formation généraliste permettant aux futurs salariés de s’adapter.
« Envoyer nos jeunes vers des filières qu’ils n’ont pas choisies ne les aide pas à obtenir leur diplôme. Bien au contraire », ajoute Agnès Bely qui rappelle que si en voie générale, le passage des épreuves du bac en mars a été abandonné, le ministère en a décidé autrement pour la voie professionnelle.
En 2023 le Bac Pro de notre Ministre déléguée, Carole Grandjean, c’est six semaines de cours en moins pour les élèves avec 71 heures perdues en terminale pour l’enseignement professionnel et 31 heures d’enseignement général prises sur l’accompagnement personnalisé, la co-intervention et le chef d’oeuvre. »
Le parcours différencié.
« Nos élèves devront passer leurs épreuves au printemps, puis aurons le choix entre partir en stage six semaines ou suivre des cours au lycée pour une poursuite d’études généralement en BTS. Ces cours ne seront pas obligatoires pour l’inscription sur Parcours Sup. Ce stage payé 600 euros sera très attractif pour des jeunes de milieu populaire. Leur choix sera vite fait. C’est à rien n’y comprendre. S’ils choisissent de passer cette période en entreprise, ils devront revenir ensuite au lycée pour passer les dernières épreuves. Il est évident que nous allons en perdre un certain nombre en cours de route. Ceux-là ne pourront même pas passer leur bac. C’est mal connaître nos élèves que ce faire ce genre de propositions, sauf à chercher un moyen pour les sortir du système éducatif. »
L’année se réduit donc à 22 semaines de cours, deux semaines d’évaluation, 12 semaines (au lieu de huit) de stage et de parcours différenciés. Ces parcours différenciés induisent en outre une inégalité de préparation aux examens entre les élèves qui seront en classe et se prépareront aux épreuves avec leurs enseignants et ceux qui auront choisi d’aller en stage en fin d’année, privés de toute période de révision ».
Les limites du tout apprentissage.
« On voit dans les journaux de gros titres sur le boum de l’apprentissage, un million d’apprentis en 2023 ! Ce n’est pas du tout une bonne nouvelle. L’apprentissage c’est l’entrée précoce dans le monde du travail avec toutes ses contraintes. Il n’est pas rare de voir des apprentis sans tuteurs, d’être confrontés à des accidents du travail, selon les métiers les ruptures de contrat sont nombreuses (parfois près de 40%). Il y a une défaillance des entreprises sur la transmission des consignes. De plus en plus d’apprentis occupent des postes (ou des parties de poste) qui sont destinés à des salariés en CDI. Ils doivent rattraper le retard accumulé à leur retour de leur période de formation. L’apprentissage enferme les jeunes dans des formations très spécialisées, très locales. Le CEREQ (Centre d’études et de recherche sur les qualifications, un organisme public) montre bien les limites de l’exercice. Si l’intégration initiale dans l’entreprise est plus favorable aux apprentis, l’évolution de carrière quant à elle sera plus positive pour les salariés issus de la formation initiale. Une analyse plus fine s’avère nécessaire dans la mesure où les apprentis de formation supérieure (écoles de commerce ingénieurs, masters) sont nettement plus favorisés que ceux occupant des emplois d’ouvriers (niveaux CAP, Bac Pro, voire BTS) ».
Un autre enseignement professionnel
« Les élèves que nous accueillons sont souvent des cabossé.es de la vie, cabossé.es par les difficultés scolaires rencontrées tout au long des années, par les difficultés familiales et/ou sociales, ce sont les enfants des plus précaires.
Prendre en compte cet état de fait, revient à diminuer la taille des groupes pour retrouver des conditions d’enseignement convenables.
Loin de définir un catalogue de revendications, je pourrais lister quelques idées qui me paraissent importantes.
Il faut aussi revenir sur le mythe de l’entreprise apprenante, elle ne s’est jamais donné pour objectif de former des citoyen.nes.
Il faut réintroduire de l’éducatif, de l’enseignement général en lien avec le métier, revaloriser les plateaux techniques et les formations qui vont avec.
L’apprentissage doit être réservé à certaines formations et à certains profils d’élèves, sa massification est un non-sens.
Il faut revenir sur la loi de 2018 et rétablir l’autorité du diplôme qu’elle a mise à mal.
Il faut redonner du pouvoir à l’Éducation Nationale, redonner du sens aux diplômes, leur rendre une certification reconnue dans tout le pays.
Il faut rétablir les commissions nationales de certifications professionnelles qui réunissaient représentants de l’éducation nationale, du patronat, des salariés et qui réfléchissaient à l’évolution des diplômes.
Revaloriser l’enseignement professionnel doit aller de pair avec la revalorisation des métiers en général et des métiers en tension en particulier. C’est aussi permettre aux salarié.es de retrouver leur dignité face au mépris de classe.
Encore et toujours, il faut faire confiance aux enseignants, nous devons être écoutés car c’est nous qui détenons cette expertise, pas les cabinets de conseil.
Et puis pour finir, la cohésion d’une société, c’est important et cela passe par un recul des inégalités. »
Pour écouter l’intégralité de son entretien, CLIQUER ICI
Alain Barlatier
barlalain@gmail.com
Notes :
1 : L’enseignement des lettres-histoire est passé de sept heures hebdomadaires à quatre heures trente par exemple en 2008. Le volume horaire consacré au dédoublement a été réduit, au profit de « l’accompagnement personnalisé » qui se fait devant une classe de trente élèves.