Marie Duru-bellat, sociologue, et Sébastien Goudeau, maitre de conférences en psychologie sociale, signent un court livre au titre percutant « L’intelligence, ça s’apprend ? ». En un peu moins de 100 pages, l’autrice et l’auteur interrogent les usages sociaux des tests de mesure de l’intelligence – le quotient intellectuel – en milieu scolaire. Des tests souvent demandés par les familles plutôt favorisées « très sensibles à la compétition scolaire dont elles veulent que leur enfant sorte gagnant ». Même s’il et elle ne s’autorisent pas à « trancher de manière définitive sur la réalité biologique de l’intelligence », la sociologue et le psychologue tempèrent en mettant en évidence sa part de construction sociale. Il et elle répondent aux questions du Café pédagogique.
Le QI, on en parle beaucoup ces dernières dizaines d’années. Qu’est-ce donc?
Le Qi est une vielle histoire. C’est en 1904, que le psychologue Alfred Binet a été sollicité par le ministère de l’instruction de l’époque pour mettre au point un protocole visant à dépister les enfants en difficulté susceptibles d’être orientés vers des structures éducatives spécifiques. Sans prétendre mesurer l’intelligence, il visait avant tout à prédire la réussite ou l’échec scolaire, sur la base d’exercices variés corrélés avec ce qu’on demande aux écoliers de tel ou tel âge. Mais cet instrument a été importé aux Etats-Unis comme un outil permettant d’évaluer véritablement l’intelligence et comme un moyen de sélection bien plus large – par ex., sélectionner les migrants arrivants sur le sol américain. Ces tests de mesure du quotient intellectuel ont évolué et, loin de l’ambition modeste et avant tout pédagogique de Binet, ils sont considérés aujourd’hui comme des instruments utiles pour prédire l’efficacité des personnes dans les milieux scolaires et professionnels. Ces tests sont validés en outre par les corrélations que leurs résultats entretiennent avec d’autres tests, et non par des considérations théoriques sur la notion d’intelligence. Pour les enfants, c’est l’intelligence de l’écolier qui est appréhendée, celle dont on a besoin pour réussir à l’école, aujourd’hui.
Pour des groupes d’âges donnés, on donne la valeur 100 aux résultats obtenus en moyenne, et les scores se distribuent, par construction, selon une courbe de Gauss – courbe en cloche ; dire qu’un individu a un QI de 100, c’est dire simplement qu’il se situe dans la moyenne de la population, avec autant de personnes devant lui que derrière lui, sachant que 95% des personnes ont un QI compris entre 70 et 130, la catégorie « haut potentiel » concernant celles obtenant un QI d’au moins 130. Les mesures actuelles de l’intelligence sont toujours relatives : le QI est un rang et une distance à une valeur moyenne dans une population donnée.
Ces tests chamboulent-ils l’école ?
Si les tests ont été utilisés pour l’orientation dans les années 1960-1970, leur usage est limité aujourd’hui à l’affectation dans des classes d’ULIS – Unités Localisées d’Inclusion Scolaire, mais aussi pour d’éventuels sauts de classe pour les « hauts potentiels » et, dans le monde professionnel, pour les recrutements dans les grandes entreprises ou l’accès à des stages de formation continue. Ce qui est plus nouveau – et dont on peut dire que ça « chamboule » l’école, c’est la demande sociale de tests qui se développent de la part de familles qui cherchent à faire bénéficier leur enfant d’un traitement pédagogique particulier du fait du « haut potentiel » qu’elles pressentent. Ces familles, très majoritairement de milieux favorisés, considèrent l’école comme un service qui doit s’adapter aux particularités de leur enfant, et si elles cherchent avant tout à obtenir un saut de classe – ou l’accès à tel ou tel établissement, c’est parce qu’elles sont très sensibles à la compétition scolaire dont elles veulent que leur enfant sorte gagnant.
Les tests seraient l’apanage de parents inscrit dans une stratégie de compétition scolaire ?
Les parents qui vont faire tester leur enfant visent souvent des études prestigieuses et jouent cette carte de l’avantage que constitue « un an d’avance ». Souvent, elles vont mettre en avant la souffrance de leur enfant dans un environnement qui ne tiendrait pas compte de ses particularités ; mais la majorité des enfants à « haut potentiel » réussit très bien. Il y a là une véritable stratégie de la part de ces familles -regroupées en association de ces enfants dits soit « précoces », soit « à haut potentiel »- pour optimiser la carrière scolaire de leur enfant. Elles sont très bien informées sur le système scolaire, les tests et leur utilisation comme argument auprès des enseignants. Si cet utilitarisme ne leur est pas réservé et n’est pas complètement nouveau, il s’inscrit dans un climat de fait favorable, quand l’institution scolaire affirme vouloir respecter la spécificité de chaque enfant…
Pour reprendre le titre de votre livre, alors « L’intelligence, ça s’apprend » ?
Dans un contexte de montée des inégalités, et d’accentuation de la compétition scolaire, la tentation est grande de les justifier par des causes sinon naturelles du moins incontestables : les enfants seraient tout simplement plus ou moins « doués ». Par ailleurs, l’exploration du cerveau se développe et il est de plus en plus courant de rechercher l’origine de tous nos comportements et caractéristiques dans les cerveaux et dans la génétique. Pourtant, les travaux qui prétendent estimer le pourcentage de variance des capacités intellectuelles expliquée par la génétique – avec des affirmations comme 50% de l’intelligence est innée – ne sont pas exempts de biais méthodologiques importants, que reconnaissent nombre de scientifiques eux-mêmes.
Les constats que nous rapportons dans le livre ne nous autorisent néanmoins pas, en tant que sociologue ou psychologue, à trancher de manière définitive sur la réalité biologique de l’intelligence. Mais, face à des niveaux d’intelligence différents, tels qu’évalués dans la vie sociale – notamment à l’école, nous avons cherché à en documenter la part de construction sociale. Une masse de travaux montrent ainsi que selon les méthodes pédagogiques utilisées en classe, la réussite des élèves peut varier sensiblement, ce qui montre bien que la réussite scolaire ne découle pas de capacités intellectuelles fixes et « héritées ». Nous rappelons par ailleurs les travaux pas moins nombreux qui témoignent des pratiques éducatives des parents, diverses selon leurs ressources économiques et culturelles, qui vont progressivement forger des enfants plus ou moins adaptés aux exigences scolaires.
La part immense du social dans la construction de l’ « intelligence de l’écolier » – que résume le QI – est avérée et cela ouvre des perspectives d’action multiples si l’on entend faire réussir tous les enfants.
Lilia Ben Hamouda