Comment enseigner la lecture ? Résolument, pas avec un manuel scolaire labélisé estime Eveline Charmeux, spécialiste de la question. « Les manuels de lecture ne sont pas obligatoires et sont à même à rejeter, parce qu’ils sont inutiles et qu’ils trompent les enfants sur ce qu’est le fait de lire », nous explique-t-elle. « Inutiles : pourquoi ? On vit dans un monde où l’écrit est omniprésent : dès qu’on sort dans une rue on se heurte à des écrits de toutes sortes : enseignes, panneaux et affiches publicitaires. etc. L’écrit est partout autour des enfants ». Elle répond aux questions du Café pédagogique.
Faut-il – ou non, un manuel pour enseigner la lecture ?
Labéliser un manuel, c’est une obligation absurde. Si on labélise les manuels, c’est que l’on considère qu’ils sont obligatoires. Or, les manuels de lecture ne sont pas obligatoires et sont à même à rejeter, parce qu’ils sont inutiles et qu’ils trompent les enfants sur ce qu’est le fait de lire.
Inutiles : pourquoi ?
On vit dans un monde où l’écrit est omniprésent : dès qu’on sort dans une rue on se heurte à des écrits de toutes sortes : enseignes, panneaux et affiches publicitaires. etc. L’écrit est partout autour des enfants.
Si l’on admet qu’enseigner doit s’appuyer sur les savoirs des enfants, sur ce qu’ils savent déjà, en lecture, on doit s’appuyer sur les écrits de leur environnement.
Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, arguait que les jeunes enseignants sont rassurés par les manuels. Que lui répondez-vous ?
Attal n’y connait rien en matière de pédagogie, en tout cas, bien moins que les professeurs eux-mêmes.
Et puis les professeurs n’ont pas besoin du cadre proposé, voire imposé, comme un manuel, pour enseigner convenablement.
Savoir lire, c’est lire de façon multiple. On ne lit pas un manuel de mathématiques comme un ouvrage de géographie, ou un roman. Il n’y a pas un apprentissage de la lecture, mais des apprentissages liés aux divers types d’écrits. Et c’est sur eux qu’on doit apprendre à lire : seuls de vrais écrits, de la vie sociale, peuvent être des supports d’apprentissage.
Si on n’apprend pas avec un manuel, comment peut-on apprendre à lire ?
Les enfants commencent leurs apprentissages, non pas avec des syllabes, en ânonnant, mais en explorant des écrits existants. Or l’environnement des enfants partout, même dans les campagnes les plus reculées, est couvert d’écrits divers. Ils n’ont qu’à ouvrir les yeux autour d’eux.
Et ouvrir les yeux sur des écrits, c’est commencer à les lire, puisque lire c’est d’abord, regarder des écrits, et interpréter ce qu’on voit. C’est comprendre pourquoi ils sont là et à quoi ils servent.
Ce n’est, évidemment pas en apprenant les sons — et ce, d’autant moins, que lire s’effectue avec les yeux : la lecture à voix haute est une situation, non de lecture, mais de communication de celle-ci.
Apprendre à lire, c’est explorer un texte pour y construire du sens.
Plus ils ont d’écrits devant eux, mieux ils apprennent à les lire. Et les enfants de milieux favorisés qui vivent dans un milieu où l’écrit est omniprésent, où les parents lisent, partent avec ce large avantage. Mais, si elle veut, l’école peut apporter autant d’écrits en classe que les enfants favorisés en ont à la maison.
En quoi la labélisation des manuels est-elle dangereuse ?
Elle l’est doublement. Elle rend obligatoire le manuel. Et cela va à l’encontre de l’utilisation d’écrits vrais. Lire, c’est lire des romans, des ouvrages spécialisés, mais c’est aussi lire des factures, une ordonnance médicale, des affiches sur les murs… Tous les objets écrits qui existent et qui demandent des actes de lecture, tous différents.
C’est prendre la place des enseignants, seuls à être habilités à décider de ce qui leur est nécessaire dans leur classe, pour leurs élèves : c’est donc à eux de savoir s’ils en ont besoin, ou non, et desquels.
Plusieurs syndicats s’inquiètent d’une forme de « mise au pas des enseignants et enseignantes ». Qu’en pensez-vous ?
L’essentiel de ma réponse se trouve dans la réponse précédente.
Les dernières décisions du ministère de l’Éducation nationale, et du gouvernement en général, sont plus qu’inquiétantes, quasi scandaleuses. Elles sont carrément antidémocratiques, puisque c’est le ministère, politicien et non professionnel, de l’enseignement de la lecture qui s’en charge, et non ceux dont c’est le métier.
La labélisation des manuels est symptomatique de la façon actuelle, non démocratique, de gouverner. Il importe que les enseignants aient la liberté de choisir la démarche pédagogique qui leur semble la meilleure, avec des manuels ou sur des écrits de l’environnement des enfants…
Si nous vivons en démocratie, comme l’affirment nos dirigeants, l’école doit être démocratique : comment savoir ce qu’est la démocratie, si elle n’est pas vécue, dès l’enfance, notamment à l’école ?
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda