Laurence De Cock livre dans cette tribune une analyse sans concession du projet pour l’École lancé par Gabriel Attal et porté aujourd’hui par Nicole Belloubet. « Tout semble passer crème alors qu’il s’agit de la réforme la plus régressive qu’ait connu l’Éducation nationale depuis le régime de Vichy », s’indigne l’historienne qui interroge la conscience des un·es et des autres : « À ceux que l’idée de sélection ne répugne pas parce qu’elle active une petite touche de fierté personnelle je demande ceci : que pensez-vous de l’élimination qu’elle engendre en retour ? N’aurions-nous pas un peu honte de l’avoir accompagnée ? »
La mobilisation contre les réformes Attal-Belloubet bat son plein. Du moins est-ce l’impression que l’on a dans les nombreuses boucles de communication et les réunions publiques organisées pour informer les parents de ce qui se prépare dans les collèges à la rentrée. Mais le miroir est-il déformant ? À Paris par exemple, les arrondissements des quartiers populaires sont très mobilisés. Profs, parents et même certain·es élu·es sont vent debout contre la réforme. Mais un bref passage dans un arrondissement plus cossu du centre m’a particulièrement alertée : dans une réunion organisée dans l’un des lycées les plus célèbres du pays, seulement cinq parents.
Deux hypothèses : soit les parents appartenant aux couches sociales les plus favorisées se satisfont de la réforme en cours, soit ils ont la certitude que leurs enfants y échapperont. Dans les deux cas, le risque est important, car le « choc des savoirs » n’est pas une énième réforme technique, c’est un projet de société. Aussi faisons-nous le pari que beaucoup ignorent encore de quoi il s’agit réellement.
Une école archipellisée
On parle d’archipel pour désigner un groupe d’îles. C’est exactement le modèle envisagé par la réforme. La mise en place des groupes de niveau en est l’exemple le plus emblématique.
Précisons qu’il ne s’agit nullement de groupes de besoins comme tente de le marteler Nicole Belloubet, lesquels sont des groupes restreints et temporaires formés au sein d’une même classe pour régler une difficulté d’apprentissage identifiée. Les groupes de niveau proposés par le gouvernement n’ont rien à voir avec cette définition. Ils ne sont pas formés à partir de l’identification d’une difficulté ciblée mais d’une somme de faiblesses recensées par des évaluations standardisées et ne permettant pas de faire émerger d’autres « besoins » que généraux. Ces évaluations assignent donc des élèves à un niveau : fort, moyen, faible, selon une logique de comparaison et de classement. Il est illusoire de penser que les enfants changeront de niveau au cours de l’année sauf à la marge car le classement est fait sur la base de regroupement de difficultés qui seront difficiles à régler puisque très variables d’un enfant à l’autre. Sauf à faire des groupes de besoins dans les groupes de niveaux. Mais il y aura de quoi en perdre son latin. Bref, la très grande majorité des enfants restera dans son groupe de départ. Le résultat est que les « forts » avanceront très vite et les autres rameront derrière.
Les parents des collèges favorisés pensent-ils échapper à ce classement ? S’ils font le choix du privé sans doute car ce dernier a déjà annoncé ne pas appliquer la réforme mais dans le public, ils subiront le même sort car il faudra bien du fort, du moyen et du faible partout.
Ainsi, la réforme dessine une école dans laquelle dès l’âge de 11 ans, des enfants seront séparés de leurs amis sur la base d’un « niveau » décrété par une évaluation détachée de toute approche individuelle (connaissance de l’élève, de ses progrès, de son parcours etc.) et une école qui assigne une trajectoire scolaire à des enfants dès la 6è en les enfermant dans une « île » dont ils auront beaucoup de mal à sortir. À titre d’exemple significatif : que deviennent les 430 000 enfants en situation de handicap scolarisés dans ce dispositif de groupes de niveau ?
Outre le caractère maltraitant et injuste de cette réforme, il se profile ici un jeu de concurrence effrénée pour échapper au verdict du « groupe des nuls » (c’est ainsi que les appellent déjà les élèves) ; jeu qui ne peut être que délétère à terme si l’on considère que l’école est le lieu d’apprentissage d’une vie collective basée sur l’entraide, la coopération et la solidarité.
Ce modèle d’archipel va à l’encontre de la démocratisation scolaire, c’est à dire de la possibilité laissée à chaque enfant, quelles que soient ses origines sociales, culturelles, géographiques, son genre, sa santé etc. d’accomplir la trajectoire scolaire de son choix. Car il enlève précisément la possibilité du choix. Cette démocratisation scolaire n’est déjà pas très en forme et permet depuis toujours à l’élite d’emprunter des voies parallèles mais le « choc des savoirs » lui porte aujourd’hui un coup de grâce. Il n’en sortira rien de bon, ni pour les enfants, ni pour la société modelée par la quête de performance et la rancœur et frustration qu’elle fabrique.
Derrière la petite touche de nostalgie
On adore, pour tout ce qui touche à l’école, agiter le chiffon rouge du c’était mieux avant. C’est devenu un procédé de communication : éveiller la petite nostalgie de l’école du bon vieux temps, celui où on respectait les enseignants, où les cahiers étaient bien tenus, où les dictées du certificat d’études étaient plus difficiles qu’un sujet de philo au bac aujourd’hui, où les enfants en uniformes ne se moquaient jamais les uns des autres, où ils chantaient la Marseillaise avec fougue et cetera et cetera. Qu’importe que tout cela soit contredit par l’histoire de l’école, qu’importe car il faut y croire, c’est un besoin qui relève de la psychologie sociale : bien-sûr « de mon temps » bla bla bla.
C’est ce que fait le gouvernement : activer cette petite musique pour provoquer de l’adhésion à ses mesures, même aux pires.
Car tout semble passer crème alors qu’il s’agit de la réforme la plus régressive qu’ait connu l’Éducation nationale depuis le régime de Vichy. Outre les groupes de niveau déjà évoqués, L’inventaire fait froid dans le dos : labellisation des manuels scolaires et fin de la liberté pédagogique des enseignants, interdiction de lycée aux enfants n’ayant pas obtenu le brevet, création de prépas-lycées voies de garage, réécriture généralisée de programmes, généralisation des évaluations nationales qui deviennent les seules pilotes des politiques d’éducation. Dit autrement, dans l’école qu’ils nous préparent, la seule compétence des enfants prise en considération sera sa capacité à cocher des cases dans une évaluation pour faire grimper la France dans le programme de comparaison internationale PISA. De la chair à statistiques en somme. Un bel exercice d’instrumentalisation. Qui a envie d’une école qui oscille entre l’institut de sondage et la gare de triage ?
Nous sommes nombreuses et nombreux à alerter sur les dangers de ces mesures. Ce n’est pas un combat corporatiste. C’est un combat contre un projet de société fondée sur un modèle ultra libéral et autoritaire qui nie l’enfance et ses moments de joie et plaisir, qui piétine ses rêves et interdit ses errances et erreurs. Bien-sûr les enfants les plus favorisés seront protégés, ailleurs. On leur offrira des vacances, des activités extra-scolaires … Mais les autres ?
À ceux que l’idée de sélection ne répugne pas parce qu’elle active une petite touche de fierté personnelle je demande ceci : que pensez-vous de l’élimination qu’elle engendre en retour ? N’aurions-nous pas un peu honte de l’avoir accompagnée ?
Laurence De Cock