Lorsque Marielle Tagbe évoque la philosophie, elle ne peut s’empêcher de citer Ludwig Wittgenstein, “la philosophie n’est pas une doctrine, mais une activité”. Un propos que la jeune enseignante, qui exerce au lycée international Jean Mermoz à Abidjan, a pris au pied de la lettre avec ses élèves. Elle explique aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique sa démarche.
Un retrait bienheureux qui n’est pas un ermitage solitaire… tel était le projet du “jardin d’Épicure de Samos” non pas apprendre en tant que tel, mais plutôt cultiver un espace commun au sein duquel il soit possible de questionner notre rapport au monde, autres pour trouver ensemble ce qui est essentiel pour nous.
L’espace de nos classes est souvent happé par le rythme de la polis: les échéances et les programmes. Les ateliers pour réfléchir sont l’aménagement d’un espace-temps à l’intérieur de la classe au sein duquel il sera possible de faire autrement.
Ainsi donc, mettre en place un atelier pour réfléchir ce n’est pas mettre en avant la transmission d’un savoir savant inadapté ou d’entériner des valeurs morales, mais travailler des compétences (argumenter, faire des liens avec le monde, être sensibilisé à une justesse et à une précision linguistique, questionner…) ensemble.
Cet ensemble change de forme et de ce fait, l’éthique et la posture enseignante sont fondamentales dans une mise en place saine de ces ateliers pour réfléchir. Enfin, il s’agit de mettre en place une méthode pour penser ces ateliers de manière à ce qu’ils soient connectés au programme annuel des élèves, qu’ils prennent racine dans les préoccupations véritables des élèves et qu’ils fournissent à ces derniers des outils pour développer leur propre questionnement.
La philosophie des ateliers
Commençons par quelques distinctions simples: qu’est-ce ce n’est pas et qu’est-ce qu’est? Il ne s’agit ni de cours de philosophie vulgarisé à l’usage des plus jeunes ni de cours de morale. Il s’agit plutôt d’ouvrir un espace-temps pour partager des questionnements et coconstruire des réponses possibles avec ses camarades de classe sans viser l’exhaustivité ni même une construction ontologique. L’objectif des ateliers est d’amener les élèves à développer des compétences de réflexion sur des sujets qui les concernent individuellement et collectivement à travers des activités linguistiques et non linguistiques : engager les élèves dans un questionnement articulé à leur réalité familière : susciter l’esprit d’examen, conduire une réflexion individuelle et collective sur les enjeux des questions posées et des réponses proposées : identifier les préjugés, les difficultés et repérer la complexité du réel, développer des capacités de dialogue : cultiver l’étonnement qui suscite la pensée. Mais comment? Quelles postures pour ouvrir cet espace?
Les ateliers participent la construction de l’identité professionnelle des enseignants (maîtrise et autorité de la parole) : écouter les élèves pour ce qu’ils disent et non nous répondent : les autoriser à cheminer personnellement dans leurs pensées et à nous interpeller ; organiser et canaliser leurs interactions en partant de leurs questions et le rapport qu’ils entretiennent avec le réel. Quelques présupposés sont fondamentaux: donner droit à l’expression de pensées, initier des processus de pensée, engager la construction d’une identité sociale et personnelle.
La posture éthique de l’enseignant
L’enseignant rompt avec la maîtrise de la parole. D’une manière générale nous parlons trop ! En atelier il est nécessaire de réduire le temps de parole et de permettre aux élèves de dialoguer entre eux et pas seulement avec l’enseignant sous la forme d’un cours dialogué. Ce n’est pas un cours dialogué, mais un atelier qui va peu à peu prendre la forme d’un débat entre pairs. Cela signifie d’adopter une posture d’accompagnement voire de lâcher prise et se positionner différemment dans la classe en se mettant physiquement en retrait.
Il s’agit aussi de coconstruire le savoir. Comme l’explique le psychologue Marcel Crahay, l’apprenant doit être au centre de son apprentissage, dans la mesure où il ne s’agit pas de remplir un cerveau, mais d’apprendre à penser : « L’éducation, ce n’est pas d’apprendre le maximum, de maximiser les résultats, mais c’est avant tout d’apprendre à apprendre, c’est d’apprendre à se développer, d’apprendre à continuer à se développer après l’école ». En somme, si l’on veut être en mesure de favoriser la co-construction des connaissances, deux conditions minimales sont requises : il faut à la fois tenir compte des connaissances antérieures, des prérequis de l’apprenant – qui n’arrive jamais vierge dans une situation d’apprentissage et il faut également que l’enseignant quitte sa posture de sachant pour accompagner l’apprenant et stimuler son désir d’apprendre.
Carl Rogers écrit: “Quand j’ai été écouté et entendu, je deviens capable de percevoir d’un œil nouveau mon monde intérieur et d’aller de l’avant. Il est étonnant de constater que des sentiments qui étaient parfaitement effrayants deviennent supportables dès que quelqu’un nous écoute. Il est stupéfiant de voir que des problèmes qui paraissent impossibles à résoudre deviennent solubles lorsque quelqu’un nous entend.“ Les grands piliers de l’écoute active sont les suivants: accueillir inconditionnellement, s’intéresser sincèrement, montrer notre confiance, s’appuyer sur le ressenti.
Le consentement de l’élève est fondamental. La posture est celle de la liberté de la parole à condition que le professeur puisse expliquer son point de vue, qu’il puisse répondre aux questions des élèves, qu’il accepte le “non” de l’élève ou du moins un point de vue différent.
Concevoir l’atelier pour réfléchir comme une communauté de recherche (Lipman), cela implique de se confronter aux problèmes, d’agir en toute transparence, de dialoguer et d’accepter de négocier.
L’espace-entre
Ritualiser la prise de parole, cela peut se concrétiser par : user d’un bâton de parole, mais aussi se déplacer dans un espace propre à l’atelier. Cela signifie aussi de se déplacer sur le terrain des élèves en partant de l’expérience des enfants en les aidant à mettre des mots sur leur expérience vécue, en faisant le lien avec un texte, un auteur qui va faire grandir leurs préoccupations. Par exemple, cela peut vouloir dire déplacer l’atelier sur un radeau imaginaire : tous les élèves de la classe se mettent sur un grand tapis ou une natte et ils doivent affronter ensemble une tempête imaginaire sans que personne ne tombe du radeau ou alors raconter une situation paradoxale que l’on a vécue pendant la semaine…
Cela va impliquer un contenu différent dans les ateliers pour réfléchir selon les niveaux: choisir un thème en lien avec le programme annuel et ne pas “butiner” de thème en thème, choisir des notions en lien avec les compétences du programme d’éducation morale et civique et éducation à la sexualité. Le temps des ateliers doit être maîtrisé: 15 à 20 minutes (cp, cE1, CE2) , 20 à 25 minutes (CM1, CM2) .
Des expériences éthiques au débat
L’expérience éthique du visage chez Lévinas: Faire une ronde, le but du jeu : changer de place dans la ronde avec la condition : regarder un autre joueur dans les yeux et prendre sa place
L’expérience de la “philia”: Un élève mime une action (classe, maison) : celui qui a compris de quoi il s’agit vient l’aider à la réaliser
L’expérience de l’alter ego:Les élèves s’alignent en deux rangées les uns en face des autres, une rangée devient le miroir de l’autre (deux à deux) et puis on inverse les rôles
Le dilemme éthique: . Vous êtes chef de la sécurité dans une ambassade, vous apprenez qu‘un attentat va avoir lieu dans le quartier des affaires. Vous pouvez le détourner dans la ville, mais rien d‘autre… Réfléchis ensemble au “meilleur endroit“ possible et l‘occasion de réfléchir et de construire des critères ensemble.
Le dilemme éthique (2): Invitez les enfants à former des groupes de deux et demandez à chaque groupe de discuter de ce qu’il ferait dans le scénario suivant : Vous avez invité un ami, qui n’est pas très populaire dans votre classe, à jouer avec vous. Peu de temps avant de retrouver cet ami, vous rencontrez d’autres camarades qui sont eux très populaires. Vous aimeriez beaucoup faire partie de leur groupe. Ils vous invitent à les rejoindre pour jouer, mais vous n’êtes pas autorisés à venir avec votre ami.
Le débat est l’objet d’un apprentissage. Allez pas à pas ! Il y a plusieurs façons de débattre afin de s’interroger collectivement sur une question qui fait polémique dans la classe. Une même question, plusieurs façons dans débattre !
Débat mouvant :
Choisissez un camp
. Chaque camp prend la parole successivement et doit convaincre l’autre camp!
. Vous avez le droit de changer de camp autant de fois que vous le souhaitez
. Les gagnants sont ceux qui sont le plus nombreux à la fin de la partie
. Mais les vrais gagnants sont ceux qui vous demanderont s’il est possible “de se mettre au milieu”
Débat “au chapeau” 20 minutes…
.Chaque élève va mettre une une idée argumentée dans le chapeau
. Chaque élève va successivement piocher une thèse dans le chapeau
. Celui-ci va devoir expliquer la pertinence de cet argument (même si ce n’est pas votre idée!)
. Alternative ensuite : remettre en cause la pertinence de l’idée
Débat des ambassadeurs 30 minutes
Les élèves vont discuter par petits groupes de la question et formulez une synthèse de leurs débats
. Chaque groupe va choisir un ambassadeur
. Chaque ambassadeur va rendre compte de la synthèse des débats sous la forme d’un discours solennel.
Marielle Tagbe
Quelques ressources
. Les philo fables de Michel Piquemal
. Un réservoir de contes : conte-moi.net
Des padlets d’ateliers menés en CE1