Faisant suite à une série de faits de violences dramatiques entre jeunes où plusieurs d’entre eux ont perdu la vie, le Premier ministre Gabriel Attal a prononcé un discours le 18 avril dernier à Viry-Châtillon, appelant une fois encore à un “sursaut d’autorité”. Aujourd’hui, Nicole Belloubet lance la « grande concertation sur l’autorité » à l’École. L’occasion pour le Café pédagogique de donner la parole à deux experts en la matière. Sigolène Couchot-Schiex et Bruno Robbes, tous deux professeur·es des universités en Sciences de l’éducation et de la formation à l’université CY Cergy Paris Université (laboratoire EMA). « Si la gravité de ces faits fort heureusement exceptionnels doit nous interroger, le discours du Premier ministre n’apporte pas les réponses durables aux questions éducatives dont notre école peine à s’emparer, malgré des avancées comme celles reposant sur le dispositif pHARe qui se déploie progressivement depuis 2022 » nous disent-ils. « L’école est un microcosme révélateur des tendances politiques et sociales. Les élèves, comme l’ensemble des adultes qui y exercent leur profession, y vivent des expériences souvent heureuses, parfois difficiles voire tragiques ». « Parce que nous étudions les problématiques de violences à l’école depuis de nombreuses années, il nous paraît nécessaire de rappeler certaines des questions essentielles posées par ces annonces dans l’espace scolaire » précisent le chercheur et la chercheuse.
Les annonces en matière de sanction sont-elles compatibles avec le droit scolaire ? Soutiennent-elles l’autorité des professionnels de l’école ?
Mis à part le fait de se lever quand un professeur entre en classe – qui n’est pas une pratique généralisée, faire signer aux parents un règlement comprenant les droits et devoirs de chacun, faire participer les élèves à des tâches communes ou tenir des commissions éducatives à l’école primaire pour les élèves perturbateurs – à moins que l’intention ne soit de créer des conseils de discipline comme au collège et au lycée – sont des mesures qui existent déjà. Chacune ne garantit pas, en soi, que l’autorité du professeur sera (r-)établie ou respectée. Comme nous l’avons déjà précisé, avoir de l’autorité ne se décrète pas et les enseignants le savent bien. Il faut encore rappeler avec Hannah Arendt que l’autorité est une influence qui s’exerce sans recourir à la force, et qu’une relation d’autorité éducative s’établit entre deux personnes de statuts différents, où l’influence de celui qui exerce l’autorité tient précisément au fait que celui sur lequel cette influence s’exerce consent à obéir.
En ce sens, la mesure consistant à inscrire une mention dans le dossier Parcoursup pour les élèves “qui perturbent le plus gravement les cours” relève davantage de l’autoritarisme – rapport de domination-soumission – que de l’autorité. Outre le fait qu’elle risque de sanctionner indistinctement tout élève présentant des troubles du comportement – pensons aux élèves autistes ou porteurs de troubles déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, les affublant d’un stigmate dès le plus jeune âge, sa conformité au principe constitutionnel d’égalité devant la loi et au Code de l’éducation sont très discutables. L’article L111-1 du Code de l’éducation précise ainsi que le service public de l’éducation “reconnaît que tous les enfants partagent la capacité d’apprendre et de progresser” et “veille à l’inclusion scolaire de tous les enfants, sans aucune distinction”. En outre, les textes qui régissent les procédures disciplinaires dans les collèges et les lycées proscrivent de sanctionner le travail d’un élève pour un motif exclusivement disciplinaire, ceci afin qu’en séparant nettement évaluation du travail scolaire et évaluation du comportement, l’enseignant ne décourage pas l’élève du goût d’apprendre et d’acquérir des savoirs.
D’une manière générale, toute mesure disciplinaire qui viserait à exclure durablement des élèves de l’école serait problématique, comme l’avait montré Benjamin Moignard à propos du nombre important de collégiens temporairement exclus en Seine-Saint-Denis. Elle contrevient à la fois au droit à l’éducation (Articles 111.1 à 113.1 du Code de l’éducation) et à l’obligation scolaire (Articles 133.1 à 131.13). Le droit disciplinaire doit donc être compatible avec le droit à l’éducation : tel est le défi auquel sont confrontés les professionnels de l’école qui se doivent de maintenir, quoiqu’il arrive, le lien éducatif pour pouvoir exercer leur autorité. Rappelons enfin quelques principes toujours très utiles à propos des sanctions éducatives tels qu’Eirick Prairat les a posés. On punit pour ne plus avoir à punir, ce qui suppose de réfléchir à d’autres pratiques de sanctions lorsqu’on sanctionne toujours les mêmes élèves. On sanctionne un élève considéré comme éducable – donc pouvant faire des erreurs – pour “lui donner à penser”, ce qui implique de proscrire toute sanction collective, spectaculaire ou dissuasive. On punit un acte dans une situation particulière, non l’intégrité d’une personne. Ainsi, on peut priver de l’exercice d’un droit. Il s’agit de frustrer, pas d’humilier. On punit pour réintégrer l’élève sanctionné dans le groupe. Lorsque c’est possible, la sanction s’accompagne d’une réparation par l’auteur vers la victime ou le groupe.
De quelles violences est-il question à l’école ?
Les faits tragiques de l’actualité révèlent en partie ce que montrent les études récentes. D’abord, les élèves aiment leur école. Nos enquêtes montrent que plus de 90 % des élèves en ont une estimation positive, celle-ci étant encore plus forte quand la situation sociale locale est difficile. L’école peut être un havre de paix. Pourtant, 22 % d’entre eux craignent parfois d’y venir en raison de ce qu’on leur fait subir dans l’établissement – école, collège – ou aux alentours. L’expérience scolaire est entachée de microviolences multiples, largement partagées sous la forme d’insultes ou de moqueries subies par les élèves.
En 45 jours, de la rentrée scolaire aux vacances d’automne, 75 % des élèves, filles et garçons, auront reçu des insultes ou des moqueries à caractère sexiste, homophobe ou sexuel dans l’enceinte scolaire, souvent sans que ces faits de violence ne soient identifiés ou pris en charge par les personnels, ces derniers contribuant parfois à ce contexte sexiste. Les victimations sexuelles – attouchements intimes forcés – commises dans l’établissement scolaire touchent 10 % des élèves, filles et garçons, mais les jeunes préfèrent régler leurs conflits entre pairs plutôt que d’en parler aux adultes. Le contraste entre l’appréciation générale très positive de l’école et la prévalence des microvictimations met au jour leur intériorisation dans l’expérience scolaire des élèves et des personnels, en particulier au niveau du collège.
La crainte de venir à l’école se manifeste aussi en raison de ce qui se dit sur les réseaux sociaux. Au collège, 94 % des élèves possèdent un téléphone portable avec accès à internet et ils sont déjà 48 % en CM1-CM2. L’interdiction des portables dans l’espace scolaire ne suffit pas à contrer ce phénomène de société dont la réalité se dérobe aux adultes, familles comme personnels scolaires. C’est un nouveau contexte sociétal avec lequel il faut désormais composer en évitant de construire une opposition stérile entre familles et école, toutes deux confrontées à cette nouvelle donne.
Repérer les violences entre jeunes, notamment quand elles traduisent l’emprise des normes sociales (sexisme) ou sociétales (communiquer par les réseaux sociaux) n’est pas aisé pour les adultes de l’école, ni pour ceux des familles. Par écrans interposés, les cyberviolences sont moins palpables tout en provoquant des conséquences massives, démultipliées par les effets de la viralité qui augmente le nombre de personnes averties de la situation, affichant les protagonistes. Filles ou garçons se trouvent alors pris au piège de la rumeur, de la honte, du lynchage public. Acculés à réagir pour “laver leur honneur”, la parade la plus immédiate et la plus visible est souvent celle de l’agression, par exemple par vidéo lynchage (happy slapping) visant à restaurer sa place dans la communauté des pairs par l’apport de la preuve. Ces mécanismes ont sans doute conduit la jeune Samara au guet-apens fatal.
La connaissance des violences et cyberviolences et de leurs mécanismes met en évidence les besoins de prise en charge éducative a minima autour des thématiques de l’égalité filles-garçons, de l’éducation aux médias, de l’éducation à la vie affective et sexuelle. Certes, ces thèmes sont déjà présents dans les programmes et le temps scolaire, mais ils ne sont pas toujours traités, loin s’en faut. Parfois même, c’est leur enseignement qui est remis en cause par certains groupes conservateurs.
Paradoxes et tensions éducatives sont-elles identifiées ?
Pour terminer, nous souhaitons insister sur deux points majeurs. Un, les faits de violences dramatiques qui ont impliqué ces jeunes ne peuvent se comprendre en dehors des sphères d’influence de l’internet et des réseaux sociaux, où la violence de nos sociétés et du contexte mondial est permanente. Les jeunes s’y trouvent plongés brutalement et sans accompagnement, à la merci du système socio-technique néolibéral où de puissants acteurs – économiques, politiques, culturels – tissent leur toile. Ces dispositifs transforment les jeunes en “produits”, captant leur attention sans aucune considération pour leur état psychique ou la qualité des relations sociales. De plus, par les moyens d’influence dont ils disposent et certaines des valeurs qu’ils portent, ces acteurs placent enseignants et parents dans des conditions très défavorables à l’exercice de leur influence éducative.
Deux, la journée d’un enfant ou d’un adolescent ne se limite pas à la fréquentation des sphères familiales et scolaires. Les contextes éducatifs locaux (associations culturelles, clubs…) participent aussi de son éducation et sont concernées par ce phénomène de société. On peut regretter le manque de ressources, la réduction des subventions, le soutien insuffisant à l’éducation populaire voire sa disparition, le recul de la mixité sociale dans certains territoires. Il est indispensable d’associer tous les partenaires d’un même espace (ville, quartier…) pour prendre soin des enfants et des jeunes. Les environnements dans lesquels ils évoluent sont déterminants. Il faut tout un village pour élever un enfant, dit le proverbe africain.
La concertation que la ministre de l’Éducation nationale ouvre aujourd’hui sera-t-elle de nature à surmonter ces paradoxes et tensions éducatives ?
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda