« Docs sur l’Éduc » est un podcast sur la pratique des métiers de l’éducation, en particulier dans les écoles et établissements de l’éducation prioritaire. Il est réalisé à Marseille par Alain Barlatier, documentariste et ancien enseignant. Chaque vendredi « Le café pédagogique » en publie un épisode – billet et entretien audio. Aujourd’hui, le podcasteur donne la parole à Victor Scavino, professeur au lycée Victor Hugo à Marseille. L’enseignant, parle de sa pratique professionnelle dans un lycée dit « accompagné », anciennement classé ZEP, des conséquences de ce type de décision, de son engagement auprès de ses élèves, de ses espoirs pour voir enfin une école de la réussite pour toutes et tous. « La connaissance des programmes est un dû pour chaque élève, c’est une obligation légale et morale. Néanmoins je reste convaincu qu’il vaut mieux prendre le temps de bien faire comprendre les choses plutôt que de survoler un référentiel pour se donner bonne conscience » explique l’enseignant.
Victor est professeur au lycée Victor Hugo à Marseille, depuis 2015. Il n’a fait « que de l’Éducation prioritaire », d’abord dans les Hauts de Seine – un des départements les plus riches de France – au collège Jean-Baptiste Clément. Quand il est revenu dans l’académie d’Aix-Marseille, il a demandé ce lycée marseillais en premier vœu pour pouvoir continuer à travailler de façon durable auprès d’élèves en difficultés d’apprentissage et sociale.
Une relation particulière aux élèves
« Les élèves rendent souvent l’investissement que nous leur donnons et c’est très gratifiant. Cet investissement déborde largement le cadre du cours, il se situe au-delà de nos missions. Il n’est pas rare de voir d’anciens élèves revenir nous dire bonjour, nous parler de leurs études. J’ai un plaisir particulier quand je vois parfois le rapport des élèves à ma discipline changer en cours d’année, ils se mettent à apprécier un contenu a priori ardu et éloigné de leur quotidien. »
Quel que soit le niveau d’enseignement, malgré une maturité plus forte au lycée, les missions restent les mêmes, il faut continuer à poser le cadre éducatif : À quoi sert l’école pour un adulte en devenir ?
« Quand j’étais en collège, il y avait des adolescents qui n’avaient plus de parents, pas de logement il fallait s’occuper des besoins vitaux, trouver à manger, fournir les affaires scolaires, de quoi s’habiller, se loger… C’était un rôle d’assistant social en plus de celui d’enseignant : aider ces jeunes à se projeter sur l’avenir… Finalement je n’ai pas tenu le coup, c’était des dizaines d’heures de travail difficile en plus. J’avais même des gamins qui sortaient de la maison d’arrêt, ce qui est très rare. Je ne parlais plus de sciences et cela me manquait. D’où le choix du lycée Victor Hugo. Bien que recrutant sur 13 établissements classés REP+, le niveau des quelques violences était inférieur à ce que j’avais vécu en région parisienne et me permettait de refaire de la physique-chimie. »
La difficulté d’accomplir de façon uniforme la totalité des programmes
L’enseignant se doit de balayer tous les éléments d’un programme, mais l’évaluation qu’il va porter ne pourra pas forcément être uniforme sur l’intégralité des contenus. Il lui faudra faire des choix, savoir quelles notions approfondir. À ce niveau-là, le travail collectif dans une équipe disciplinaire ou parmi les profs d’une même classe devient essentiel et la réflexion de tous peut alimenter la pratique de chacun : sur quels points insister ? sur quels éléments passer plus rapidement ?
« La connaissance des programmes est un dû pour chaque élève, c’est une obligation légale et morale. Néanmoins je reste convaincu qu’il vaut mieux prendre le temps de bien faire comprendre les choses plutôt que de survoler un référentiel pour se donner bonne conscience. »
Marseille est la ville du grand écart social mêlant extrême richesse et extrême pauvreté́.
Le taux de pauvreté de la ville est de 25,1 %. Elle se concentre dans les arrondissements du nord et du centre de la ville : dans les 1er, 2e, 3e, 14e et 15e, les taux de pauvreté sont supérieurs à 39 %. Ces cinq arrondissements figurent parmi les quinze communes (ou arrondissements municipaux pour Paris, Lyon et Marseille) les plus pauvres du pays. Le 3e arrondissement de Marseille est le plus touché : plus d’un habitant sur deux vit sous le seuil de pauvreté (51,3 %).
L’indice de positionnement social, l’IPS, est un indicateur fréquemment utilisé autant par les chercheurs, que par les syndicalistes et l’administration pour analyser la composition sociologique d’un établissement. Il est établi par la Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance du Ministère de l’Éducation nationale. Les valeurs de l’IPS représentent les conditions socio-économiques et culturelles moyennes des parents en couple ou séparés. Une fois déterminé pour chaque élève, il permet de calculer l’IPS moyen de l’établissement.
La disparité de revenus des ménages sur Marseille a évidemment des conséquences sur les IPS des établissements. Il varie entre d’une valeur voisine de 60 pour les collèges des quartiers nord à plus de 150 pour certains établissements privés de la bourgeoisie marseillaise.
Celui du lycée Victor Hugo oscille entre 67,5 et 69,7 sur les six dernières années disponibles alors que la moyenne nationale est à 103.
Les collèges de recrutement du lycée sont tous des collèges classés REP+ (Collèges Vieux-Port, Jean-Claude Izzo, Edgard Quinet, Joséphine Baker, Rosa Parks, Henri Wallon, Pythéas, Massenet, Marie Laurencin) dans les quartiers populaires des 2ème, 3ème et 14ème arrondissements de Marseille, hormis quelques rares exceptions. Mis à part Victor Hugo, il n’y a aucun lycée public général et technologique dans ces trois arrondissements. Autant dire que la mixité sociale et scolaire n’est pas au rendez-vous dans cet établissement situé aux abords du quartier de la Belle de Mai, un des plus pauvres d’Europe, en lisière des quartiers nord.
La seule ouverture d’établissement prévue à la rentrée de septembre 2024 est la Cité internationale Jacques Chirac dans le quartier Euroméditerranée (six classes dans le premier degré, six classes de 6ème, dix classes de seconde pour une montée en effectif qui devrait atteindre 2000 élèves). Ce sera un établissement public fonctionnant en grande partie selon les principes de l’école privée avec un recrutement sélectif des élèves sur dossier uniquement, en dehors de toute carte scolaire.
Les effectifs du lycée
Il scolarise environ 900 lycéens en enseignement général (350 élèves en première et terminale) et technologique (STMG et STL, soit 240 élèves en première et terminale). Les formations post-bac (BTS dans le domaine tertiaire) regroupent un peu plus de 200 étudiants.
Dans ce contexte, le taux de réussite au baccalauréat (l’année 2022 est utilisée comme année de comparaison) est inévitablement en dessous des moyennes nationales et académiques, malgré l’investissement majeur de l’ensemble des personnels du lycée.
Ce taux représente un écart moyen compris entre 10 et 15 points avec les résultats nationaux . En ce qui concerne les statistiques académiques, l’écart se situe entre 6 et 15 points. Cette différence provient du fait que les résultats de l’académie ont toujours été en deçà des résultats nationaux.
Pourquoi avoir exclu les lycées de l’Éducation prioritaire ?
Dans le domaine de l’éducation prioritaire, quand les lycées y étaient éligibles, les catégories et acronymes chers à l’Éducation Nationale faisaient florès, rajoutant de la complexité à la difficile lisibilité d’un dispositif pourtant indispensable : DERS (dispositifs expérimentaux de réussite scolaire), Sites d’excellence, Établissements des Quartiers Espoir banlieues (EQEB) , Lycées labellisés Ambition réussite, lycées ECLAIR (écoles, collèges, lycées pour l’ambition, l’innovation et la réussite), Anciens lycées ZEP, Anciens lycées REP.
La refonte de la carte de l’Éducation Prioritaire appliquée à la rentrée 2015 sous le ministère de Najat Vallaud-Belkacem avait sonné le glas de ce dispositif après la classe de 3ème. À la rentrée 2016, les établissements concernés avaient conduit un mouvement inédit avec plusieurs journées d’actions nationales soutenues par une intersyndicale de l’éducation. La ministre justifiait alors cette position en expliquant clairement que « la refondation de l’éducation prioritaire est axée sur la scolarité obligatoire, c’est-à-dire l’école et le collège ». Pas sur les lycées, qui ont fait l’objet d’une « clause de sauvegarde » jusqu’en 2016-2017.
Autrement dit, à la sortie du collège, un élève en situation de difficulté d’apprentissage en lien avec la situation sociale de sa famille n’avait plus droit à un dispositif bienveillant où il s’agissait de « donner plus à celles et ceux qui en ont le plus besoin ». Depuis, la clause de sauvegarde a fait long feu, et le dernier Ministre en date à évacuer cette épine du pied fut Jean-Michel Blanquer.
Aix-Marseille avec ses 22 établissements classés en ZEP (dont 13 situés à Marseille, 18 lycées professionnels et 4 lycées généraux et technologiques) faisait partie des académies sensibles sur ce plan-là (avec Versailles et dans une moindre mesure Créteil et Lille).
Tous les indicateurs montrent que dix ans après, cette décision n’avait aucun fondement pédagogique (voir les résultats obtenus aux examens) ni social (voir le classement selon l’IPS). Inévitablement on ne peut que penser à une volonté de réduction budgétaire, sur le dos des élèves et des personnels, les deux étant souvent liés, une volonté de limiter l’accès aux études supérieures. La dernière réforme de l’enseignement professionnel avec la valorisation de l’apprentissage et le choc des savoirs qui transforme le DNB en instrument de sélection sont là pour le prouver.
Penser que l’éducation prioritaire s’arrête à la fin du collège est une aberration.
Le dispositif de « lycées accompagnés » (70 heures supplémentaires dans la DGH de Victor Hugo par exemple pour une dotation globale de 1900 heures) mis en place dans plusieurs académies sous l’impulsion de plusieurs recteurs qui avaient bien senti les difficultés a permis de limiter l’ampleur du problème. Mais jamais à lui tout seul il ne pouvait résoudre cette contradiction.
À l’approche du triste anniversaire des dix ans de cette politique, il serait opportun qu’un véritable bilan national soit établi tant en termes d’origines sociales des élèves, du nombre de boursiers, du taux de redoublants avant la classe de seconde que des résultats obtenus aux examens finaux et des poursuites d’études après le baccalauréat .
Les solutions ne se limitent pas à la question de l’obtention de moyens supplémentaires. La relation trop tenue avec les parents doit être interrogée, le cadre éducatif mis en place dans un établissement doit être en phase avec celui rencontré dans les familles, dans leurs préoccupations quotidiennes, dans leur rôle de facilitateur (ou pas) pour la poursuite d’études, dans leurs aspirations à préparer un avenir meilleur. Poser la question en ces termes, c’est dépasser le cadre de la seule éducation nationale. C’est interroger globalement la finalité de l’intervention publique dans tous les domaines (logement, transport, culture, santé…). C’est débattre de quelle société nous voulons.
Pour écouter l’entretien intégral de Victor Scavino, c’est ICI.
Alain Barlatier
contact : barlalain@gmail.com