Le collectif Langevin-Wallon – constitué de professionnels ayant travaillé principalement en éducation prioritaire à tous les niveaux de l’institution scolaire – signe une nouvelle tribune dans le Café pédagogique. « La nouvelle ministre de l’Éducation semble prendre quelques distances avec l’uniforme et les groupes de niveau en tentant d’ajuster un discours face aux nombreuses oppositions et dans un contexte de baisse du budget. En revanche il est un sujet sur lequel elle semble bien en phase, comme beaucoup d’anciens recteurs, avec le pouvoir actuel, c’est la question de la territorialisation des questions éducatives », écrit-il. Et son analyse est sans concession. ‘ »La territorialisation telle qu’elle est conçue actuellement par nos gouvernants et souvent par ceux qui les conseillent n’est qu’un jeu de dupes, tant elle ne répond pas aux vraies questions faute d’analyse documentée. Au lieu de vouloir réduire les inégalités économiques et sociales des territoires, l’État se défausse de ses responsabilités sur les collectivités territoriales et refuse de mener une politique nationale de régulation, prétendant éviter un excès de réglementation et de bureaucratisation ».
Le système éducatif a un fonctionnement inégal malgré son caractère national, c’est un fait.
Assurément l’école et le collège qui ont, par principe républicain de service public, vocation à avoir le même fonctionnement sur tout le territoire connaissent un fonctionnement différent selon les circonstances locales :
Pour des raisons historiques, l’enseignement privé est réparti très différemment selon les départements, ceux de l’ouest étant particulièrement concernés. De même, les moyens accordés par les collectivités territoriales varient d’une commune à l’autre, d’un département à l’autre. Citons la Géographie de l’école 2021 de la DEPP sur ce point : « En 2019, les départements ont consacré 1 720 euros en moyenne par collégien. Cette moyenne recouvre des disparités importantes. Cinq départements ont dépensé plus de 2 400 euros par collégien […] À l’inverse, quinze départements ont dépensé moins de 1 400 euros par collégien. » À cet égard, un sommet a été atteint à Marseille pendant des années, avec un bâti des écoles très dégradé. On peut aussi observer cette inégalité territoriale de manière particulièrement prégnante à Mayotte et en Guyane, où les communes, pour des raisons démographiques et économiques, n’ont pas les moyens de créer les écoles nécessaires à une scolarisation à temps plein des élèves.
La réalité des dotations diffère aussi dans la mise en œuvre de la responsabilité de l’État, notamment en ce qui concerne la répartition des enseignants selon leurs statuts et surtout leur ancienneté, dont on connaît l’effet sur la réussite scolaire de leurs élèves. Par exemple, les académies du nord de la France et celles de Créteil et Versailles sont des académies de professeurs débutants pour le secondaire. Dans le premier degré, la même Géographie de l’école indique que « la part des moins de 35 ans est également plus forte chez les enseignants contractuels dans les deux secteurs. Les académies de Créteil et Versailles offrent chaque année de nombreux postes aux concours. Elles accueillent ainsi les plus fortes proportions de jeunes enseignants en France métropolitaine : 37 % d’enseignants de moins de 35 ans en Seine-Saint-Denis, 30 % dans le Val-d’Oise et le Val-de-Marne. À l’inverse, la pointe bretonne et certains départements ruraux présentent moins de 16 % d’enseignants de moins de 35 ans (12 % pour les Hautes-Alpes et l’Ardèche). » Et il en est de même pour la réalité de la répartition des non titulaires dans le second degré : « En effet, la Charente-Maritime et la Manche ne comptent que 6 % de non-titulaires contre 24 % pour le Val-de-Marne. Du fait de leurs difficultés de recrutement, la Guyane et Mayotte ont une forte part de non-titulaires (respectivement 30 % et 52 %). »
Ce panorama des inégalités territoriales n’est pas exhaustif. Il donne néanmoins un aperçu d’une situation qui pourrait être autre, si l’État entendait arrêter d’autres choix politiques. Or actuellement, rien de très significatif n’est fait pour réduire les effectifs de contractuels là où ils sont les plus nombreux, trop peu aussi pour affecter davantage d’enseignants expérimentés dans les territoires où il y en a le plus besoin, et rien non plus pour limiter la ségrégation sociale et scolaire qui s’installe à cause du secteur privé, notamment à Paris et en région parisienne.
Mais le système éducatif est surtout inégal parce que les conditions de vie sont différentes selon les territoires.
Comme l’illustre Mayotte – il est vrai le plus jeune département français issu de la colonisation –, les réponses simplistes, surtout sécuritaires, données par le gouvernement ne sont pas adaptées au contexte mahorais. Comme l’analyse Philippe Bernard éditorialiste au Monde, l’attractivité de Mayotte réside dans un niveau de vie plus élevé que celui des autres îles des Comores.
Plus généralement, l’hétérogénéité la plus marquante du point de vue territorial dépend moins du fonctionnement inégal du système éducatif lui-même que des conditions sociales d’existence liées à l’économie des activités productives :
– d’une part, du fait de l’éloignement plus ou moins prononcé des centres urbains où sont concentrées les activités productives et les services et où sont disponibles les principaux services publics, dont ceux de l’enseignement secondaire et supérieur ;
– d’autre part, du fait des concentrations de populations défavorisées socialement et culturellement dans des quartiers, souvent d’habitat social, où les services publics sont rarement présents à l’exception des infrastructures scolaires.
Pour répondre à ces situations, sont nécessaires des politiques économiques, urbanistiques et sociales d’aménagement du territoire qui intègrent l’activité et l’emploi ainsi que les transports, le logement et la localisation des services. Pour ce faire, il faudrait que l’État reprenne la main sur un aménagement maîtrisé du territoire, ce qui est incompatible avec une conception libérale qui croit d’abord en la vertu du marché.
Au lieu d’une telle analyse d’ensemble, nos gouvernants proposent par démagogie et/ou par paresse intellectuelle des solutions qui ont l’apparence de l’évidence pour ceux qu’elles concernent, mais qui ne résistent pas à l’analyse. Ainsi, tel un mantra, il est rappelé le nécessaire maintien ou l’indispensable création d’écoles dans le rural pour que le territoire soit attractif, pour que les activités reviennent. C’est ce que prétend le lancement de l’action concernant les territoires éducatifs ruraux : l’État lance ce sujet en 2021, il le relance en mars 2023, sans avoir le moins du monde progressé sur l’analyse des besoins. Le nouveau programme décrit d’ailleurs les précédents territoires éducatifs ruraux comme devant « garantir la dynamisation des territoires par l’école ». Mais de qui se moque-t-on ? C’est faire preuve d’un grand cynisme ou d’une ignorance crasse que de penser que les investisseurs, dont la principale visée est le profit, s’implanteront en raison des écoles, alors qu’ils recherchent d’abord des coûts de transports minimisés, des coûts de production aussi bas que possible, donc aussi des salaires contraints, des débouchés à proximité, etc.
En conséquence, faute d’une analyse globale sérieuse des difficultés des territoires ruraux, les gouvernants proposent des politiques nationales de compensation dites territoriales et en viennent même à travestir les politiques éducatives existantes en les utilisant pour d’autres fins, elles-mêmes dictées par leurs conceptions libérales. C’est le cas de la politique publique de l’internat, laquelle a manqué de continuité vis-à-vis de la ruralité qui en aurait eu vraiment besoin, puisque le ministère a voulu, avec les internats d’excellence, lui donner un autre objectif : faire sortir des villes les élèves méritants de banlieues. D’une politique conçue pour rendre service aux habitants des milieux ruraux éloignés des centres bourgs, les services de l’État ont fait une politique conçue pour la réussite de quelques-uns, véritables faire valoir des politiques libérales en éducation. Et la politique des « territoires éducatifs ruraux » qui se voulait le pendant des « cités éducatives » des banlieues s’est développée sans orientations politiques et sans investissements de l’État en laissant surtout les collectivités locales à la manœuvre sur la base des dispositifs existants, comme l’indique un rapport de l’inspection générale.
En revanche, pour se prévaloir d’agir sur cette question l’État a ouvert les moyens de la politique de l’éducation prioritaire à des établissements situés dans des espaces ruraux, alors qu’ils n’en avaient pas les caractéristiques sociales et scolaires. Cette politique, qui concerne les écoles et les collèges où sont concentrés les enfants des milieux populaires, n’a pas non plus été soutenue de manière continue. Non seulement le nouveau ministre n’a pas voulu réaliser une évaluation sérieuse en 2019, comme c’était prévu, mais il a proposé que le secteur privé puisse en bénéficier, comme si celui-ci ne bénéficiait pas déjà de suffisamment de crédits publics. Enfin, les politiques de compensation proposées jusqu’ici sont loin de répondre aux besoins : on voit comment les milliards de l’Agence nationale de rénovation urbaine consacrés au bâti ne changent pas les dynamiques locales de peuplement et ne permettent pas d’améliorer la mixité sociale des quartiers populaires.
Ces quelques exemples suffisent à montrer combien l’État reste toujours au milieu du gué : il fait de l’école un instrument au service de l’aménagement du territoire, ce qu’elle n’est pas. Il ferait mieux d’assurer aux élèves les mêmes conditions de scolarisation sur l’ensemble du territoire national afin de les faire progresser et de leur permettre de réussir dans leurs apprentissages et parcours scolaires.
Une conception de la territorialisation repose essentiellement sur la décentralisation.
Comme nos gouvernants ont en horreur la planification centralisée y voyant la marque de l’URSS, comme l’a dit le Premier ministre à la suite d’autres ministres à propos de prix planchers pour soutenir l’agriculture, ils sont porteurs de l’idée que ce sont les régions ou les départements qui doivent produire les réponses aux problèmes locaux. La notion de « territorialisation » est en réalité entendue par les pouvoirs publics comme « décentralisation » des responsabilités de l’État remises dans les mains des collectivités territoriales. Dans cet esprit, il faut souligner le bilan plutôt positif en matière de bâti scolaire des lycées et des collèges depuis les lois de décentralisation de 1982-1983, même si des inégalités sont encore perceptibles. En revanche, tout est à craindre de la nouvelle conception des relations avec les collectivités territoriales induite par la logique du contrat et de l’appel d’offres, laquelle vise à donner de nouvelles possibilités d’intervention aux collectivités pour aller dans le sens souhaité par l’État. Ainsi ces collectivités sont-elles dans une concurrence entre elles pour bénéficier des aides de l’État, ce qui de fait accroît les inégalités. Sur ce point, Renaud Epstein propose une analyse très intéressante. Surtout, cette nouvelle modalité d’intervention de l’État affecte d’une certaine manière le principe de libre administration des collectivités territoriales tout en leur laissant penser par ailleurs qu’elles pourraient prendre des libertés avec les règles nationales. Aussi cherchent-elles de plus en plus à intervenir sur les contenus et les projets des établissements scolaires, dans une prétendue adaptation au contexte local. De fait, ceci constitue un nouveau développement d’inégalités très préoccupant.
Tout montre donc que cette conception de la territorialisation est un leurre, d’autant que remettre des décisions relatives au service public dans des mains d’élus locaux souvent mus par des intérêts locaux constitue un risque pour l’intérêt général porté par le service public.
Comment penser autrement les besoins bien analysés des territoires ?
Une politique scolaire de l’État pour la ruralité se doit d’être pensée sur la base d’une analyse réelle des besoins éducatifs des territoires, telle que celle conduite par Pierre Champollion pour les zones de montagne. Cette approche documentée permettrait notamment de montrer qu’il n’y a pas dans les campagnes de zones de difficultés scolaires, comme celles rencontrées à Mayotte, en Guyane, en Seine Saint-Denis, dans les quartiers nord de Marseille, dans la banlieue lyonnaise, autant de territoires qui justifient une politique d’éducation prioritaire. Il faut le dire clairement pour arrêter le petit jeu démagogique consistant à opposer les urbains pauvres souvent d’origine étrangère aux ruraux isolés d’origine souvent française. Cette fausse opposition ne fait que nourrir une fascisation de la pensée et empêche de voir que bien des jeunes des campagnes ont les mêmes difficultés à quitter leurs terroirs que les jeunes de banlieues leurs quartiers et que la question des distances et des moyens de transports publics dans les campagnes est décisive comme celle des durées de transports dans les banlieues. Une telle analyse mettrait en exergue le fait que les freins à la mobilité ne sont pas qu’économiques, mais relèvent aussi de représentations sociales, sur lesquelles il faut travailler dès le plus jeune âge. Elle confirmerait que les écarts de réussite et de parcours scolaires entre les jeunes des campagnes et ceux des villes ne relèvent pas des mêmes causes : problèmes d’orientation vs rapport social aux savoirs scolaires.
En conséquence, une politique éducative pour la ruralité doit être pensée fortement et globalement comme l’a été la politique d’éducation prioritaire pendant 40 ans pour les écoles et collèges des quartiers populaires des villes. Mais il ne peut s’agir de la même politique quand les observations et l’analyse des faits révèlent des problèmes fondamentalement différents même si certains peuvent être communs à l’image des moyens qui doivent pouvoir être dégagés pour notamment favoriser le transport public.
Pour ce qui concerne les milieux urbains, c’est la mixité sociale qui doit être sérieusement travaillée d’abord sur le plan urbanistique et du logement pour éviter les situations de ghettos. Malheureusement le gouvernement n’en prend pas le chemin en affadissant la loi SRU alors qu’il aurait fallu la renforcer, par exemple en obligeant les maires de communes riches sans logements sociaux à préempter pour en réaliser. Et les milliards de l’ANRU, dont on a parlé, pourraient servir à construire des logements sociaux dans des environnements favorisés permettant ainsi une meilleure mixité sociale.
Quant à l’idée qu’il faudrait revoir la carte de l’éducation prioritaire sur la base des quartiers de la politique de la ville (QPV) pour permettre une convergence des cartes dont on attend prétendument un renforcement des aides, c’est une autre diversion. En effet, la réussite scolaire est liée à la situation socioculturelle des populations et non à leur situation financière, or les QPV ont été définis sur la base des revenus de ces habitants. Plutôt que de se défausser de ses responsabilités sur le ministère de la ville, le ministère de l’Éducation nationale, qui dispose des outils pour le faire, devrait s’atteler à la tâche et continuer l’évolution de la carte commencée en 2015.
Quelques éléments en conclusion
Il faut donc le dire nettement, la territorialisation telle qu’elle est conçue actuellement par nos gouvernants et souvent par ceux qui les conseillent n’est qu’un jeu de dupes, tant elle ne répond pas aux vraies questions faute d’analyse documentée. Au lieu de vouloir réduire les inégalités économiques et sociales des territoires, l’État se défausse de ses responsabilités sur les collectivités territoriales et refuse de mener une politique nationale de régulation, prétendant éviter un excès de réglementation et de bureaucratisation. Or chacun sait à qui profite l’absence de réglementation dans une société capitaliste de marché, chacun sait ce qui est fait de la liberté par ceux qui ne voient pas leur comportement régulé par l’État. Pour vraiment lutter contre les inégalités territoriales, il est nécessaire d’abord de les connaître, d’en bien comprendre les mécanismes, les origines socioéconomiques et en conséquence de mettre en place des mécanismes de régulation adaptés.
Notre collectif montrera prochainement dans un ouvrage à paraître comment des enseignements féconds pour tout le système scolaire pourraient être tirés de l’expérience de la politique de l’éducation prioritaire, politique qui s’est affinée et enrichie au cours du temps, et ce malgré ses discontinuités, pour la réussite scolaire des élèves des milieux populaires.
Le collectif Langevin Wallon
Quelques mots sur le collectif Langevin Wallon.
Les auteurs sont des professionnels ayant travaillé principalement en éducation prioritaire à tous les niveaux de l’institution scolaire. Leur volonté de publier au nom d’un collectif exprime leur conviction qu’il ne peut y avoir de réflexion sur l’éducation que collective. Enfin, ils souhaitent placer leur travail sous les auspices de Paul Langevin et d’Henri Wallon parce qu’ils pensent que la conception d’une École réellement égalitaire et démocratique, telle qu’ils la portèrent par leur plan en 1947, reste l’horizon indépassable de toute réforme.
Le collectif Langevin Wallon a déjà publié :