Les éditions Agone publient aujourd’hui « De l’éducation en temps de révolution », un recueil de textes de Nadejda Kroupskaïa. Peu connue du grand public, la femme de Lénine est pourtant une grande militante pédagogique. L’historienne Laurence De Cock, qui signe la préface, voit dans ce livre un rappel « que toute politique éducative charrie un modèle politique ; même quand elle s’en défend ». « Aujourd’hui, les gens qui nous gouvernent agissent pour un projet de société bien défini dans lequel ils incluent l’école. Un projet néolibéral qui repose sur l’assignation des enfants à une place en fonction de leur condition sociale », explique-t-elle dans cet entretien qu’elle nous a accordé. « Cela peut faire du bien aussi de défataliser un peu les choses et de remettre de la puissance créatrice dans la pédagogie. En outre, ce recueil donne à voir un projet assumé de politique éducative anticapitaliste ».
Vous préfacez le recueil de Nadejda Kroupskaia. Qui est-elle donc ?
Nadejda Kroupskaia était la femme de Lénine. Ils se sont connus lors d’activités militantes en Russie à la fin du XIXe siècle et ne se sont plus quittés. En France on la connaît très peu. Comme beaucoup de « femmes de », son œuvre a été invisibilisée par l’importance de son mari, une invisibilisation à laquelle elle a aussi – comme c’est souvent le cas – contribué puisque, dès la mort de son mari en janvier 1924, elle a consacré l’essentiel de son travail à perpétuer sa mémoire. Toutefois, Kroupskaïa est l’une des théoriciennes et artisanes de la révolution éducative en Russie dans la foulée de la révolution de 1917.
J’ai croisé sa route en travaillant sur Célestin Freinet qui a voyagé en Russie en 1925 et en est revenu avec des paillettes dans les yeux. Il raconte ce voyage dans la revue École émancipée et décrit le système éducatif russe, en pleine révolution. Il est très admiratif de tout ce qu’il voit et en tire des enseignements pour sa propre réflexion pédagogique. Dans l’un des textes, il évoque Nadejda Kroupskaïa , »glorieuse compagne de Lénine » comme la chef d’orchestre de tout ça. J’ai alors cherché des informations sur elle, en particulier son livre Éducation publique et démocratie ouvrière, souvent cité mais disponible nulle part en français. Je me suis aperçu que la plupart de ses textes pédagogiques n’avaient pas été traduits alors qu’ils sont regroupés en onze volumes en russe depuis 1955 ! Et puis, un jour, une amie découvre par hasard un recueil en français de textes de Kroupskaïa chez un bouquiniste. Il s’agit d’une traduction française, faite à Moscou en 1958 et référencée nulle part. Près d’un tiers des textes du recueil est composé de textes sur Lénine. Nous avons supprimé la plupart et l’avons complété par des textes pédagogiques glanés dans les revues École émancipée et l’Éducateur prolétarien (la revue de Freinet) et par deux extraits de textes traduits du russe, issus de brochures datant d’avant la révolution de 1917. Tous témoignent de l’importance de la pensée pédagogique de Kroupskaïa qu’il faut inclure comme l’une des pédagogues de référence dans la constellation des pédagogues liés à l’Éducation nouvelle. Avec les éditions Agone, nous poursuivons ainsi la ligne d’édition de textes pédagogiques et politiques qui aident à penser l’articulation entre l’éducation et la transformation sociale.
L’Éducation nouvelle en Russie, on la lui doit?
Il est clair que Kroupskaïa connaissait très bien toutes les questions travaillées par l’éducation nouvelle dès la fin du XIXème siècle. Elle en parle beaucoup dans les textes écrits avant la révolution. Pendant ses années d’exil avant la révolution, elle a voyagé dans plusieurs pays européens où elle a suivi des conférences et observé des expériences liées à l’éducation nouvelle. Kroupskaïa fait partie des pédagogues de la fin du XIXe et début XXe siècle qui s’intéressent à la psychologie de l’enfant. Dans ses textes, elle passe en revue et commente les travaux de Comenius, Rousseau, Froebel, Pestalozzi, Bellers, Owen etc. Elle s’empare en effet de toutes les thématiques que l’on retrouve dans l’éducation nouvelle : les pédagogies actives, le jeu, la coopération, la co-éducation – la mixité. Mais C’est John Dewey qui l’influence le plus. Elle trouve chez lui matière à réfléchir sur le « self government » dans les classes – autogestion – mais aussi sur des méthodes pédagogiques comme « les complexes » qui consistent à combiner des matières plus comprendre un phénomène plus général. Toutefois Kroupskaïa est une révolutionnaire. Elle voit aussi les limites des courants pédagogiques qui s’adressent à la bourgeoisie dans des écoles privées et ne privilégient pas toujours l’école publique et les enfants pauvres. Pour elle, la pédagogie doit contribuer à renverser le capitalisme. Elle puise donc aussi beaucoup dans la pensée révolutionnaire française – Lakanal, Condorcet, Le Peletier – et bien sûr dans celle de Marx où elle s’empare de l’idée d’une école « polytechnique » qui met à égale dignité les savoirs manuels et intellectuels. Il y a des textes très forts dans le recueil là-dessus. Kroupskaïa charge politiquement l’éducation nouvelle d’une dimension révolutionnaire. En effet, lorsque la révolution éclate, le système éducatif qu’elle contribue à instituer repose sur de nombreux aspects liés à l’éducation nouvelle. C’est aussi ce qui a séduit Freinet.
Son rôle au sein du gouvernement était la politisation, l’alphabétisation, l’éducation des masses et le périscolaire. Est-ce que tout est lié?
Il faut imaginer une situation inédite en 1917 : tout est à refonder. Kroupskaïa n’est pas la seule à s’y coller bien sûr, le chantier est énorme mais lorsque la révolution éclate, tout l’arsenal théorique est prêt. Il ne reste plus qu’à (si j’ose dire) passer à la pratique. Comme l’écrit Samuel Johsua, « ils ont osé ». C’est exactement ça ; un rêve un peu fou, partir de zéro et tout inventer. Je détaille dans ma préface tout ce qui a été mis en place en quelques années pour élever intellectuellement la population, alphabétiser les masses, sortir les enfants pauvres et mendiants de la misère. La société entière est devenue une école. Le projet éducatif n’est pas la résultante de la révolution, il en est la condition. Du moins est-ce comme cela que le concevaient ceux qui en avaient la charge. Donc oui tout est lié, il fallait apprendre partout et tout le temps. On sent bien cette ambiance dans le roman Docteur Jivago : des bibliothèques qui accueillent des ouvriers, l’effervescence du savoir. Surtout, je détaille en préface les fondements de ce que Kroupskaïa et Lénine appellent « l’école unique du travail ». La formation polytechnique est pensée comme une façon de déjouer les pièges du capitalisme : il faut former intellectuellement et techniquement les ouvriers pour leur permettre de s’émanciper du patronat et ne pas tomber dans le piège de la tâche unique aliénante qui est, aux yeux de Lénine et Kroupskaïa, le travers de la formation professionnelle quand elle n’est pas accompagnée d’enseignements plus généraux. Donc il faut bien imaginer un système où tout se répond et, surtout, où l’école n’est pas un isolat.
Vous la décrivez comme militante féministe et actrice de la révolution de l’École. Comment ces deux aspects de son militantisme se nourrissent?
En 1901, Kroupskaïa écrit sa première brochure – dont nous publions un extrait – intitulée « la femme travailleuse ». Elle y décrit les conditions misérables des femmes paysannes et ouvrières pauvres et les difficultés qu’elles ont à élever leurs enfants. C’est de ce constat que naît chez Kroupskaïa l’évidence d’une éducation publique, c’est à dire de la responsabilité éducative de la puissance publique pour compenser les difficultés des mères. Ce n’est pas inintéressant que sa pensée pédagogique trouve son origine dans l’analyse de l’oppression sociale et de genre. Pour autant, elle ne fait pas du féminisme son fer de lance comme a pu le faire Alexandra Kollontaï par exemple. C’est quasiment toujours en l’articulant aux enjeux éducatifs qu’elle le mobilise et notamment dans sa défense de l’éducation des filles qui est pour elle la condition préalable de toute émancipation. Elle encourage donc les filles à prendre la tête des komsomols (organisation de la jeunesse communiste) et rappelle la phrase de Lénine : « chaque cuisinière doit savoir diriger l’État ».
Finalement ses écrits semblent d’une grande actualité, non ?
Bien sûr il s’agit d’un document historique et même d’un recueil de sources primaires pour l’histoire de la pédagogie. Il ne faut pas y voir une apologie du modèle bolchévique. Néanmoins je pense que les lecteurs et lectrices pourront y puiser aussi des éléments pour penser le présent. D’abord il y a un souffle de vie dans ces textes révolutionnaires. Certains sont certes un peu arides, austères même, et nous les avons volontairement laissés, car ils témoignent aussi de certaines crispations et dérives du modèle ; mais d’autres textes nous rappellent comment l’éducation peut être au cœur de la pensée politique, a fortiori révolutionnaire. Cela peut faire du bien aussi de défataliser un peu les choses et de remettre de la puissance créatrice dans la pédagogie. En outre, ce recueil donne à voir un projet assumé de politique éducative anticapitaliste. Il rappelle que toute politique éducative charrie un modèle politique ; même quand elle s’en défend. Aujourd’hui, les gens qui nous gouvernent agissent pour un projet de société bien défini dans lequel ils incluent l’école. Un projet néolibéral qui repose sur l’assignation des enfants à une place en fonction de leur condition sociale. On voudrait nous faire croire que ce n’est pas politique ? le recueil de texte de Kroupskaïa tend un miroir inversé à ce modèle. Je crois qu’on en a bien besoin.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda