Dans son dernier livre, « Comprendre et combattre l’échec scolaire », Yves Reuter rappelle la persistance de l’échec scolaire et son caractère marqué socialement. Au-delà du constat, le chercheur, spécialiste des pédagogies dites alternatives, démontre l’effet positif de ces dernières sur la performance scolaire. Et pour combattre l’échec scolaire, il propose quelques pistes en insistant sur « l’articulation entre la sécurisation – l’insécurité est une des caractéristiques principales du vécu des élèves issus de milieux défavorisés – et la stimulation ». Yves Reuter répond aux questions du Café pédagogique.
Dans votre récent ouvrage, vous évoquez un fonctionnement pédagogico-didactique courant dans les classes. De quoi s’agit-il ?
Il s’agit des fonctionnements pédagogico-didactiques classiques, encore dominants en France : l’enseignement magistral – ou sa variante dialoguée – est identique pour tous les élèves et alterne exposition du maitre, exercices formels et évaluations à orientation négative, avec une progression cumulative des contenus – censée aller du simple au complexe. Dans ce cadre, la compétition prime sur la coopération, les connaissances et pratiques des élèves sont peu prises en compte et ceux-ci ne disposent pas vraiment d’espaces de réflexion sur le fonctionnement de la vie scolaire et de dispositifs qui leur permettraient d’avoir prise sur celle-ci.
Cela participe de ce que Guy Vincent a appelé la forme scolaire. En synthétisant à l’extrême ses travaux sur ce concept, on peut avancer quelques caractéristiques de cette forme scolaire qui structure la relation pédagogique en rendant formelle – intentionnelle, consciente, explicite, réglée… – la transmission entre un maitre et des élèves.
Elle se distingue de formes d’enseignement et d’apprentissage, dominantes en d’autres lieux sociaux, qui privilégient le montrer, le voir-faire et le faire – plutôt que le langage – ainsi que la participation aux activités courantes du groupe familial ou professionnel. Elle s’appuie sur une relation privilégiée au langage et à la culture écrite, favorisant la codification, l’accumulation et la transmission de savoirs, dans un espace – temps, qui excède les situations d’interaction directe entre quelques personnes comme c’est le cas dans des cultures traditionnelles.
Cette relation pédagogique s’appuie sur un espace et une temporalité spécifique et se fonde sur une sélection des contenus, considérés comme socialement importants et éthiquement acceptables. Ils sont organisés selon les modalités structurelles des fonctionnements scolaires : disciplinarisation, formatage en vue de l’enseignement – exposition, exercices… – et de l’évaluation, progressivité… Décontextualisés de leur terrain d’origine – domaines scientifiques, pratiques sociales …, ils sont transformés pour être adaptés au sein de l’école. On peut ainsi penser à la lecture avec les situations de lecture d’extraits, contraintes et accompagnées de questions du maitre
Cet ensemble de contenus et de pratiques est, de surcroit, soumis à des règles de fonctionnement et de comportement « impersonnelles » dans la mesure où elles sont censées s’appliquer indifféremment à tous et reposer sur la raison plutôt que sur des relations personnelles. Elles nécessitent attention, régularité des efforts et respect des règles. Certains ont parlé à ce propos de l’imposition d’un rapport au pouvoir spécifique et d’une forme d’assujettissement, dans la mesure où il s’agit d’inculquer des devoirs, plus ou moins dissimulés derrière la présentation des savoirs.
En quoi ce fonctionnement participe-t-il à l’échec scolaire ?
Ce mode de fonctionnement participe à l’échec scolaire dans la mesure où il fonctionne sur l’imposition qui n’est pas le meilleur moteur pour des apprentissages, la mise en concurrence des élèves et le stress qui l’accompagne, l’indifférenciation des rythmes et des modalités d’apprentissage, l’absence de prise en compte des cultures des élèves, des évaluations à orientation négative et opaques pour beaucoup, un vécu scolaire difficile caractérisé, notamment pour les élèves de milieux défavorisés, par une absence de fonctionnalité et de sens des contenus, par des sentiments d’injustice et d’humiliation ainsi que par un rapport inquiet à la compréhension.
Vous évoquez aussi la situation des élèves en situation de grande pauvreté. Pourquoi nécessitent-ils un regard particulier ?
Je fais référence aux élèves en situation de pauvreté, voire de grande pauvreté, parce que les élèves issus de ces catégories de la population sont particulièrement touchés par les difficultés scolaires et par des orientations dans les filières scolaires les moins légitimes. Il n’est pas inutile de rappeler que, par exemple, plus de 70% des élèves de SEGPA sont issus de milieux défavorisés, qu’on a deux fois plus de risques d’aller en SEGPA quand on vient d’une famille immigrée, quatre fois plus de risques pour ceux qui vivent en foyer ou en famille d’accueil. Il convient encore de rappeler que, selon une note de l’INSEE, en 2021, près d’un enfant sur quatre était en situation de pauvreté monétaire ou de privation matérielle et qu’un certain nombre d’entre eux rencontrent encore des difficultés d’inscription ou de maintien dans les écoles. Il existe ainsi en France, en 2024, des élèves sans domicile fixe.
Je fais aussi référence à ces situations de pauvreté parce qu’il s’agit d’un angle mort de l’institution scolaire et que nombre de recherches, non seulement en didactiques ou en pédagogies, mais aussi en psychologie ou en sociologie, ne donnent pas véritablement à entendre et à comprendre le vécu de ces enfants. C’est pourquoi je me suis appuyé sur des recherches qui permettent d’entendre le vécu des exclus et ainsi de mieux comprendre les obstacles qu’ils avaient rencontrés. Dans cette perspective, la recherche CIPES menée dans le cadre d’ATD-Quart-Monde a été fondamentale pour moi.
J’ajouterais que les difficultés que rencontrent ces élèves sont susceptibles de produire un effet de loupe sur les dysfonctionnements de l’école et que les pistes proposées pour les surmonter pourraient s’avérer bénéfiques pour tous les élèves.
Il me semble aussi que cette question renvoie à des manières de penser sa posture de chercheur et les recherches menées : poser certaines questions plutôt que d’autres, utiliser telle ou telle méthode, donner à entendre et à lire ces recherches en certains lieux et sous certaines formes qui ne soient pas purement académiques.
Mais alors, quelles pistes pour combattre l’échec scolaire ?
Je propose quelques principes à partir desquels construire des démarches susceptibles de produire des effets intéressants pour lutter contre l’échec, ce qui est attesté dans un certain nombre d’établissements. J’insiste plus particulièrement sur l’articulation entre la sécurisation – l’insécurité est une des caractéristiques principales du vécu des élèves issus de milieux défavorisés – et la stimulation. J’explicite ces principes et les dispositifs possibles autour de quelques axes : le changement de posture des enseignants qui, s’appuyant sur le principe d’éducabilité, facilitent et garantissent les apprentissages, la réduction de l’opacité des fonctionnements scolaires qui est un des grands obstacles rencontrés par les non-héritiers, la construction de la fonctionnalité et des sens possibles des contenus, l’ouverture aux élèves d’espaces de décision et d’expression, la coopération entre tous les acteurs de la communauté scolaire, la volonté d’apprendre des parents et pas seulement d’apprendre aux parents, la mise en place de parcours d’apprentissage différenciés et la conception des apprentissages comme acculturation à un univers spécifique plutôt que comme intégration de contenus et de techniques qui seraient neutres.
En quoi une meilleure articulation entre pédagogies et didactiques y participerait ?
L’objet central de ce livre est de lutter contre l’échec scolaire au sein même des classes. Or, si on se centre sur les relations entre enseignement et apprentissages, les dimensions des démarches et des contenus sont imbriquées. Les enseignants ont donc besoin des entrées pédagogiques, centrées principalement sur les situations et les démarches et des entrées didactiques, centrées principalement sur les contenus et les disciplines. Ces deux éclairages sont complémentaires et il est plus que temps d’en finir avec les anathèmes réciproques. Cela d’autant plus que les didacticiens travaillent aussi sur les démarches – les contenus sont toujours inscrits dans des dispositifs, et que nombre de pédagogues ont travaillé sur les contenus – les démarches servent toujours la mise en œuvre de contenus. Le concept de « configuration disciplinaire » que j’ai proposé matérialise cette articulation, variable selon les époques, les pays, les filières, les moments du cursus…entre contenus et démarches. Il s’agit donc, au travers de cette articulation, d’explorer des pistes de travail susceptibles de ne pas reconduire le poids des histoires sociales sur les performances scolaires.
Propos recueillis par Lilia Ben Hamouda