Dans ce courrier qu’elle adresse au président de la République, au premier ministre et à la ministre de l’Éducation Nationale, Isabelle Martbiez, professeure des écoles, lance un cri de désespoir. Un cri de colère dans lequel se retrouveront bon nombre de professeur·es. « J’ai besoin de vous dire que nous, nous croyons en l’Éducation Nationale, nous œuvrons au quotidien en équipe et nous avons des idées pour faire grandir notre société et nos élèves, ne vous passez pas de notre expertise », écrit-elle. Une lettre ouverte qu’Isabelle a décidé de publier dans le Café pédagogique. Peut-être sera-t-elle lue par les conseillers des destinataires de ce courrier…
Enseignante depuis plus de 23 ans, passionnée par ma fonction, ma mission, engagée au quotidien pour la réussite et l’épanouissement de nos futurs concitoyens, j’ai besoin de vous dire…
Besoin de vous dire l’école pleine de défis exaltants d’aujourd’hui, vous dire les élèves prometteurs d’aujourd’hui, vous dire les richesses à côté desquelles vous passez faute de connaître les enseignants d’aujourd’hui, vous dire aussi nos souffrances, nos blessures, nos humiliations, nos frustrations non pas dues à nos élèves, aux familles comme vous voulez le faire croire mais dues au mépris de nos dirigeants d’aujourd’hui et au manque de moyens.
Les combats d’hier, la volonté de progrès social, économique, scientifique, démocratique ont imposé une ambition à l’école d’aujourd’hui : l’ampleur des tâches d’instruction, d’éducation, d’élévation des femmes et hommes de demain est considérable. Nous nous devons d’être à la hauteur ensemble et de ne renoncer à aucun idéal pour aller vers l’école de demain.
C’est pour nous, en tant que nation que nous le devons aujourd’hui.
Besoin de vous dire que je ne vous parlerai pas en tant que mère de trois enfants, comme vous madame la ministre , car mes valeurs de mère sont identiques à celles de ma fonction, identiques à mes valeurs de femme, de citoyenne. Je souhaite à mes enfants les mêmes bonheurs, les mêmes obstacles, les mêmes opportunités, les mêmes libertés qu’à mes élèves, pas plus, pas moins. Or, aujourd’hui j’ai besoin de vous dire que ce n’est pas le cas et que vous le savez.
Besoin de vous dire que je ne veux pas signer de pacte avec mon employeur, je ne veux pas subir de choc de savoir ou d’autre chose d’ailleurs, je ne veux pas de l’action, de l’action, de l’action à tout prix, je ne veux pas de cours d’empathie. Je veux une société empathique ! Une société respectueuse et bienveillante.
Pourquoi devrions-nous former nos élèves à l’empathie alors que vous construisez une société où il faut dépasser les autres, être en compétition, gagner, diriger. L’empathie est-elle un critère d’entrée dans les grandes écoles, dans les recrutements de grandes entreprises ? Alors pourquoi ? Est-ce une volonté d’apprendre aux plus faibles à se faire dominer et humilier avec sourire et résilience ? Nous luttons contre le harcèlement, les insultes sur les réseaux sociaux …c’est à nous de le faire à l’école ! Mais nos dirigeants montrent-ils cela ? L’exemplarité dans les propos, la délicatesse, le souci des autres, l’accueil des autres en difficulté, la tolérance, le langage modéré ? La publicité, les médias, le monde du travail montrent-ils cela ?
Nous pouvons être votre caution morale jusqu’à un certain point mais personne n’est dupe, vous créez une monde violent et clivant et vous souhaitez que nous compensions cela par des leçons de morale. Pourquoi ne pas former nos élèves aux punchlines, aux mensonges devant caméras, au mépris de la justice, des règles, à la façon de se placer à côté des bonnes personnes, à l’hypocrisie ? Cela ne leur serait-il pas plus utile au fond ?
Besoin de vous dire que j’ai besoin d’entendre vos véritables intentions, à l’école on enseigne avec des objectifs précis, quels sont les vôtres ? Créer deux écoles : une privée qui formera l’élite et les dirigeants de demain avec tous les moyens nécessaires et une école publique formant la main d’œuvre qualifiée, docile et ignorante ? Si c’est votre projet de société dites-le, assumez-le !
Les fameuses évaluations et classements internationaux que vous aimez tant montrent que nous sommes les champions de la reproduction sociale, vous réussissez donc !
Mais vous allumez des feux au passage, la haine monte, vous ne voulez pas entendre, entendre les souffrances, les blessures, les rêves arrachés, les idéaux piétinés, vous ne voulez pas entendre qu’à force de chercher le coupable, le responsable de tous les maux, de montrer du doigt les uns pour éviter aux autres de penser…oui à force de crier fort, de vouloir couvrir et étouffer les braises, la cité va exploser, les campagnes vont mourir et le responsable sera celui qui a attisé les brasiers de la misère. Espérons alors que vous ne laisserez pas vos bons petits soldats de fonctionnaires (écoles, services publics..) en première ligne prendre les coups qu’ils n’auront eu de cesse de retarder.
Besoin de vous dire que vous voulez faire de notre profession humaine et sociale, un métier technique mais vous n’arriverez pas à nous priver de cette liberté et de cette relation privilégiée avec nos élèves. Certes la recherche et les évaluations doivent nous aider à trouver la pédagogie efficace et les supports didactiques pertinents, nous aimerions y participer, avoir le temps d’y réfléchir, d’innover, de comprendre ; nous en avons le droit en tant qu’acteur.
Mais vous ne pourrez instruire, éduquer, passionner un élève comme vous assemblez des pièces détachées sur une chaîne de montage automobile. Le professeur qui vous a éveillé, donné envie d’apprendre, surpris, bousculé, remis en question était un professeur pas comme les autres non ? Son humanité, sa psychologie, sa personnalité vous ont marqués pour toujours et il n’enchaînait pas les exercices du manuel comme un robot.
Aujourd’hui comme hier et comme demain, le professeur efficace est l’individu intelligent empli de passion, d’enthousiasme, de projets pour ses élèves et j’ose…d’amour ! Que vous le vouliez ou non.
Besoin de vous dire que vous ne nous achetez pas avec vos primes, nous ne marchons pas au résultat et à la rentabilité. Nous voulons vivre correctement de notre métier qui nous demande bien plus d’heures que ce que vous estimez, nous ne les comptons pas ces heures car notre récompense est en classe : une réussite, un éclair dans le regard, un gros sourire, un « ah oui, j’ai compris », un merci des familles, un collègue solidaire… Les moments qui nous valorisent sont là en face de nos élèves et l’échec scolaire est notre menace au quotidien car il nous touche au plus profond de nous. Donnez-nous les moyens de réussir vraiment et gardez votre primes qui n’ont rien d’une revalorisation mais qui sont un os à ronger pour étouffer notre colère.
Besoin de vous dire qu’aujourd’hui notre métier est difficile, il n’est pas le seul, les professions usantes, humiliantes, aliénantes, il y en d’autres et bien moins rémunérées que la nôtre… Nous ne sommes pas pauvres, nous avons des vacances, nous avons notre envie, notre équipe, nos loisirs…mais pourquoi finit-on parfois sa journée en pleurant même après des années d’expérience ? Pourquoi n’a-t-on pas de médecine du travail ? Pourquoi ne dort-on pas la nuit car les difficultés d’un élève vous obsèdent ? Pourquoi se forme-t-on sur son temps personnel ? Pourquoi culpabilise-t-on chaque fin d’année de ne pas avoir fini votre programme? Pourquoi notre supérieur ne nous adresse-t-il la parole que tous les 4 ou5 ans pour nous évaluer ?Pourquoi reçoit-on ses instructions des médias ? Pourquoi les priorités changent-elles tous les mois ? Pourquoi nos ministres ne nous écoutent-ils jamais et nous accusent-ils de tous les maux au lieu d’être à nos côtés dans l’intérêt collectif ?
Aujourd’hui vous ignorez dans les deux sens du terme nos difficultés, vous nous reprochez les difficultés de la société, nous sommes enseignants mais nous ne sommes pas infirmiers, médecins, psychologues, médiateurs, chefs de projet, assistants sociaux, éducateurs, AESH, techniciens informatiques, secrétaires, policiers. Et j’en passe…
Besoin de vous dire que votre école inclusive est violente pour les enfants en situation de handicap, abandonnés sans soin dans un milieu parfois agressif et non adapté, violente pour les autres élèves conscients du non-respect de la qualité de soin et de vie de leurs camarades et perturbés dans leurs propres apprentissages, violente pour les enseignants qui ne sont ni formés ni compétents pour assurer un rôle de soignant, violente et mensongère pour les familles qui mettent leurs espoirs en nous et que nous décevons. Une école inclusive est possible mais encore faudrait-il la penser sérieusement : donnez-vous les moyens de réussir réellement sinon améliorez le système de soin et de prise en charge en milieu spécialisé, eux aussi délaissés et sacrifiés alors que compétents. Aujourd’hui nous souffrons tous de vos manquements.
Besoin de vous dire que la solidarité avec les professeurs, ce n’est pas simplement s’émouvoir et s’indigner d’un assassinat, c’est être à nos côtés, comprendre nos souffrances, nous protéger, nous connaître nous écouter, nous consulter avant de rendre les conclusions de la consultation. Ce n’est pas brandir l’autorité, l’ordre quand on a peur de faire face à ses failles, ni instrumentaliser le beau principe émancipateur de la laïcité afin de mieux stigmatiser l’Autre.
C’est aussi comprendre l’importance de la formation des futurs professionnels, prendre le temps de leur donner des savoirs, des techniques et les guider peu à peu dans la réflexion qu’exige notre mission. Les rendre praticiens réflexifs et non exécutants car ce métier, que vous méconnaissez, est trop impliquant pour s’y engager sans armes intellectuelles et émotionnelles. Il ne suffit pas de conduire pour savoir construire une voiture, il ne suffit pas d’être allé à l’école pour savoir enseigner.
Besoin de vous dire que la lutte contre le terrorisme, l’extrémisme, le fanatisme n’est pas notre travail, désolée mais cela dépasse nos compétences ! En revanche former des esprits critiques, des êtres conscients, des jeunes acteurs de leurs apprentissages et de leur vie, des enfants qui ont des rêves, des ambitions, qui savent comment les atteindre et s’émancipent, oui nous devons et pouvons le faire. Aujourd’hui, le voulez-vous vraiment ?
Besoin de vous dire que moi j’y crois !
Je crois en chacun de mes élèves, je crois que chacun d’eux a des richesses à partager avec la société, je crois aux valeurs de la France et je les fais vivre dans ma classe comme mes collègues. Mais la bulle où liberté, égalité, fraternité existent se nomme l’école et ensuite ? Et dehors ? Et le soir ? Et à la télé ? Et dans vos décisions ?
Je veux croire que le sentiment d’appartenance à la société, les ouvertures culturelles, les outils pour réussir, les rêves d’enfant, le bonheur d’apprendre, de partager, de vivre ensemble, tout ce qui nous est précieux et que nous protégeons à l’école vaincra. Sinon je ne crois plus en l’humanité.
Besoin de vous dire de laisser les enfants de France s’enrichir les uns des autres, laissez-les se connaître, laissez-les vivre des vies d’enfants insouciants, rêveurs et joueurs.
Besoin de vous dire de nous laisser nous, enseignants, œuvrer calmement ensemble en misant sur notre conscience professionnelle, notre passion, notre intelligence, notre envie d’offrir la base la plus solide à tous les élèves.
Besoin de vous dire que l’école va mal parce que la société va mal et non l’inverse.
La société a besoin de se retrouver autour de valeurs, de partage, de projet et de vision d’avenir où chacun a sa place ; l’école fera sa part mais seule, elle ne fait pas le poids, elle se décourage et désespère…
J’ai besoin de vous dire que nous, nous croyons en l’Éducation Nationale, nous œuvrons au quotidien en équipe et nous avons des idées pour faire grandir notre société et nos élèves, ne vous passez pas de notre expertise.
Isabelle MARTINEZ
Professeur des écoles