Laurence De Cock propose aux lecteurs et lectrices du Café pédagogique un petit jeu. Amusant ? pas vraiment. L’historienne démontre que les résultats des sondages impactent directement l’opinion publique. Elle prend comme exemple celui de la Tribune du dimanche sur les connaissances historiques des jeunes de 16-24 ans.
Au début du mois de janvier, un sondage a été commandé à Opinion Way pour le média La Tribune dimanche sur « les jeunes et leurs valeurs ». Une rubrique est consacrée aux « connaissances des faits historiques » de la génération 16-24 ans. Les résultats obtenus ont fait la Une des médias pendant 24h.
Les voici en images.
Je vous propose un petit jeu ( Il n’y a rien à gagner sinon la possibilité d’une profonde affliction) : que pensez-vous que les médias en aient dit ? Il faut choisir entre les deux hypothèses. Une seule est juste.
Hypothèse 1 : dépêche AFP 7 janvier 2024 : « Bravo les jeunes, bravo l’école «
Enfin une bonne nouvelle pour commencer l’année ! Un récent sondage d’Opinion way ferme le clapet aux déclinistes toujours prompts à fustiger la jeunesse et son inculture. Sur près d’un millier de jeunes sondés, on constate qu’ils ne sont plus qu’une toute petite minorité à ignorer ou nier la Shoah et l’existence des chambres à gaz et que la campagne révisionniste nauséabonde des Zemmouriens sur le régime de Vichy n’a eu aucune prise sur la jeunesse. Sur des questions sensibles comme la colonisation, les jeunes n’ont plus aucun doute sur les crimes commis par la France en Algérie et estiment même à 66% que des réparations sont nécessaires.
Bien-sûr il reste des points de vigilance : 10 ou 15% d’élèves doutent ou nient la réalité du génocide des juifs et les réponses au quizz sur les dates d’évènements historiques ne sont pas toutes concluantes même si aucun résultat n’est vraiment honteux.
Il y a encore un peu de chemin mais on a envie de dire : « bravo les jeunes, bravo l’école ! »
Hypothèse 2 : La Tribune, dimanche, 7 janvier 2024 : « Les alarmantes lacunes des jeunes »
« Le futur appartient à celui qui a la plus longue mémoire », dit la phrase de Nietzsche. Or, l’élément le plus inquiétant de l’étude est le faible niveau de connaissance historique de cette génération, née entre 1999 et 2007. À peine plus d’un sondé sur deux est capable de dire, par exemple, que la Révolution française a débuté en 1789 : 46 % de l’échantillon d’OpinionWay donne une mauvaise date ou ne se prononce pas (lire ci-contre). Ce résultat atteint les 60 % pour la chute du mur de Berlin, 77 % pour l’abolition de la peine de mort en France, à l’aube de la présidence de François Mitterrand. Sur le sujet de la Seconde Guerre mondiale, si une grande majorité (85 %) de jeunes déclare savoir ce qu’ont été les chambres à gaz qui ont servi à exterminer les Juifs d’Europe, ils sont moins d’un sur deux à en dire de même pour la Solution finale orchestrée par le IIIe Reich ».
Réponse :
Il va de soi que la bonne réponse est l’hypothèse 2. Un discours alarmiste repris en boucle partout, commenté par des éditorialistes pressés d’en découdre avec les jeunes et les enseignants, provoquant les indignations de CNews à BFM TV. L’année 2024 a bien commencé, on a encore une fois frôlé la chute de la civilisation à cause de l’école.
Les réactions sur les réseaux sociaux
Il est compréhensible que les très nombreux enseignants d’histoire-géographie présents sur les réseaux sociaux se soient sentis une nouvelle fois insultés par cette énième mise en cause de leurs compétences. À juste titre, certains ont balayé d’un revers de la main la méthodologie de ce sondage en ligne qui convoque des réponses et connaissances immédiates, sans contextualisation, sans réflexion préalable. Imaginez en effet un coup de fil ou un mail où l’on vous somme de restituer la formule de Pythagore alors que vous êtes en train de remplir votre demande d’APL sur le site de la CAF … D’autres se sont également défendus, arguant de contre-exemples, rappelant le contenu des programmes, brandissant les difficultés actuelles pour enseigner, s’inquiétant une nouvelle fois de la stigmatisation de leurs élèves et se moquant du marronnier que constituent ces récurrentes inquiétudes sur le niveau de culture historique des élèves.
Qu’en dire d’autre ?
On peut commencer par rappeler qu’il existe de nombreux travaux sur l’apprentissage de l’histoire à l’école. Parmi eux, une enquête portant sur 6000 récits d’élèves interrogés à l’écrit sur la question suivante : « Raconte, comme tu le veux, l’histoire de ton pays ». Publiée sous le titre « les récits du commun« , il s’agit d’une enquête collective, internationale, sérieuse, pilotée par l’université de Lyon 2 et s’étendant sur plusieurs années. À parution, le livre avait été remarqué par la ministre Najat Vallaud-Belkacem et avait donné lieu à une rencontre lors des entretiens Jean Zay, reprenant l’essentiel des conclusions de l’enquête. Plutôt que de procéder à une évaluation de type quizz comme l’a fait Opinion way, et qui ne dit strictement rien de la conscience historique des jeunes, nous y avions privilégié les questions suivantes : quelles sont les connaissances historiques que les élèves mettent spontanément en avant dans le cadre d’un récit historique national ? Quelle image de la France véhiculent ces récits ? Qu’est-ce que ces récits nous disent de l’apprentissage scolaire de l’histoire ?
Il se trouve que la connaissance de la Révolution française, si décriée par les commentateurs médiatiques, est l’une des plus solides même si elle est réduite à la date de 1789, phénomène déjà observé dans d’autres enquêtes. Pour le reste, l’étude laissait apparaître d’autres constats autrement plus intéressants que les lamentations qui jaillissent à chaque micro-trottoir sur les connaissances historiques. Malgré les avancées historiographiques des programmes scolaires, la matrice de l’essentiel des récits reste celle du récit national, campé sur les grands personnages et sur les évènements patrimoniaux de l’histoire de France. On y trouve en revanche quasiment aucune mention de l’histoire coloniale ou de l’histoire de l’immigration. De ce point de vue-là, si le sondage opinion way devait apporter une information, ce serait celle d’une certaine avancée.
Comment les élèves apprennent l’histoire
La didactique de l’histoire, qui n’intéresse guère les médias, travaille le sujet depuis des lustres. On peut reprendre les grandes lignes de ce qui fait aujourd’hui consensus sur le sujet. La première certitude est qu’un questionnement sur des dates ou sur le mode vrai/faux ne dit rien de la compréhension historique d’un évènement. Cela convoque une mémoire immédiate, éventuellement érudite, mais sans aucun gage de raisonnement. À titre d’exemple, si vous clamez fort la date « 1515 » dans une salle, tout le monde vous répondra « Marignan », mais une infime minorité de gens pourra vous expliquer de quoi il s’agit.
Pour qu’un élève entre dans le raisonnement historique, il faut que la connaissance se connecte à un « savoir social », c’est à dire déjà là sous une forme ou une autre : soit qu’il a circulé dans la famille, soit au cinéma, dans les jeux vidéos, dans les parcs d’attraction, les réseaux sociaux etc. La connaissance historique que lui apporte l’école transforme ce savoir social en savoir scolaire. Elle confère au savoir une rationalité et une utilité sociale. C’est ainsi qu’un enfant ou adolescent prend conscience de l’importance des outils de l’histoire pour comprendre le présent. Il n’est pas rare que, dans ce processus, l’élève aille puiser des analogies dans ce qu’il connaît déjà (par exemple Louis XIV lui fera penser à Hitler) car il a besoin de ce cheminement – très éloigné de l’épistémologie disciplinaire – pour comprendre comment fonctionne le pouvoir personnel et va chercher dans l’exemple qu’il connait le mieux. De même, les enfants fonctionnent souvent en cherchant le gentil, le méchant, le bourreau, la victime etc. Ils ponctuent leur rapport à l’histoire de jugements subjectifs souvent moraux : « Malheureusement la France a perdu« . C’est ce qu’ont montré les travaux de Nicole Lautier, Didier Cariou, Charles Heimberg et bien d’autres chercheurs et chercheuses quasiment jamais sollicités par les médias, comme d’ailleurs sur beaucoup d’autres sujets inhérents à l’école. Le travail de l’enseignant d’histoire consiste souvent en un accompagnement et une transformation de ces savoirs sociaux pour élaborer une conscience historique. Mais l’enquête « les récits du commun » montre que l’histoire scolaire est aujourd’hui concurrencée par une multiplicité d’autres canaux de diffusion du savoir historique, lesquels sont amplement dominés par les tropes conservateurs du roman national : de Stéphane Bern au Puy du Fou en passant par les livres pour enfants sur les grands personnages de l’histoire. Telle devrait être aujourd’hui la seule vraie source d’inquiétude, qui nous changerait des ritournelles éplorées : « Ils sont nuls, ils n’aiment pas la France, etc« .
Ce qui nous attend
Le « choc des savoirs » annoncé n’est pas de bonne augure pour l’enseignement de l’histoire déjà en petite forme. Dans son discours de reprise en main de l’école, Emmanuel Macron a glissé son souci de remettre de la chronologie et de l’histoire de France dans les programmes comme si les deux avaient disparu. Le sous-texte est évident : il ne faut plus privilégier l’apprentissage de compétences historiennes mais en revenir à un enseignement passéiste basé sur le par cœur, une main tendue à la droite et extrême-droite qui le réclament depuis longtemps.
Surtout, l’insistance sur l' »instruction civique » (formule que l’on n’utilise plus depuis 1945) témoigne de la marginalisation de l’histoire scolaire, matière qui lui est accolée, et plus encore de sa fonction critique. Comme sur d’autres sujets, l’école est ici mise au service d’un projet rance de mise au pas dont les programmes en cours de réécriture s’apprêtent à devenir l’un des principaux instruments. Un danger autrement plus grave et imminent qu’on sondage d’opinion way.
Laurence De Cock