Claire Lommé, professeure de mathématiques en collège jusqu’en juillet dernier, est aujourd’hui coordinatrice ULIS. Elle partage son expérience avec les lecteurs et lectrices du Café pédagogique. Aujourd’hui, elle évoque la multiplication. « Je sais introduire la multiplication au CE1. Mais là, il faut que j’amène des ados à comprendre, à s’entraîner, à automatiser au final, en ne négligeant pas le sens » explique-t-elle. Malgré les difficultés, L’enseignante aime son métier, un métier dont l’essence est la pédagogie qui est « un artisanat ». « Là où certains s’adaptent aux nœuds du bois et à la granularité de la pierre, nous nous adaptons aux personnes, aux cerveaux et aux comportements », écrit-elle.
Voilà déjà une semaine passée depuis la rentrée de janvier. Ma troisième période en tant que coordonnatrice ULIS sera courte : je ne suis au collège que trois semaines avant de repartir en formation. Or j’ai des objectifs à poursuivre de façon très rigoureuse, voire à atteindre : pour le CAPPEI en particulier, mes écrits doivent avancer dans leur rédaction, mes projets dans leur réalisation. Pour cela, il me faut des productions d’élèves, avoir mené des séances précises, clos des séquences. Jusqu’ici, tout a été fluide. Et grâce aux élèves du dispositif, qui sont vraiment partie prenante de jolie façon dans les activités proposées, il semble que j’atteindrai ces objectifs. Car il ne suffit pas d’avoir animé ; il faut que cela ait été profitable pour les élèves, qu’ils aient compris, retenu, et que j’aie évalué, collecté des traces. Le tout en un temps record, malgré tous les aléas quotidiens en ULIS : les absences, les sorties, les flocons de neige, etc. Pfiou.
Cependant, le CAPPEI n’est pas ce qui doit piloter ma programmation et la progression des élèves. Ce sont leurs besoins avant tout qui fixent mon cap. Il y a les besoins « scolaires », et il y a les besoins liés à leur projet de vie. Sept élèves, de quatrième et de troisième, ont déjà fait des stages. Un obstacle les a souvent gênés : ils n’accèdent pas à la multiplication, ou de façon trop laborieuse. Alors puisqu’ils m’en ont fait part lors de la précédente période, j’ai ajouté à mon programme l’entrée dans la multiplication, que je réservais à la période 4 : en période 2, nous avions travaillé les fractions, avec le suivi sans faille de Laura, AED en prépro, et en période 3 j’avais prévu de passer des fractions aux décimaux. Changement de programme, donc, profitons des besoins qui s’expriment pour surfer sur cette opération complexe qu’est la multiplication.
Lorsque je me suis attelée à la tâche, j’ai eu exactement le même sentiment que pour enseigner la lecture ou la grammaire : je compulse des supports qui m’intéressent, que je trouve pertinents pour tel ou telle élève, mais pas moyen de les utiliser directement : les exemples choisis et les illustrations sont adaptées à des élèves d’école. Or j’ai en face de moi des jeunes gens qui sont dans l’adolescence, dont les centres d’intérêts, l’allure, les appétences sont résolument adolescentes. Il faut donc tout refaire. Je m’appuie sur des outils existants, mais je reformule, j’illustre différemment, je modifie les exemples, les contextes, je change le rythme des apprentissages. Mais c’est compliqué d’avoir raté une marche, dans notre société : les apprentissages sont associés à des âges de façon très autoritaire. C’est moins le cas en lecture et en apprentissage de la langue grâce aux outils de FLS (français langue seconde). En mathématiques, je n’ai encore pas trouvé d’outil adapté.
Ça a donc été une belle prise de chou, cette histoire de séquence d’introduction à la multiplication : je sais introduire la multiplication au CE1. Mais là, il faut que j’amène des ados à comprendre, à s’entraîner, à automatiser au final, en ne négligeant pas le sens. Voilà exactement le type de problématique qui m’a amenée en ULIS : je devais inventer à partir de ce que je sais être efficace, mais différemment, en tenant compte du développement des élèves du dispositif, et de leurs très grands écarts de savoirs et de compétences. Pour vous donner une idée, la moitié des élèves du dispositif ULIS que je coordonne savent additionner et soustraire des relatifs, même de même signe. Mais la multiplication, ils et elles n’y ont pas accès. C’est complexe, j’adore.
Cette semaine, j’ai mené la séance de découverte de la multiplication, pas du tout comme je l’avais prévue : les élèves que j’avais en face de moi n’étaient pas disponibles pour une tâche de découverte avec manipulation, manifestement. Il y avait de la tension dans l’air, suite à la récréation, et il me fallait les mettre au travail tout en leur faisant regagner de la sérénité. J’en avais passé, du temps, à tricoter ma progression, à penser les articulations entre séances… Et boum, badaboum, j’ai dû changer de cap. J’avais prévu de commencer par leur présenter des rectangles quadrillés de ma fabrication que j’avais imprimés, découpés, plastifiés et magnétisés pendant les vacances, et de leur demander combien ces rectangles comportent de cases, pour faire émerger le sens de la multiplication en même temps que la commutativité, que je considère comme fondatrice du sens. J’espérais arriver à une institutionnalisation que nous construirions ensemble. Hé bien hop, j’ai remisé tout cela d’un coup d’un seul, et je les ai faits travailler sur la fiche qui devait suivre. Nous sommes arrivés aux mêmes conclusions, mais par un autre chemin ; nous sommes tout de même partis des représentations des élèves et nous avons fini par manipuler, mais différemment.
La séance menée m’a paru atteindre ses objectifs : en proposant des questions sur ardoise, le lendemain, tout semblait aller plutôt bien, que ce soit le lien entre addition et multiplication ou la commutativité. Les élèves ont conclu que « c’est trop facile », et qu’ils sont « trop forts », mais ils ont quand même cogité avec intensité et silencieusement sur mes propositions, ce qui est un signe que je suis dans la zone proximale de leur développement multiplicatif…
Cette semaine, je re-dégoupille ma séance 1, que j’ai adaptée, forcément : en inversant, il m’a fallu restructurer pour ne pas proposer un contenu redondant ou qui donne l’impression de régresser. Mais cette séance contenait des étapes, des questionnements que je ne peux pas éluder, dont j’ai besoin pour la suite. En plus j’avais des absents, la semaine dernière, que je dois récupérer dans le mouvement. Ce qui est absolument certain, c’est qu’en trois semaines je n’aurai abordé qu’une ou deux tables, et encore, vu les interventions extérieures prévues. Ce n’est pas grave : la pédagogie est un artisanat. Là où certains s’adaptent aux nœuds du bois et à la granularité de la pierre, nous nous adaptons aux personnes, aux cerveaux et aux comportements.
Claire Lommé