Peut-on aider l’Ecole à sortir de la culture et du culte de l’écrit ? La poésie peut-elle nous y aider pour peu qu’on l’envisage comme parole, à inventer et proférer, plutôt que comme textes, à étudier ou mémoriser ? C’est le sens d’un dispositif mené par Anaïs Exertier et Meriame Kaddouri en 6ème dans le Var. Au menu : travail de la lecture à voix haute, écoute et production de slams, immersion poétique par une balade sonore dans le collège, performance pédagogique et publique par les élèves eux-mêmes. Bilan : « Travailler la poésie orale a été un moyen de faire vivre la poésie, genre privilégié pour favoriser l’expressivité des élèves, mais aussi de leur permettre à tous d’être en réussite et de mettre de côté la majorité des difficultés liées à la compréhension ou au passage à l’écrit. » Le travail vient considérer l’élève comme sujet à part entière, sujet auditeur, sujet auteur, sujet sensible, sujet performeur : sujet poète ?
Vous prenez le parti de travailler sur la poésie contemporaine, souvent peu explorée dans les classes : pourquoi ce choix ?
Pour dire vrai, dans le contexte de cette séquence, il ne s’agit pas réellement d’un choix. Dans le cadre d’un dispositif de recherche-action-formation sur l’enseignement de la poésie orale contemporaine, un corpus nous a été proposé (contenant une vingtaine de textes poétiques contemporains). Nous avons dû choisir les textes au sein de ce corpus. Toutefois, cela n’a pas été dérangeant car nous insérons déjà, dans nos séquences de littérature, des textes poétiques contemporains (Grand Corps Malade ou Gaël Faye par exemple).
Vous prenez aussi le parti original de travailler sur la poésie orale : pour quelles raisons ?
Deux raisons nous ont poussées à travailler sur la poésie orale : la complexité des textes du corpus ainsi que notre volonté de faire vivre la poésie.
Dans le cadre du dispositif, nous avons dû choisir un niveau avec lequel nous travaillerions sans avoir connaissance du corpus : nous avons décidé de travailler avec 2 classes de 6ème. Lorsque nous avons découvert le corpus, la complexité des textes nous a obligées à nous détourner de nos pratiques habituelles car les textes auraient été, pour une majorité, inaccessibles pour des élèves de 6ème (Aimé Césaire par exemple). La poésie étant déjà un genre souvent difficile d’accès pour les élèves, nous avons pensé que la travailler principalement à travers une séquence à dominante orale serait plus accessible pour eux.
C’est de ce choix qu’a découlé notre deuxième objectif : faire vivre la poésie. Les élèves, surtout en 6ème, envisagent la poésie souvent uniquement sous l’angle de la récitation, ils n’ont pas forcément conscience de tout ce qui peut être travaillé autour du genre poétique. Nous avons donc décidé de mener une séquence quasi intégralement orale : peu de supports écrits et peu voire pas de traces écrites dans le cahier. L’objectif était que chaque séance donne lieu à la préparation d’une performance orale ou à une production orale, sans passer par la complexité du langage écrit.
Travailler la poésie orale a finalement été un moyen de faire vivre la poésie, genre privilégié pour favoriser l’expressivité des élèves, mais aussi de permettre à tous les élèves d’être en réussite et de mettre de côté la majorité des difficultés liées à la compréhension ou au passage à l’écrit.
Une première séance amène à travailler la lecture à voix haute : de quelle façon et avec quels profits ?
La séance est constituée de 4 temps distincts.
D’abord, la lecture à voix haute d’un texte par les élèves volontaires uniquement. Le texte choisi était un extrait de « Pourquoi on part ? » de Marc Alexandre Oho Bambe, texte plutôt réticent. Les élèves ont découvert le texte au moment de lire et les autres élèves n’avaient pas le texte sous les yeux. Chaque lecture a fait l’objet d’un enregistrement. Dans chaque classe, 5 élèves ayant des niveaux de lecture différents ont lu le même texte. Après chaque lecture, nous ne faisions aucun retour sur les lectures que nous venions d’entendre.
Puis retours sur les lectures. Le premier retour attendu était celui des élèves lecteurs. Ils ont évoqué deux difficultés majeures : d’abord, le fait de lire à voix haute un texte sans avoir pu en prendre connaissance avant et sans en connaître tous les mots de vocabulaire mais aussi le fait de ne pas pleinement réussir à mettre le ton sans comprendre le sens du texte. Le second retour, celui des élèves auditeurs, allait dans le même sens : ils ont évoqué le manque de fluidité, la monotonie des lectures en lien avec le fait que les lecteurs ne connaissaient pas le texte. Ils ont également avoué n’avoir pas compris grand chose au texte sans l’avoir eu sous les yeux et ont ainsi été moins attentifs, certains reconnaissent même avoir décroché et ne pas avoir réussi à écouter. Les élèves ont dressé le bilan suivant : il est difficile voire impossible de lire un texte convenablement, en respectant sa forme et son sens, sans le connaître au préalable et sans en comprendre un minimum le sens. Le texte est alors distribué à tous les élèves et après relecture ensemble, le texte est rapidement expliqué à partir des remarques des élèves : l’idée n’est pas d’en faire une lecture analytique, mais d’en comprendre le sens global.
Ensuite un deuxième temps de lecture. On propose aux élèves volontaires de lire à nouveau le texte à voix haute, maintenant que le sens du texte est plus clair. Les lectures sont à nouveau enregistrées. Dans les deux classes, des élèves se sont portés volontaires pour les 2 étapes de lecture à voix haute et ont été enregistrés.
Enfin un bilan de la séance. À partir des enregistrements, on étudie l’évolution entre les premières lectures et les secondes (lectures plus fluides et plus expressives). Les auditeurs constatent qu’ils ont davantage apprécié les secondes lectures et qu’ils n’ont pas décroché de la lecture. À travers cette séance, les élèves ont compris l’intérêt de pouvoir lire un texte et le comprendre avant d’en faire une lecture à voix haute. Ils ont également pris conscience des premiers critères permettant d’atteindre une performance orale.
Vous organisez aussi une « balade sonore » : quel est le dispositif et quels sont ses intérêts ?
Le principe de la balade sonore est justement né de notre volonté de faire vivre la poésie et de proposer une activité innovante. Le dispositif fonctionne de la manière suivante : les élèves, (dans notre cas, dans le jardin du collège), ont eu accès aux textes en se promenant et en actionnant, avec leurs téléphones, des QR codes permettant d’écouter les différents textes choisis par les professeurs dans le corpus de départ (10 textes choisis sur une vingtaine de textes proposés lors de la formation). À travers ce dispositif, les élèves étaient uniquement en posture d’écoute. Nous avons souhaité, par cela, ne pas réduire l’appropriation des poèmes à leur compréhension. En effet, nous cherchions plutôt à ce que les élèves s’approprient les textes en lien avec leurs goûts personnels, avec les sujets qui les intéressent : c’est pour cette raison que les sujets et styles étaient très variés. Cette expérience a permis aux élèves de s’exprimer et de vivre une expérience poétique. Les textes étant plus difficiles d’accès, l’idée était de permettre aux élèves de rentrer dans les textes autrement que par le biais de la compréhension comme nous le faisons le plus souvent en classe.
Ce dispositif innovant a permis aux élèves de s’exprimer en tant que sujets sensibles et pas seulement en tant qu’élèves : ils ont créé, avec certains textes, un lien personnel et unique, au-delà de ce que l’on attend d’eux lors d’activités plus formelles (compréhension et interprétation). À la fin de l’activité, après être retournés en classe et avoir discuté brièvement de chaque texte, les élèves ont eux-mêmes choisi les textes qui constitueraient la séquence parmi les textes entendus : c’était à nouveau l’occasion de les laisser s’exprimer et de défendre leur opinion. De vrais débats ont eu lieu en classe, menant à des négociations au sein du groupe classe : les élèves ont défendu leur point de vue, expliqué les raisons pour lesquelles ils souhaitaient étudier un texte ou l’autre ou au contraire, pourquoi ils souhaitaient mettre un texte de côté en s’appuyant sur les thèmes évoqués, la forme et la musicalité.
Qu’ont pensé les élèves de cette activité ?
Les retours des élèves ont été unanimes : ils ont trouvé l’activité agréable mais surtout, ils ont apprécié d’être libres, d’écouter les textes dans l’ordre de leur choix. Certains ont d’ailleurs reconnu avoir découvert des textes qu’ils n’auraient pas écoutés par eux-mêmes et ont noté les références de certains textes. La balade sonore a donc été l’occasion de laisser s’exprimer des sujets sensibles et de rendre les élèves véritablement acteurs puisque c’est eux qui ont décidé du contenu de la séquence.
Vous amenez les élèves à travailler eux-mêmes à une « performance orale » : quelles sont les activités menées en ce sens ?
Avant de pratiquer et de performer, les élèves ont besoin de comprendre et d’adopter les mécanismes de l’oral. C’est pourquoi chaque activité comporte un temps de réflexion afin d’appréhender les différents codes de l’oral (verbal, non verbal…). Trois activités vont particulièrement dans cette direction.
Une première activité porte sur les codes de l’oral. À travers la performance orale filmée de Kerry Gladys Ntirempeba, on cherche à définir les éléments clés d’une performance orale et les mécanismes utilisés par la slameuse pour faire passer le message qu’elle déclame. À partir de cette écoute et des débats menés, on construit avec les élèves une grille de critères de réussite, critères qui permettent de performer à l’oral. Les critères portent sur les ressources de la voix : les variations du volume et du rythme, les insistances sur certains mots, la diction. Les critères portent aussi sur les ressources du corps : les expressions du visage, le regard, la posture générale, les gestes, les déplacements.
Une deuxième activité consiste à transformer le texte en partition. À partir des critères établis, on propose aux élèves de créer un codage commun, qui pourra être utilisé lors de leurs futures performances orales. Un codage est alors établi pour marquer pause courte, pause longue, ton qui monte, ton qui descend, accélération, ralentissement, geste, insistance sur un mot. Pour vérifier que le codage est bien compris, on demande aux élèves de visionner à nouveau la performance orale de Kerry Gladys Ntirempeba et d’en faire le texte partition. À partir de ce moment, les élèves sont invités à traiter tous les textes rencontrés pendant la séquence sous l’angle de la partition.
Une fois que les critères pour réussir une performance orale et le texte partition sont compris et maîtrisés, les élèves préparent en groupe (entre 3 et 5 élèves) leur première performance orale. Plusieurs textes sont proposés : à partir du texte choisi, les élèves, après avoir compris le texte, construisent un texte partition et se préparent ensuite à passer à l’oral. Ils sont invités, si certains sont musiciens, à utiliser un instrument pour accompagner cette future performance (3 élèves ont utilisé un instrument – piano, guitare et trompette). Cette activité amène les élèves, de manière entièrement guidée, à pratiquer leur première vraie performance orale.
Toutes ces activités ont pour but d’amener les élèves à performer à l’oral et d’anticiper la venue du poète et slameur Marc Alexandre Oho Bambe, avec qui les élèves monteront sur scène.
Au final, ce sont les élèves eux-mêmes qui créent une balade sonore : en quoi ont consisté leurs écritures ?
L’objectif final était double : performer à l’oral sur des textes écrits par les élèves eux-mêmes et surtout, performer devant un vrai public (tous les élèves de 6ème, soit environ 240 élèves). C’est l’objet de la création de la balade sonore et de la venue de l’auteur. Les textes ont d’ailleurs été écrits avec l’auteur.
Plusieurs sujets ont été proposés. Le sujet « Bouquet de mots » invitait les élèves à choisir 10 mots qui leur tenaient à cœur. De manière aléatoire, les élèves sont ensuite venus devant la classe. À plusieurs, ils ont déclamé leurs mots ensemble afin de composer un bouquet de mots. L’unique consigne était de rajouter « Je dirais » devant chaque mot avant de déclamer son texte. Avec Le sujet « Je suis », les élèves ont été amenés, de manière poétique, à se définir eux-mêmes dans un court texte. « La force des mots » invite les élèves à expliquer ce que selon eux les mots permettent de faire et d’exprimer. « A quoi sert la poésie ? » leur propose d’expliquer les buts de la poésie selon eux..
Comment les productions ont-elles été valorisées et reçues ?
Les textes écrits par les élèves ont été mis en valeur et appréciés à plusieurs reprises. Lors de la venue de l’auteur, les élèves volontaires sont montés sur scène aux côtés de l’auteur pour déclamer leurs textes (environ 30 élèves sur 50) ainsi que deux textes collectifs (un par classe). En classe, les balades sonores ont été partagées avec l’autre classe ayant participé au projet. La balade sonore a également été présentée aux parents lors de l’apéritif littéraire organisé par le collège.
De manière générale, qu’est-ce qu’un tel travail vous semble avoir libéré chez les élèves ?
De manière générale, ce travail nous a permis de désacraliser la prise de parole et la performance orale, très souvent anxiogènes pour les élèves. La découverte de nouvelles pratiques et la forme atypique de la séquence ont permis de toucher un maximum d’élèves : la séquence étant quasi uniquement basée sur l’oral, elle a été accessible pour tous, notamment pour les élèves en difficulté à l’écrit, qui ont été libérés de cette charge durant ces quelques séances.
Il nous semble également avoir remodelé la vision que les élèves avaient du genre poétique : beaucoup d’élèves ont reconnu, en fin de séquence, qu’ils n’auraient jamais écouté ce type de textes d’eux-mêmes et ont apprécié les découvrir et les manipuler. D’autres ont également réalisé qu’ils écoutent, finalement, de la poésie au quotidien (rap, slam).
Finalement, l’écriture de textes poétiques est, pour eux, devenue un jeu, individuel ou collectif et la notion de contrainte a été mise de côté. C’est ce qui a permis aux élèves de devenir poètes le temps d’une séquence, et peut-être plus…
Propos recueillis par Jean-Michel Le Baut
Description de séquence avec exemples de productions d’élèves
Un slam de Kerry Gladys Ntirempeba
Un slam de Marc Alexandre Oho Bambe
Compte rendu de recherche action formation avec Magali Brunel