À l’occasion de sa dernière chronique de l’année 2023, Bruno Devauchelle, chercheur spécialiste de la question du numérique éducatif revient sur la place de ce dernier au sein de l’école et de notre société. « La généralisation rapide des smartphones et des réseaux sociaux numériques concerne d’abord toute la population et transforme progressivement les manières du vivre ensemble mais aussi du faire. Le monde scolaire peut-il ou doit-il rester en dehors de ces questionnements ? Non, s’il se considère comme intégré à la société elle-même (éducatif), oui ,s’il se considère comme « à distance » (sanctuaire) ? » écrit-il.
La stratégie pour le numérique éducatif annoncée en janvier 2023 laissait penser qu’une dynamique pourrait s’enclencher de manière durable, et engager un projet dynamique et durable (on en attend encore l’évaluation). Mais cela a été bousculé par plusieurs « mouvements », plusieurs évolutions, qu’il faut désormais prendre en compte. Le changement de ministre, avant l’été, a d’abord remis à jour le fond d’une politique éducative globale qui n’en finit pas de déclarer qu’elle lutte contre les inégalités alors qu’en réalité le système et les choix faits depuis plusieurs décennies n’ont fait que les renforcer (cf. PISA). Les fameux fondamentaux sont encore de retour (même les mathématiques au lycée…) mais en ignorant complètement l’enseignement professionnel et technique, relégués au rang de roue de secours (comme l’enseignement agricole) d’un système éducatif à bout se souffle, à commencer par le collège (dont les premières mesures proposées vont encore renforcer les inégalités…). Pour le dire autrement le numérique n’est plus d’actualité. Ajoutons ici que le questionnement sur l’avenir de la planète lié au climat et aux matières premières, entre autres, a ajouté de la suspicion sur le développement massif du numérique dans la société.
L’école un lieu sûr hors du numérique socialisé ?
Quant au numérique lui-même, malgré cette fameuse stratégie, pas un mot du ministre actuel (à notre connaissance) hormis MIA, surprenant projet qui s’appuie sur l’IA pour enseigner les maths et le français au lycée (précisons ici qu’il s’agit d’enseignement adaptatif proposé par une EdTech récente). Affaire de communication, mais pas affaire de vision. Car le camp des réticents a connu un fort regain au cours de cette année : en effet la sortie des périodes de crise sanitaire qui ont mis le numérique au premier plan des solutions possibles (ah !!!! l’hybridation…) a sonné le réveil des modérés et surtout des opposants aux écrans. Trop de numérique tue le numérique ! On peut aussi inclure dans ce mouvement les questionnements actuels sur la parentalité et en particulier la manière dont les écrans sont utilisés en famille. En effet, il semble bien qu’il y ait une proximité entre cette problématique et celle du numérique scolaire. Dès lors l’école, qui est basée sur une mise à distance du réel quotidien, devrait, pour certains laisser de côté le numérique : d’une part, il y aurait saturation, d’autre part, il n’y aurait aucune preuve d’efficience en matière d’apprentissage, auxquels il faut ajouter le retour d’une conception de l’enseignement qui serait d’autant plus efficace socialement qu’elle met de côté le social vécu au quotidien. Cela crée ainsi dans l’école, un espace exemplaire de comportement et de visée : montrer un autre monde au sein de l’espace scolaire, cet autre monde étant considéré comme fondamental.
Il faut aller voir derrière les apparences : le cas de l’IA
À cet effet de saturation s’ajoute l’arrivée massive de la médiatisation de l’Intelligence Artificielle (IA) qui ajoute à la confusion et génère de l’inquiétude dans le monde éducatif. Rappelons ici qu’il y a d’abord un effet de mode et un effet « commercial » dans l’emploi de l’acronyme IA. Il faut utiliser cette expression dès lors qu’on veut obtenir des aides (cf la recherche par exemple), attirer l’intérêt des médias, susciter la curiosité voire de l’engouement de la part des passionnés et surtout tenter d’obtenir des financements. Après un premier temps de « sidération » devant l’arrivée de la conversation en langage naturelle, l’emballement social autour de cette « nouveauté » a embarqué les fantasmes de toutes sortes. Depuis, le soufflet n’est pas encore retombé, mais la méfiance pour cette évolution renforce la méfiance face au numérique en particulier en éducation. En réalité, il faut aller voir derrière les apparences. Si les agents conversationnels ont été mis en avant, on en a oublié les autres formes de ce que l’on nomme IA. À tel point que l’on ne sait plus si un algorithme aussi sophistiqué soit-il que celui de Parcoursup est basé sur des formes plus anciennes ou si elle embarque les nouveaux modèles algorithmiques (apprentissage profond, apprentissage adaptatif, machine apprenantes en particulier). La frontière n’est en réalité pas aussi étanche que cela car l’une des définitions de l’IA est fondée sur « la reproduction de comportements humains par une machine ». A partir du moment ou une machine effectue des tâches habituellement effectuées par un humain, on pourrait penser que celle-ci est basée sur de l’IA (mais sans jamais aller voir derrière les apparences). Or l’apport principal des algorithmes récents est leur capacité à analyser des corpus de données pour en construire des modèles destinés à la prise de décision. Pour l’illustrer autrement, à l’époque précédente de ce que l’on nommait l’IA, il y avait les systèmes experts qui étaient conçus à partir d’analyses humaines de l’expérience et intégrés dans des programmes informatiques. Aujourd’hui, ce ne sont plus les humains qui donnent leurs règles en amont de la programmation, ce sont les algorithmes basés sur l’apprentissage profond et des données nombreuses (big data). En quelque sorte, le système expert se passe de l’humain pour construire son modèle en utilisant des « bases de données ». L’analogie avec l’enseignement d’une part, le cerveau d’autre part, alimente les rêves et les fantasmes.
Se protéger du monde ?
A lire les publications de toutes sortes qui concernent le numérique et l’éducation, on entend d’un côté les traditionnels zélateurs et de l’autre les habituels détracteurs. Ce sont actuellement ces derniers qui ont le vent en poupe : face à des dangers de toute nature (cf actuellement l’immigration), le mouvement social serait de se créer une sorte de bulle protectrice : on met des barrières sur les questions posées, et on évite d’aller voir plus loin. La généralisation rapide des smartphones et des réseaux sociaux numériques (2004 – 2010 – 2023) concerne d’abord toute la population et transforme progressivement les manières du vivre ensemble (recherche de confirmation, transformation du relationnel…) mais aussi du faire société (violence verbale, propos à l’emporte-pièce, …). Le monde scolaire peut-il ou doit-il rester en dehors de ces questionnements ? Non, s’il se considère comme intégré à la société elle-même (éducatif), oui ,s’il se considère comme « à distance » (sanctuaire). C’est une conception d’éducation qui est en jeu ici et c’est le repli (sur soi) actuel des modes de pensée face à une représentation des périls actuels, dont le numérique et les écrans sont désormais un élément.
Une histoire de renoncement et d’évitement
Et il y a le passé du numérique en éducation. Dès le début des années 1980 et en particulier avec le plan Informatique pour Tous (IPT) de 1986, un fossé s’est creusé au sein même du système scolaire. Le passage du XXè au XXIè siècle a été marqué par une accélération dans la volonté publique de situer le numérique en éducation : arrivée d’Internet, bulle économique, arrivée des téléphones portables etc… Il semblait nécessaire de faire quelque chose en éducation comme en a témoigné la création du B2i (Brevet Informatique et Internet). Malgré l’intérêt de certains pour développer des compétences dans ce domaine à l’école, la grande majorité de la population (et en particulier les enseignants) a mis de côté cette question à tel point que l’on retrouve rapidement les clivages sociaux autour du numérique : fracture, vulnérablités, inégalités…. Le monde scolaire n’a pas pris la mesure de ce qui se passait dans la société et, déjà à ce moment là, il s’est mis « en bordure » de la société qui se numérise rapidement. Et ce ne sont pas les grands messes du numérique éducatif (Educatech, Ludovia)qui ont amélioré les choses, trop ancrées sur un entre-soi qui associe les zélateurs et les entreprises commerciales sous la protection des pouvoirs publics. Ce ne sont pas non plus les plans d’équipement massif des élèves qui ont, parfois, renforcé la méfiance des équipes enseignantes et même des familles. Cependant ces responsables n’ont pas su développer une vision globale (pourtant impulsée en 1997 dans le rapport Gérard) et donc des actions stables et durables.
Le ludique et ses mécaniques : base des distractions addictives ?
Face à cela il y a des familles, de foyers, déboussolés quant aux attitudes éducatives à tenir. Il y a aussi des « industries de la captation » qui, dans la lignée d’une société libérale appuyée sur la publicité et les médias, ont progressivement transformé nos manières de voir, nos manières de sentir, nos manières de percevoir. L’industrie du jeu a su construire en parallèle un univers qui lui est propre et qui repose justement sur des mécanismes de captation qui concurrencent, chez de nombreux jeunes les médias plus anciens comme la télévision. Cette industrie a su s’associer aux possibilités offertes par les réseaux sociaux numériques et les pratiques propres au mécaniques de jeu (destinées à capter l’attention) pour étendre son emprise sur certains jeunes.
Une instrumentalisation entre magie et défiance
Dès lors le monde scolaire s’est aussi retrouvé concurrencé et la déploration très fréquentes de la « perte d’attention et de concentration » des enfants à l’école le confirme : il faut mettre à distance le numérique. Les pouvoirs publics s’orientent désormais vers une culpabilisation des parents qui, pour certains, deviennent de plus en plus durs et même agressifs avec l’école. Derrière cela, il y a la confirmation d’une angoisse collective face à une société (et son système scolaire) qui, après le rêve des trente glorieuses, ne parvient pas à offrir des perspectives positives, amenant chacune et chacun à se « défendre ». L’exemple le plus significatif est probablement celui de l’orientation scolaire des enfants qui est au coeur des préoccupations des parents et pour laquelle les moyens numériques jouent un rôle. En 1987, un parent venait voir un marchand d’ordinateurs familiaux et lui demandant de lui trouver une machine et des logiciels qui permettraient à leur enfant de réussir. En 2023, un ministre abonde dans ce sens en proposant des solutions informatiques (MIA), sans se rendre compte qu’il alimente encore davantage les peurs des familles. Le numérique et l’école n’ont qu’à bien se tenir : l’instrumentalisation de l’un et de l’autre sont bien en cours… mais au service de quel projet ?
Bruno Devauchelle