Décidément la labellisation des manuels voulue par le ministre fait couler beaucoup d’encre, Claude Lelièvre, historien, revient sur l’histoire des manuels scolaires en France.
En octobre, le ministre de l’Éducation nationale a lancé l’idée de « labelliser » les manuels scolaires. Elle a été reprise en novembre dans le cadre de l’annonce d’un « « choc des savoirs » et précisée par un mail de Gabriel Attal : « les manuels du premier degré dont l’efficacité a été prouvée par la science et la pratique bénéficieront désormais d’une labellisation » .
Qui décidera de cette « efficacité » et prononcera la « labellisation ministérielle » ? Avec quelle légitimité ? Mystère. La question du choix des manuels scolaires a été une question vive lors de l’instauration de l’École républicaine et laïque sous la Troisième République. Et son rappel historique devrait sonner comme un rappel à l’ordre en ces temps de flottements républicains.
Le 6 novembre 1879, le directeur de l’Enseignement primaire, Ferdinand Buisson, dans une note adressée au nouveau ministre de l’Instruction publique Jules Ferry, indique qu’« il y aurait de graves inconvénients à imposer aux maîtres leurs instruments d’enseignement » et qu’« il n’y en a aucun à leur laisser librement indiquer ce qu’ils préfèrent ».
En conséquence, le ministre de l’Instruction publique Jules Ferry signe le 16 juin 1880 un arrêté qui fait largement appel au concours des enseignants. « Art 1 : Il est dressé chaque année et dans chaque département une liste des livres reconnus propres à être pris en charge dans les écoles primaires publiques. Art 2 : à cet effet, les instituteurs et institutrices titulaires de chaque canton réunis en conférence spéciale, établissent une liste des livres qu’ils jugent propres à être mis en usage dans les écoles primaires publiques. Art 3 : Une commission composée des inspecteurs primaires, du directeur et de la directrice des écoles normales et des maîtres-adjoints de ces établissements révise les listes cantonales et arrête le catalogue pour le département. »
Dans sa circulaire du 7 octobre suivant, Jules Ferry ne fait pas mystère de ce qu’il a en vue en indiquant que « cet examen en commun deviendra un des moyens les plus efficaces pour former l’esprit pédagogique des enseignants, pour développer leur jugement, pour les façonner à la discussion sérieuse, pour les accoutumer, surtout, à prendre eux-mêmes l’initiative, la responsabilité et la direction des réformes dont leur enseignement est susceptible. »
Le 13 octobre 1881, une circulaire adressée aux recteurs établit, pour les professeurs de collèges et lycées, des réunions mensuelles en leur confiant, entre autres attributions, le choix des livres de classes. Cette réglementation ne subit aucune modification jusqu’à la fin de la troisième République. L’arrêté du 24 juillet 1939 crée les « conseils d’enseignement » et leur attribue le choix des manuels (un pour les disciplines littéraires, un pour les disciplines scientifiques, un pour l’histoire-géographie, un pour les langues vivantes). Ces conseils d’enseignement choisissent les livres et le matériel d’enseignement.
L’École républicaine instituée sous la Troisième République s’est distinguée nettement de ce qui l’a précédé dans ce domaine. On peut en prendre pour exemple ce qu’il s’est passé avant, lorsque François Guizot a fait de l’École primaire une « affaire d’État ». Il a mis en œuvre ce qui avait été préconisé par Victor Cousin en faisant composer et éditer des manuels officiels pour l’enseignement primaire. « L’instruction peut et doit être unie […] Cette unité demande surtout un certain nombre d’ouvrages spéciaux sur chacun des objets de l’instruction primaire […] qui soient répandus sous les auspices du gouvernement dans toutes les écoles publique » (Victor Cousin, Archives parlementaires, deuxième série, tome 84, p.57). Cinq manuels officiels paraissent donc sous le ministère de Guizot : « L’alphabet et premier livre de lecture », le « Livre d’Instruction morale et religieuse », une « Petite Arithmétique raisonnée », une « Petite Grammaire », et enfin les « Premières leçons de Géographie, de Chronologie et d’Histoire ».
Inversement, dès l’arrivée de Philippe Pétain au pouvoir, un décret du 21 août 1940 a mis un terme à l’attitude libérale qu’avaient manifesté dans le domaine des choix des manuels les gouvernements successifs de la Troisième République. Ce décret ne traite plus de la liste « des livres propres à être mis en usage » mais de celle « des livres dont l’usage est exclusivement autorisé ».
A la Libération, le 9 août 1944, une Ordonnance du Gouvernement provisoire de la République française annule tous les actes constitutionnels ou réglementaires promulgués sur le territoire national postérieurement au 16 juin 1940, notamment « tous les actes relatifs à l’interdiction de livres scolaires ou instituant des commissions à l’effet d’interdire certains livres ».
Pour conclure en bon républicain – contrairement à d’autres qui ne le sont guère – on mettra en exergue la réponse du ministre de l’Éducation nationale Alain Savary à une question écrite de parlementaires en avril 1984 à propos d’un manuel incriminé : « Le ministre ne dispose pas du pouvoir d’injonction lui permettant de faire retirer ni même de faire amender un ouvrage. Il n’exerce aucun contrôle a priori sur le contenu des manuels scolaires et il n’a pas l’intention de modifier la politique traditionnellement suivie à cet égard. Il n’existe pas de manuels officiels, pas plus qu’il n’existe de manuels recommandés ou agréés par le ministère de l’Éducation nationale . Il y a eu dans le passé des tentatives allant dans ce sens, avec risques de censure . La liberté des auteurs et des éditeurs doit être entière sur tout ce qui touche à la conception, à la rédaction, à la présentation et à la communication des ouvrages qu’ils publient».
Claude Lelièvre
Dernier livre paru : « L’école républicaine ou l’histoire manipulée ; une dérive réactionnaire » (Le Bord de l’eau, 2022)