Les résultats de PISA 2023 viennent de tomber et l’enseignement des mathématiques en France traverse une grave crise, dont les facteurs sont multiples : choix politiques, idéologiques et pédagogiques contestables, difficultés à faire face à la massification de l’enseignement, désacralisation du statut de l’enseignant qui n’est plus la seule source d’accès aux contenus bruts (internet, Chapt Gpt), perte progressive du sens des enseignements dans la période moderne qui a vu arriver la spécialisation des disciplines, certes nécessaire, mais qui a produit un savoir morcelé, atomisé même, qui a perdu de son unité. La connaissance est maintenant trop souvent réduite à un outil, voire, comme les mathématiques, à un simple instrument de sélection, au détriment de son sens. Comment retrouver du goût et de la motivation dans ces conditions ? Francis Loret, lauréat du grand prix du Jury au Forum des enseignants innovants 2014, professeur agrégé de mathématiques et responsable du groupe Vulgarisation et Diffusion de la Culture Scientifique de l’IREM de Marseille nous propose son analyse quant à la situation des mathématiques et des pistes d’actions concrètes mises en œuvre dont le projet Mathéopolis.
Les mathématiques, une discipline difficile et exigeante à plusieurs titres
Cette discipline si particulière pose de multiples difficultés : elle confronte nos élèves au symbolisme et à la nécessité de construire des images mentales pertinentes de concepts fondamentalement abstraits. Elle présuppose une maîtrise technique non négociable, qui s’appuie sur un travail de répétition continu et régulier. Elle apparaît souvent comme une discipline éloignée du réel et du vivant, car on y manipule un formalisme parfois hermétique, qui expose des concepts forgés par des savants morts pour la plupart depuis des siècles.
En parallèle, nos élèves sont sur-sollicités par une société trop souvent axée sur le plaisir immédiat, à en perdre le goût à l’effort. Prenons l’exemple de la musique, dont la finalité est pourtant le plaisir de jouer : il devient très difficile de convaincre un adolescent de faire des gammes et de travailler le solfège alors qu’un clavier relié à un ordinateur permet instantanément de « faire du son ». En conséquence, les adolescents non poussés par leurs parents désertent les conservatoires, remplis d’enfants de musiciens eux-mêmes. Il en va de même pour les mathématiques où, en terminale spécialité maths et plus encore en classe préparatoire, on trouve beaucoup d’élèves poussés dans le dos par des parents profs ou ingénieurs.
Travailler à contre-courant de cette tendance est une tache prométhéenne. Par quel bout prendre le problème ? Repartons du mot « savoir », qui vient du latin « sapere » qui signifie « goûter, savourer ».
Redonner du goût au savoir mathématique
Le préalable à l’engagement de nos élèves serait bien de redonner du goût au savoir mathématique dans toutes ses dimensions, celle d’une aventure intellectuelle incroyable quand on cherche un problème sans connaître le chemin qui va nous mener à la solution ; celle du langage des autres sciences, quand on apprend que des chercheurs en mathématiques sauvent des vies en calibrant au plus juste les dosages thérapeutiques en médecine ; celle d’une discipline qui nous fait toucher du doigt un brin d’éternité, quand on sait qu’une preuve établie le sera pour toujours ; celle de la structuration de l’esprit pour penser de manière juste, rigoureuse et construite ; celle de l’abnégation aussi que demande un travail motivé pour en maîtriser les outils ; mais celle surtout qui permet de revivre la passion des hommes et femmes qui ont forgé son contenu, à des époques où les savants s’intéressaient en même temps à tous les pans de la connaissance. Il s’agirait donc de montrer le caractère profondément vivant de l’aventure mathématique, qui dit beaucoup de chose sur notre humanité, qui montre que les concepts se sont construits au fil du temps grâce à une grande chaîne de passionnés qui se tiennent la main, de générations en générations, chacune s’appuyant sur les avancées de la précédente, par-delà les différences culturelles et religieuses. Une discipline universelle en somme. Un terrain neutre en tout cas. A méditer, dans une époque rongée par la division.
Mais la tâche est lourde pour l’enseignant, finalement toujours seul face à ses élèves entre quatre murs. C’est pour cela que j’ai pris le parti d’adosser mon travail de classe il y a des années aux actions de Maths Pour Tous, une association marseillaise loi 1901, pour ouvrir les possibles dans le cadre d’un collectif. Mes élèves s’inscrivent dans les actions de cette association, qui organise bénévolement des conférences grand public, des Congrès MATh.en.JEANS qui regroupent des centaines d’élèves à chaque édition, des Forums des mathématiques où se côtoient plusieurs milliers de scolaires et des chercheurs. On la trouve également impliquée dans les actions gratuites pour les élèves du Centre International de Rencontres mathématiques de Marseille (C.I.R.M.), dans toutes sortes de concours variés qui font voyager profs et élèves de Paris à Copenhague, d’Ajaccio à Los Angeles… toutes ces manifestations s’appuyant sur des rencontres transgénérationnelles, où nos élèves côtoient de grands chercheurs qui incarnent le fait que cette discipline se joue dans le présent, et dans la vraie vie. Cela constitue un apport d’oxygène considérable dans notre pratique d’enseignant où nous nous sentons souvent impuissants à changer seul la donne face aux difficultés et à la démotivation des élèves qui nous sont confiés.
Forger ses propres outils
En parallèle, nous construisons collectivement dans la joie nos propres outils, adaptés aux besoins que nous avons identifiés : Comment faire que l’histoire des maths en classe ne se réduise pas à des anecdotes, mais qui place le savoir mathématique au cœur même du continuum historique ? Comment rendre compte de la vie grouillante de cet univers ? Comment montrer aux élèves que les mathématiques se déclinent au présent ?
Pour y répondre, nous avons par exemple lancé le projet Mathéopolis, qui prend corps pour l’instant sous forme d’une collection d’ouvrages très particulière, entre le roman, la BD et le manuel de mathématiques. Mais d’autres supports sont en train de naître, puisque le C.I.R.M. s’en est inspiré pour réaliser un Escape Game Mathéopolis qui circule dans les établissements de la région.
Le scénario s’appuie sur un personnage fictif du nom de Laurence Guerney, une jeune fille de 14 ans qui acquière le pouvoir de se projeter mentalement dans « la cité des maths », une ville hors de l’espace et du temps dans laquelle son père, un scientifique de renommée internationale qui a mystérieusement disparu, s’est réfugié. Orpheline, Laurence vit alors chez son grand-père, un ancien pêcheur, dans le quartier du Panier à Marseille. Ses résultats scolaires sont en chute libre. Le moral est au plus bas. Mais un jour, un banal exercice de collège lui ouvre la porte d’un monde insoupçonné. Son Papé lui propose alors d’explorer les étranges carnets de voyage de son père qui racontent comment il avait acquis le pouvoir de se projeter dans Mathéopolis, la cité des maths. L’architecture et les plans de la ville rendent compte de l’organisation même des maths et Laurence y rencontre les nombres et les figures devenus des êtres à part entière qui prennent mystérieusement vie dans cet univers. L’abstrait devient concret. Dans un savant mélange de fiction et de réalité, notre héroïne y rencontre aussi les penseurs qui ont rejoint l’éternité des idées mathématiques, comme Pythagore, Thalès, Euclide, Al Khwarizmi,… Auprès d’eux, les concepts vont devenir pour elle des êtres familiers, son niveau va exploser et elle va comprendre comment les notions sont nées historiquement, « dans leur jus », initiée par ceux qui en sont à l’origine.
Mais nous y injectons aussi le réel : grâce au dynamisme et à l’ouverture de ses profs de collège, elle va fréquenter dans son quotidien les vrais chercheurs de la communauté scientifique marseillaise qui, au quotidien, bâtissent le futur tout en donnant beaucoup de leur temps pour former bénévolement la jeunesse.
Comme certains de mes élèves, notre héroïne va ainsi être formée au Club de maths de Marseille dirigé par Julien Cassaigne, double médaillé aux Olympiades Internationales ; elle va suivre les travaux de Dominique Barbolosi, qui tous les jours sauve des vies en rendant plus performants les traitements contre le cancer grâce aux mathématiques ; elle va participer aux stages de recherche de l’IREM de Marseille initiés par Christian Mauduit et aux manifestations du C.I.R.M. où Pascal Hubert, son directeur, met gratuitement et bénévolement à disposition des lycéens les locaux d’un des plus prestigieux centre de rencontre de mathématiciens du monde ; elle va vivre les Forums, les Congrès et participer aux concours nationaux et internationaux grâce au dynamisme de Laurent Beddou, vice-président de l’association et véritable cheville ouvrière de ses actions.
Et progressivement, l’univers de Mathéopolis et le monde réel vont fusionner pour ne faire qu’un : si Laurence travaille la géométrie du triangle auprès du grand Euclide d’Alexandrie dans Mathéopolis, dans le monde réel elle va découvrir ses applications modernes fantastiques (imagerie médicale 3D, datation de l’âge des astéroïdes…) auprès de Jean-Luc Mari.
Et l’outil se montre efficient. Nous utilisons notamment dans le cadre de nos cours le Tome 0 : Origine et Pouvoir des mathématiques pour faire de l’histoire des maths sans avoir besoin de prendre du temps sur l’avancée du programme, la lecture se faisant à la maison, idéalement en liaison avec le professeur de français. Pour simplifier l’évaluation, nous avons mis en ligne sur le site mathéopolis.org un test permettant de valider les acquis des élèves suite à la lecture de l’ouvrage.
Le tome suivant est en cours d’écriture à plusieurs mains. Il traitera de la notion de pente au sens le plus large (proportionnalité, configuration de Thalès, trigonométrie… jusqu’au nombre dérivé et une première approche du concept d’équations différentielles), en attendant de démarrer la préparation du prochain Forum des mathématiques. Car c’est aussi ce qui est enthousiasmant dans notre métier : tout est toujours à recommencer.
Propos recueillis par Aurélie BADARD
Sites : matheopolis.org / maths-pour-tous.org/