Après une rentrée où le port de l’abaya a cristallisé les débats médiatiques sur l’islam, l’enseignement du fait religieux ne bénéficie pas d’un contexte apaisé. Pourtant, dans son école parisienne des Cheminets, Anaïs Julien libère la parole de ses élèves plutôt que de l’interdire. Iels apprennent à distinguer croire et savoir et construisent des connaissances pour comprendre la pluralité des convictions et déjouer les assignations.
« Chut, chut, on n’a pas le droit d’en parler à l’école » explique Milan* à son camarade dans la cour de récré de l’école des Cheminets à Paris. Mais quel est donc ce sujet a priori si tabou ?
« Il a fallu déconstruire cette idée qu’il était interdit d’aborder la religion à l’école. Beaucoup d’enfants pensaient que l’on n’avait pas le droit » explique Anaïs Julien, enseignante des CM1 dans cette école REP+ du 19ème. « Nous avons (re)défini la laïcité et les droits qu’elle implique pour lever cette confusion. » L’article 3 de la charte de la laïcité à l’école l’énonce clairement : « La laïcité garantit la liberté de conscience à tous. Chacun est libre de croire ou de ne pas croire. Elle permet la libre expression de ses convictions, dans le respect de celles d’autrui et dans les limites de l’ordre public. »
Lever les implicites
C’est ainsi qu’Anaïs a décidé d’offrir un espace de paroles à ses élèves sur le sujet de la religion. « Ils se posent beaucoup de questions, avec des méconnaissances et parfois des idées fausses. Ils se construisent des interdits qui n’en sont pas. » Elle se souvient de l’année passée et d’un refus de trois élèves d’entrer au mémorial de la Shoah et à la synagogue, pensant qu’ils n’avaient pas le droit car ils étaient musulmans. « Ils avaient peur de trahir leurs parents, de ne pas respecter les règles religieuses de la maison. » Après en avoir parlé avec les familles, la professeure des écoles a perçu le silence qui entourait le sujet à la maison et les fantasmes engendrés. « Les parents ont immédiatement démenti l’interdiction auprès des enfants qui ont découvert, soulagés, qu’ils avaient bien le droit à ces visites. C’est important d’en discuter avec les familles. De lever les implicites, les malentendus. »
Une problématique que note en effet l’historienne Isabelle Saint Martin, ancienne directrice de l’IREL (Institut d’étude des religions et de la laïcité) et autrice de « Peut-on parler des religions à l’école ? » (Albin Michel 2019): « La difficulté surgit lorsque l’on se trouve confronté à un conflit de loyauté. Lorsque les élèves ont le sentiment que ce qui leur est enseigné vient contredire ce que leur attachement familial ou identitaire peut être amené à revendiquer. Lorsque l’élève a le sentiment que cela heurte ses convictions. »
Mais même si l’enseignement du fait religieux peut en effet être intimidant – en particulier dans un contexte d’instrumentalisation de la laïcité et de stigmatisation de certaines religions renforçant une hésitation à laisser une expression libre- Anaïs se lance, déterminée. « Dire qu’il y a des gentils et des méchants ne peut répondre à la complexité du monde ! Même si j’ai souvent l’impression d’avancer en marchant sur des œufs, cela me paraît essentiel de donner ces espaces de verbalisation et des connaissances susceptibles de faciliter aussi le vivre ensemble. » Elle s’appuie alors sur « l’arbre à défi », un outil proposé par l’association Enquête qui conçoit des supports pour permettre de travailler ces sujets de manière apaisé et réfléchi. Profitant d’une formation de la circonscription voisine faite sur son temps personnel, elle travaille depuis à partir de ce jeu pour faire découvrir, clarifier des notions grâce à des discussions au cours desquelles elle prend soin de s’effacer pour favoriser les interrogations des élèves.
Pédagogie du questionnement
La première séance introductive porte sur la distinction entre croire et savoir. A partir de plusieurs affirmations telles que « il y a un planisphère dans la classe/ il y a un planisphère dans la classe d’à côté / l’eau gèle à 0 degré / les hommes préhistoriques ont peint dans les grottes / Dieu a créé le monde », Anaïs invite ses élèves à définir si on peut le croire ou si on peut le savoir, ou pas. Cela entraîne une sériation des explications. Vérifier, expérimenter, observer, penser, supposer…deviennent des éléments de différenciation entre savoir et croire.
Puis les séances suivantes se construisent autour d’un jeu de cartes présentant des concepts à définir. Chaque équipe de trois fait deviner la définition d’un mot en proposant deux affirmations fausses et une vraie (l’équipe dispose d’éléments de connaissance sur la carte). Chaque équipe doit se mettre d’accord à la fois sur ses trois propositions et sur la validation de celle des autres. Chaque notion validée permet d’obtenir une feuille à un arbre que la classe habille collectivement. Définitions, savoirs, débats, remises en question des stéréotypes, des amalgames et des assignations… alternent au travers de cet « arbre à défis » qui aborde de manière ludique et exigeante des termes tels que « laïcité », « Aïd el Kébir » , « bible», « polythéisme », « athée », « christianisme », « juif », « israélien », « musulman », « arabe »…. « C’est l’occasion de différencier la religion, de l’origine, de la nationalité ou de l’identité. D’aborder la notion de culture à travers les langues, les fêtes, les traditions… » commente l’enseignante. « C’est aussi pour eux la découverte que l’on pouvait ne pas croire en un Dieu, que la conviction est une notion qui dépasse les religions. Ou encore que l’on est fait d’identités multiples ». Certain.es réinvestiront cette forme de questionnement en visionnant des videos sur tiktok, tentant de vérifier s’il s’agit d’une infox ou pas.
« Un des intérêts forts c’est aussi de percevoir que la croyance reste très personnelle, qu’il existe une pluralité des points de vue, plusieurs manières de vivre sa religion, qu’il n’y a pas une norme unique de pratiques » poursuit la professeure des écoles. « Cela incite à situer ses croyances dans le respect de celles des autres, de se libérer de potentielles injonctions ou jugements. »
Et en effet, ce travail offre un autre climat de classe. « Il est plus évident de reprendre un enfant lorsqu’il advient un non-respect de l’autre ; cela n’apparaît plus comme un conflit, mais comme un rappel au droit d’être différent » constate Anaïs.
Sous l’angle des arts
En France, le choix a été fait de ne pas consacrer une matière dédiée à l’enseignement du fait religieux, afin d’éviter toute confusion avec un catéchisme. C’est à travers les diverses disciplines (EMC, histoire, histoires des arts, français, sciences…) que ces faits sont contextualisés, situés dans une perspective littéraire, artistique, historique… Loin du prosélytisme et loin de juger les croyances de chacun.e, l’enseignement du fait religieux permet de redéfinir la laïcité comme un droit. Isabelle Saint Martin indique ainsi que « traiter des faits religieux dans le cadre de la scolarité, c’est mettre en pratique l’esprit de la laïcité qui les aborde sous l’angle de la connaissance, et non sous celui de la transmission de la foi ou du partage d’expérience. »
En lien avec la journée de la laïcité du 9 décembre, l’enseignante a prévu de décentrer les regards hors de la classe en visitant divers lieux de cultes : la Sainte Chapelle et la Grande Mosquée. Elle prolongera également le travail en histoires des arts, pour donner des repères et montrer comment la religion, malgré une sécularisation importante de la société, continue d’être présente sous forme culturelle.
Anaïs relève que l’outil et l’expérience lui ont permis d’être plus à l’aise avec le sujet. « Même si cela prend du temps sur le programme et que c’est un enseignement de longue haleine, même si la posture de neutralité n’est pas une évidence mais une mise à distance à travailler, on ne peut pas faire semblant que la laïcité est claire. Les enfants sont en demande de la comprendre et il nous faut les accompagner. »
Cerise Lenoir
*Le prénom a été changé