Dès sa conférence de rentrée, Gabriel Attal annonçait que plus une seul heure de cours ne serait perdue à cause de la formation des enseignants. Cette annonce, faite à quelques jours de la rentrée, est venue chambouler l’organisation des plans de formations décidés longtemps à l’avance. Une annonce faite en dépit des très nombreuses recherches qui rappellent que la souffrance au travail et, donc le manque d’attractivité des métiers du professorat, est aussi liée au manque de formation. Cette annonce, elle ne passe pas pour Daniel*, professeur de français en Seine-Saint-Denis, et formateur depuis 10 ans. Cette année, il a décidé de refuser d’animer des temps de formation. Il explique les raisons de ce refus.
Formateur d’enseignantes et d’enseignants (de la maternelle à l’université) depuis bientôt 10 ans, professeur de français en Seine Saint-Denis depuis bientôt 20 ans, témoin du fait que des collègues ont repris goût au métier et ont retrouvé le sens de leur travail après avoir vécu des formations, je vais pourtant être contraint de refuser d’en animer.
En effet, à l’occasion de cette rentrée 2023, nous avons appris que les formations devront avoir lieu en dehors du temps professionnel. L’objectif est qu’« à l’horizon de la rentrée 2024, 100 % des formations [soient] assurées en dehors du temps de face-à-face pédagogique ». C’est pourtant contraire au travail des enseignantes et enseignants, comme aux missions des personnes qui les forment.
Pourquoi ce refus ?
Avant tout, les enseignants ne sont pas « face-à-face » par rapport aux élèves. Dans une classe, la priorité nationale est de former des citoyens, c’est-à-dire « de l’école au lycée, […] s’adresse[r] à des citoyens en devenir qui prennent conscience de leurs droits, de leurs devoirs, de leurs responsabilités ». Nous sommes donc, en classe (comme en formation), AVEC nos élèves. Chaque jour, nous cherchons la meilleure manière de mettre en place des situations d’apprentissage qui permettent à chaque élève d’acquérir des connaissances en s’appuyant sur le groupe. Cela contribue à constituer la classe en un collectif de recherche qui formule et institutionnalise, avec l’aide du professeur, les savoirs et règles à apprendre. C’est ce qui permet à chaque élève de dépasser ses confusions, ses lacunes, de développer compétences et culture.
Si nous pensions que le groupe classe n’était pas nécessaire, il suffirait, comme nous l’avons précisément connu pendant les confinements récents, que chaque élève soit seul devant une machine. Nous avons pu constater à quel point cela a été déstructurant pour les élèves tant au niveau des apprentissages que des liens sociaux.
Il en est de même pour les enseignants. Nous avons besoin, nous aussi, d’être réunis, en groupe, en présences issues d’horizons différents, d’approches disciplinaires différentes –voire de terrains d’exercice différents–, pour nourrir et mettre en questionnement nos pratiques pédagogiques et trouver les meilleures manières d’enseigner pour nous et nos élèves.
Ainsi, quand des enseignants se forment, ils sont, effectivement, physiquement absents de leurs cours. Cependant, ils travaillent POUR et AVEC leurs élèves en tête. Ils sont mentalement présents avec leurs classes. Et, quand ils reviennent en cours, ils sont davantage prêts à aborder les difficultés des élèves par d’autres biais.
Ceci implique un double constat.
Pour être sérieusement formés : les enseignantes et enseignants ont besoin d’être formés en groupes et en présence (pas en trinômes, binômes, face à face ou à distance) et les enseignantes et enseignants ont besoin d’un temps spécifique (et pas après leurs heures de cours, entre deux cours, les jours de fins de semaine ou les jours de vacances).
Être en présence, en groupe, dans un temps prévu, permet de vivre, partager et analyser des situations grâce auxquelles il est possible d’« élaborer l’expérience », de « provoquer le dialogue » et d’ouvrir des possibles.
Ne pas tenir compte de ces constats, c’est non plus former les enseignants, mais tout juste, et dans le meilleur des cas, les informer. C’est aussi aller à l’encontre des principes étudiés lors de la certification nationale de Formateur Académique (CAFFA) et des raisons pour lesquelles je suis devenu formateur.
Pourquoi je suis devenu formateur ?
En 2005, lors de mon entrée dans le métier, ce sont les formations, c’est-à-dire des formatrices et des formateurs intervenant pendant le temps professionnel, qui m’ont permis d’avoir le temps de devenir un (meilleur) enseignant pour et avec les élèves.
En entrant dans le métier, j’ai plongé dans la complexité de l’enseignement. J’ai été dépassé par la multitude de choix qui fait le quotidien de notre activité. J’ai immédiatement constaté qu’« enseigner, c’est prendre des décisions », sans cesse, avant, pendant et même après les cours. Dans ce tourbillon, un repère solide : la formation. Formation de l’académie de Créteil ; formation en lisant notamment les Cahiers pédagogiques, revue conseillée par une formatrice de Créteil et, plus particulièrement, formation animée par des représentantes et représentants du mouvement de recherche et de formation en éducation – reconnu d’utilité publique : le Groupe Français d’Éducation Nouvelle (GFEN). Elles et ils étaient venus faire vivre à l’équipe pédagogique dont je faisais partie, sur le temps des heures de cours, des démarches pour nourrir et interroger nos positionnements.
Ce temps précieux m’a permis de me construire quelques repères –toujours à actualiser– pour effectuer mes choix, de trouver les priorités cohérentes avec les cadres de l’institution et des programmes. Surtout, cela m’a permis –et me permet encore– dans mes cours, d’embarquer les élèves dans des travaux d’exploration littéraire, de les engager dans l’écriture et la prise de parole, d’étudier la langue française avec eux. J’ai pu mettre en place des activités qui font sens pour eux comme pour l’enseignant, et qui les font progresser dans leur conquête de la culture écrite.
Quand on m’a proposé de devenir formateur, j’ai accepté parce que j’expérimentais les effets de ces apports déterminants et fondamentaux dans mes classes.
J’ai constaté que, pour faire évoluer nos pratiques et nos positionnements, il nous faut vivre nous-mêmes des moments de travail ensemble qui permettent de découvrir qu’il y a d’autres manières possibles de mettre en œuvre les mêmes programmes, et lesquelles, parmi ces autres manières, ont du sens et parvenir à faire vivre aux élèves ce que nous avons vécu : une découverte, redécouverte, des questions et savoirs, parfois millénaires, que nous transmettons et leur histoire.
C’est ce que je fais vivre, depuis des années, à des enseignantes, des enseignants, des personnels de direction et d’encadrement, des inspectrices et des inspecteurs, des collègues de la maternelle jusqu’à l’université, en passant par les lycées professionnels et techniques, les IUFM, puis ESPE puis INSPE.
Cette année, je devais encore le faire.
Je voudrais encore le faire.
Une décision ministérielle qui contredit les priorités nationales et académiques
Il y a un réel problème d’effectif d’enseignants. Mais supprimer la formation sur le temps de travail, pour la déplacer sur des temps où les enseignants ne doivent pas être pris dans leur journée de travail, ce n’est pas résoudre tout ou partie de ce problème, c’est l’accentuer.
Les personnels formés ne seront pas disponibles, seront tout juste informés de manières d’exercer leur métier. Nous savons bien, pourtant, que « chacun ne reçoit pas en partage une expérience prête à l’usage ». Les enseignantes et enseignants ont besoin d’un lieu et d’un temps pour comprendre et prendre conscience de possibles permettant d’étendre la palette de leurs outils et gestes professionnels. Il leur faut traverser d’autres pratiques qui interrogent nos pratiques quotidiennes, qui poussent à penser et voir différemment ce qui est proposé à chaque élève toujours singulier, chaque classe toujours unique.
Ces défis, chaque fois nouveaux, se présentent en termes de difficulté, de rapport à l’apprentissage. Mais si un sentiment d’impuissance à faire progresser les élèves persiste, le nombre de personnels démobilisés continuera à augmenter. Le problème d’effectif ne fera, en fait, qu’empirer.
Chercher à résoudre le manque d’enseignants en modifiant la forme des temps de formation est une destruction du contenu –et du sens même– de ces formations. Le message de ces formations est directement atteint par l’altération du medium qui est annoncé.
Nous le savons au moins depuis 1964, quand Marshall Mc Luhan écrivait : « le médium, c’est le message ». Supprimer les temps de travail longs durant le temps professionnel, indispensables pour objectiver les difficultés rencontrées, au profit d’« extension du calendrier » et d’« hybridation des formations » va accentuer la distance entre enseignants. Dans les faits, c’est détruire leur formation continue.
Seul le temps long, inclus dans le temps de travail professionnel, permet de se former, de réfléchir à ses pratiques, d’en vivre de nouvelles. Car c’est accepter un temps où nous prenons le risque de changer, d’évoluer.
Ce qui nous est imposé est d’ailleurs contraire aux conclusions du Grenelle de l’éducation, qui insistaient pourtant sur l’importance de la formation.
Cela contredit aussi les priorités académiques de Créteil qui mettent judicieusement en avant « la maîtrise et le partage des savoirs, la construction de trajectoires de réussite, l’ouverture sur le monde, la qualité de la vie professionnelle ».
Dans le cadre de temps de travail inclus dans le temps professionnel, les formations peuvent rester des moments de transformation de notre rapport à ce métier qui évolue sans cesse, pour et avec les élèves.
C’est cela, notre travail à nous, enseignantes et enseignants ; pour que nos élèves (re)trouvent des mobiles d’apprentissage, se mettent au travail et puissent développer leur pensée, agir dans et pour notre monde qui change.
Daniel*, un enseignant formateur qui ne sera plus formateur cette année
*pseudonyme
« J’enseigne, oui, j’enseigne, et quand puis-je apprendre ?
Grand Dieu, je ne suis pas aussi savantissime
que ces messieurs de la Faculté de Philosophie.
Je suis bête. Je ne comprends rien à rien.
Je suis donc forcé de boucher les trous de mon savoir.
Et quand puis-je le faire ? »
Bertolt Brecht, La vie de Galilée (1955).
Traduction d’Eloi Recoing
« Les milieux ne sont pas des contenants passifs,
mais des processus actifs. »
Marchall Mc Luhan, Pour comprendre les médias (1964).
Extrait de l’introduction à la deuxième édition.